Chapitre 45 - Suhua

8 minutes de lecture

1er juin – 23 heures 01

Nagasaki

Felix et moi sommes dans le quartier chinois depuis quatorze heures cinquante, pourtant nous n’avons pas encore tout vu. Nous sommes arrêtés dans notre balade par une pluie battante qui se met à tomber. Les marchands rangent précipitamment leurs stands et les gens rentrent chez eux. Les ruelles pavées et ruisselantes sont vite désertées, et je me retrouve seule avec Felix, sous une pluie diluvienne, dans le quartier chinois seulement éclairé par les lanternes rouges qui pendent.

Il grogne en disant que sa veste YSL va être abîmée, mais je croise les bras :

- Et qu’est-ce que je devrais dire, moi ? Je suis en short et mon t-shirt est blanc. On va voir par transparence.

Felix tourne la tête vers moi, ses cheveux décolorés plaqués sur son visage. Je dois moi aussi ressembler à un rat mouillé, alors je ne dis rien sur son apparence.

- Il faut qu’on rejoigne la sortie du quartier et qu’on prenne un bus pour rentrer, répond-il en attrapant ma main. On va finir trempés.

- C’est déjà le cas. On est en juin, c’est pas censés être le retour des beaux jours ?

- C’est la saison des pluies, au Japon. On appelle ça tsuyu. Ce sera comme ça jusqu’à mi-juillet. Il fera chaud, mais les éclaircies seront rares, il y aura des petites bruines à longueur de journées et des pluies comme celle-ci au moins une fois par semaine. Mais Nagasaki est magnifique sous la pluie, crois-moi. Et puis, tu es bretonne, Suhua. Tu es habituée à la pluie.

- Je ne suis pas bretonne, je suis une taïwanaise née en France de deuxième génération.

- Tu es née et tu as grandi à Rochefort-en-Terre, non ?

- Oui.

- Donc tu es bretonne. Tu as la double nationalité si tu veux, mais tu restes bretonne. Et puis, personnellement, j’aime beaucoup les pluies d’été. Elles sentent meilleur.

Je tourne la tête vers Felix.

- Hein ? La pluie, c’est la pluie. Elle change pas d’odeur d’une saison à l’autre.

- Si. La pluie d’été est plus lourde.

- Une odeur n’est pas lourde.

- Je me comprends.

- T’es bien le seul.

Il sourit et court lorsqu’il aperçoit un bus au loin, m’emportant avec lui. Je manque de glisser sur les pavés mais Felix me soutient, puis nous reprenons notre course. Le bus s’apprête à redémarrer mais mon petit ami accélère. Je me mets à rire, sans trop savoir pourquoi. C’est juste amusant de courir après un bus, sous la pluie, un soir, avec mon petit ami et dans une ville étrangère. Ça me fait trop penser aux scènes de dramas chinois que je regarde.

Nous grimpons dans le bus, dégoulinants d’eau, et Felix paye les deux tickets. Il n’y a quasiment personne dans le véhicule, juste deux ados, un homme en costume et une vieille femme.

Je suis trempée, mon t-shirt colle à ma peau et on voit mon soutien-gorge, mes cheveux gouttent dans mon dos. Et pourtant je suis bien.

Felix et moi traversons l’allée du bus et nous nous asseyons dans les sièges du fond. Nous ne parlons pas. Mon petit ami est appuyé sur le rebord de la vitre et fixe la ville à travers le verre et les gouttes de pluie, l’air pensif. Nos mains sont toujours entrelacées et posées sur mes cuisses nues et trempées. Il y a des petites saletés sur le bas de mes mollets, dues à notre course sous la pluie.

En fond sonore, le conducteur du bus a mis la radio, le volume bas. J’écoute les ballades japonaises au violoncelle et piano qui passent. Les deux ados parlent à voix basse, l’homme en costume a un casque sur les oreilles, et la vieille dame lit un livre. Tout est paisible. La pluie frappant les carreaux vient s’ajouter à l’harmonie du bus.

Felix m’indique l’arrêt où nous devons descendre, et nous quittons le véhicule. La pluie s’est transformée en petite bruine alors que nous regagnons l’hôtel. Nous prenons l’ascenseur pour regagner notre chambre. Sans bruit, nous avançons dans le couloir pour ne pas réveiller les autres hôtes qui dorment. Felix déverrouille la chambre et nous y entrons. Je laisse mes chaussures sales dans l’entrée et indique à mon petit ami que je vais me doucher rapidement, juste histoire de nettoyer mes jambes, la sueur et la pluie.

Je rentre dans la salle de bain, tenant dans ma main mon short en coton et le t-shirt qui me servent de pyjama, ainsi qu’une culotte. Je n’aime pas dormir avec une brassière, ça me comprime les seins. Je le faisais au début parce que j’étais un peu gênée avec Felix, mais maintenant, je suis totalement moi et ça ne le dérange pas du tout.

Je me glisse dans la baignoire et allume l’eau chaude. Après le coup de froid que j’ai eu à cause de la pluie, ça fait du bien.

J’entends des coups à la porte.

- Suhua. Je… je peux rentrer ?

J’hésite un petit moment puis réalise qu’il a déjà tout vu de moi, et donc que je n’en ai rien à faire.

- Oui.

Felix ouvre la porte doucement et rentre, les yeux baissés vers le sol. Il se met face au miroir et se brosse les dents. Je sors de la douche et m’enroule dans ma serviette, lui laissant l’accès à la baignoire. Je m’habille et brosse mes dents à mon tour pendant qu’il se douche rapidement, puis nous regagnons la chambre. Felix retire son sweat couleur crème et je hausse un sourcil.

- Pourquoi tu l’as mis si tu dors sans ?

- Pour le style en sortant de la salle de bain.

Il a l’air tellement sérieux en disant ça que je ris.

- D’accord… Allez, au lit.

Je m’allonge sur le matelas moelleux et remonte la couette sur mes épaules. Felix se glisse à mes côtés, et je me rapproche de lui, posant ma tête sur son torse nu. Il passe son bras autour de moi et dépose un baiser sur mon front.

Je ferme les yeux et m’assoupis rapidement, épuisée par la journée de marche et la course sous la pluie.

* * *

Je sors du lit discrètement à huit heures. Felix dort encore et je ne veux pas le réveiller, surtout qu’on s’est couchés tard hier. Et puis, je veux aller parler à Karina calmement. Je me brosse les dents rapidement, enfile un pull léger et court avec un jean slim étant donné qu’il pleut, et j’attache mes cheveux en deux couettes lâches. Je mets des baskets et sors doucement de la chambre.

Je toque à celle de Karina. La sœur de Felix m’ouvre, vêtue d’une robe moulante s’arrêtant juste sous ses fesses, révélant ses cuisses voluptueuses, avec un énorme décolleté qui laisse entrevoir sa poitrine généreuse.

Je l’envie.

Ses cheveux noirs ont repoussé depuis la première fois que je l’ai vue. Elle avait une coupe à la garçonne, et maintenant ses cheveux sont au carré. Elle a mis des lentilles grises, ce qui lui permet de ne pas porter ses lunettes, et elle est hissée sur de hauts talons aiguilles. Je sens sur elle l’odeur du parfum Dior « Poison Girl », à l’orange amère, la fève de tonka et la rose de Grasse, censé être un parfum sensuel et provocant. Ses lèvres sont rouges, et elle tient à la main un recourbe-cil, je suppose qu’elle était en train de se maquiller.

- Suhua. Entre.

J’obéis. Je pénètre dans la pièce, sa chambre ressemblant à celle de Felix et moi, équipée d’une salle de bain, d’une baie vitrée avec un petit balcon et d’un lit double. La moquette est grise, les draps blancs, et il y a un tableau représentant Tokyo au-dessus du lit.

- Karina, tu veux vraiment sortir comme ça ? Felix voulait aller à Gunkanjima*.

La grande sœur de mon petit ami applique du mascara puis se tourne vers moi.

- Je ne viens pas. Je vais dans des bars et je me suis trouvée une boîte de nuit pour ce soir. Vous allez faire une balade en amoureux, ok. Moi, au programme, c’est alcool et sexe. Je compte rentrer bourrée.

- Mais pourquoi ? Karina, hier…

- Je m’en fous, Suhua.

Je baisse les yeux et m’appuie contre le mur.

- Tu t’es sentie mise de côté ? On ne voulait pas, Karina. C’est juste que…

La grande sœur de Felix claque son blush sur la table de nuit et me jette un regard noir.

- Vous ne vouliez pas me mettre de côté ?! Il ne fallait pas aller coucher ensemble dans les toilettes du café. Tu m’éloignes de Felix depuis le début, mais je ne dis rien parce qu’il est amoureux de toi et que je veux voir mon frère heureux.

Karina se lève et croise les bras.

- Tu fais ta petite innocente qui n’a jamais touché un mec, mais à côté tu t’envoies en l’air avec mon petit frère. Tu t’imagines que je crois à ta petite mascarade de sainte nitouche ? Je n’ai jamais validé cette histoire de road-trip, crois-moi. Depuis la mort de notre mère et la trahison de notre père, ça a toujours été Felix et moi contre le reste du monde. Tu crois que tu peux débarquer dans nos vies et foutre le bordel ?! T’as cru que t’étais qui, Suhua Liu ?!

J’ai envie de pleurer. Karina a toujours été sympa et cool avec moi, je ne pensais pas qu’elle ressentait ça. Je voulais juste la comprendre. Comprendre pourquoi elle passait ses journées à boire jusqu’à être ivre, comprendre pourquoi elle couchait avec des mecs au hasard. Je voulais juste me rapprocher de la grande sœur de mon petit ami.

- Pourquoi tu pleures, espèce d’idiote ?! C’est qui, la plus à plaindre ici ?! J’ai perdu mon mec, ma mère, mon père ! Et toi, tu m’arraches mon frère ! Je le préférais célibataire, on se comprenait, siffle Karina. J’en ai marre que tu joues à la jeune femme mignonne, pure et innocente, pendant que moi je me fais passer pour la femme débauchée ! Ça n’avait jamais dérangé Felix, il comprenait pourquoi j’étais comme ça, mais il suffit que tu arrives dans sa vie pour qu’il me dise d’arrêter, que j’exagère, que je vais juste causer ma propre perte. Tu crois vraiment que t’es parfaite ?!

Mes larmes roulent sur mes joues. Je m’excuse face à la sœur de Felix, mais elle ne m’écoute plus. Elle me fixe avec haine. Je n’ai jamais prétendu être parfaite. Je n’ai jamais voulu me faire détester par Karina.

- Dégage, crache-t-elle.

Je m’exécute, presque en courant, et je rentre dans la chambre que je partage avec Felix. Ce dernier est assis en tailleur sur le lit, habillé, prêt à partir. Il lève ses yeux vers moi.

- Suhua… Je suis désolé pour ma sœur. Il faut la comprendre. Je dis pas que ce qu’elle t’a dit été mérité, mais c’est dur pour elle. J’irai m’excuser. Viens.

Je marche jusqu’à lui et m’assois sur le lit, sans prendre la peine de retirer mes chaussures. Felix me tend un mouchoir et j’essuie mes larmes.

- Tu peux me faire un câlin ? demandé-je faiblement.

Mon petit ami m’attrape par la taille pour m’attirer dans ses bras. Je ne pleure pas non plus comme si c’était le drame de ma vie, mais j’ai été blessée par Karina. Elle me voit comme un obstacle dans sa relation avec son petit frère.

- On y va ?

J’opine du chef et me remets debout. Felix et moi sortons de la chambre et je lui demande si on prévient Karina, si on lui demande de venir.

- Elle a besoin d’être seule. Laissons-la.

- D’accord.

*Aussi connue sous le nom d’île Hashima, Gunkanjima est une petite île située au large de Nagasaki. Autrefois mine de charbon prospère, c’est aujourd’hui une ville fantôme abandonnée.

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