Chapitre 46 - Felix
2 juin – 9 heures 12
Nagasaki
Suhua et moi sommes arrivés au port de Nagasaki. Le bateau qui nous amènera sur l’île Hashima est amarré, non loin de l’arrêt de tram Ōhato. Il est de taille moyenne, avec une cabine vitrée et un pont supérieur accessible. Les passagers qui feront la visite avec nous montent à bord, certains avec des appareils photos. Le ciel est couvert, la mer est légèrement agitée.
- Je n’ai jamais pris le bateau, confie Suhua alors que nous grimpons dans le moyen de transport.
- J’espère que tu n’auras pas le mal de mer.
Elle sourit et observe l’intérieur du bateau. Des sièges sont alignés face à un écran. Nous nous y asseyons, et une famille composée de deux parents et trois enfants s’assoient à côté de nous. Le bateau quitte le quai, et une vidéo explicative démarre. Elle retrace l’histoire de Gunkanjima : l’exploitation du charbon, la vie des mineurs, l’architecture de l’île, et les controverses liées à son passé.
Le bateau longe la côte de Nagasaki, offrant une vue sur les chantiers navals de Mitsubishi, les collines verdoyantes et les petites îles éparses. L’air marin est humide. Suhua prend quelques photos, dont un selfie où elle se colle à moi et je souris simplement.
Je n’arrête pas de penser à Karina. Ma sœur a raison, j’ai été un vrai con avec elle ces derniers temps. Je n’ai pas mesuré à quel point elle se sentait encore plus seule depuis que je suis en couple avec Suhua. Je ne lui ai jamais reproché de boire à l’excès et de draguer, tout simplement parce que je savais que c’était son moyen de survivre à la pression et à sa rupture avec son ex. J’ai toujours été là quand elle avait besoin de pleurer après avoir couché avec un énième mec en se disant qu’elle détestait sa vie, je ne l’ai jamais jugée. Je me rappelle encore de la nuit où elle m’a appelé en larmes, après avoir quitté le lit d’un mec qui ne connaissait même pas son prénom.
Au bout d’une cinquantaine de minutes, l’île apparaît, massive, grise, silencieuse. Le bateau ralentit, contourne l’île puis accoste sur un quai sécurisé. Nous descendons tous en file indienne, encadrés par le personnel. Suhua laisse passer devant nous la famille de cinq, et les trois enfants poussent des cris surexcités avant de s’exclamer en japonais.
Le sol est humide, les murs fissurés, les structures rongées par le sel et le temps. La visite se fait sur un parcours balisé, avec des barrières métalliques empêchant l’accès aux zones dangereuses.
Nous évoluons à travers les bâtiments détruits, et la pluie se met enfin à tomber. C’est d’abord une petite pluie fine, mais c’est rapidement le déluge. Suhua, qui est partie équipée d’un imperméable, le referme sur son pull et met sa capuche. Certaines personnes sortent leur parapluie, dont la famille de cinq, où chacun en a un différent.
Le guide nous arrête devant des immeubles d’habitations en ruines, et nous explique qu’ils ont été construits en béton armé dès 1916, et qu’ils sont les premiers du Japon. Il raconte quelques petites anecdotes sur leur construction.
Nous reprenons notre chemin, la pluie créant de la boue au sol et tachant le bas de nos vêtements. Suhua se vante d’avoir choisi un jean qui s’arrête au cheville et des baskets noires.
- Noires ou pas, il faudra les laver.
- Ouais, mais ça se verra moins que sur des baskets blanches. Toi, ton pantalon blanc va être sale.
- Je me prépare mentalement à faire mon deuil, t’inquiète.
Nous nous arrêtons à nouveau devant l’école et écoutons le monologue du guide, qui nous désigne les vitres brisées et les tags sur les murs. Je n’écoute quasiment pas, ayant déjà fait cette visite deux fois : une fois avec mes parents et ma sœur, et une fois avec juste Karina pour nous rappeler des souvenirs.
Nous finissons le tour de l’île en trente minutes, passant devant le bâtiment administratif de la mine, les escaliers étroits qui reliaient les différents niveaux de l’île et les cheminées et conduits d’aération.
Juste avant de remonter dans le bateau pour cinquante longues minutes, le guide prend à nouveau la parole :
- À son apogée, l’île était très dense, plus de cinq milles habitants sur six hectares. Les appartements étaient minuscules, toujours bruyants, et l’île était dénuée de verdures et d’arbres, ce qui pouvait rendre l’air irrespirable par moment. Il y a eu des travailleurs forcés coréens durant la seconde guerre mondiale, des accidents dans les mines. En 1974, l’île a été complètement abandonnée, et…
Je n’écoute pas la suite, tournant la tête vers Suhua. Elle fixe le guide, les yeux écarquillés, sûrement en train d’essayer de comprendre des mots en japonais. Elle connaît maintenant les bases, comme se présenter, commander au restaurant, elle sait à peu près le lire, mais elle ne le parle pas encore.
Une fois que le guide a terminé de parler, nous remontons dans le bateau, dont le pont en bois a été trempé par la pluie, et nous nous asseyons. Cette fois-ci, c’est un groupe de trois adolescents que je n’avais pas remarqués qui s’assoient à côté de nous, faisant des photos avec leur téléphone.
- Je n’ai pas compris un seul mot du truc, se plaint Suhua. Va falloir revoir tes méthodes d’apprentissage.
- Bien sûr, pour apprendre le japonais, il faut commencer avec du vocabulaire comme « densité », « irrespirable », « guerre »… C’est évident, réponds-je ironiquement.
Suhua lève les yeux au ciel et me donne un petit coup dans les côtes.
- Sinon, t’as des nouvelles de ta sœur ?
Je secoue négativement la tête.
- Elle est en colère, elle ne risque pas de me reparler tant que je ne me suis pas excusé. Et puis elle est assez rancunière.
Suhua hoche la tête puis tourne la tête vers moi.
- Il lui est arrivé quoi ?
Je soupire et glisse mes mains dans mes poches.
- Ce n’est pas à moi de te le dire. Tout ce que je peux te dire parce qu’elle en a vaguement parlé, c’est que son ex est un sale connard hypocrite.
Je crispe ma mâchoire juste en repensant à l’ex de ma grande sœur. Le simple fait de le visualiser me donne envie de le retrouver pour le frapper.
- Vu ta tête, je suppose que tu as eu affaire à ce « sale connard hypocrite ».
- Tu supposes bien. Je te rassure, je l’ai pas roué de coup comme dans les films. Je sais pas me battre, de toute façon. Et puis même, il a cinq ans de plus que moi, comme ma sœur. Je m’en serais sorti avec des bleus partout.
- Ah, ça, ça remonte ton taux de raffinement de dix pourcent. Les mecs riches ne se battent pas, ils envoient des gardes du corps.
Je lève les yeux au ciel mais souris quand même.
Lorsque nous revenons à Nagasaki, il est onze heures vingt-deux. Je n’ai pas assez faim pour aller manger maintenant, et de toute façon j’aimerais retrouver ma sœur.
Suhua avance un peu derrière moi, les yeux rivés sur son portable. Elle semble taper des messages, alors je ralentis.
- Ça va ?
- Oui. Suhui m’informe que ma mère a découvert mon compte Insta. Quand elle a vu que j’étais au Japon, il paraît qu’elle a quitté Taipei rapidement pour retourner en France et sous-tirer des infos à mon frère. Il a refusé de lui en donner, mais sa copine n’a pas compris pourquoi. Du coup, Suhui est en pleine embrouille avec Lia. Ma mère a dit qu’elle laissait tomber et que je finirais bien par rentrer quand je serai désespérée, et là, elle ne m’aidera pas.
Suhua soupire.
- Mais là, je me concentre sur Suhui et Lia. Il sait pas quoi faire avec sa copine.
- Mais tu vas faire quoi, quand tu vas rentrer en France en décembre ?
Ma petite amie relève la tête vers moi. J’ai plus dit ça parce que je m’inquiétais pour elle, sans penser à notre couple. Elle pourrait très bien ne jamais rentrer en France et rester avec moi, mais je ne sais pas si elle accepterait. Elle avait une vie à Rochefort-en-Terre, et elle a son frère à Lyon.
- Je sais pas. Essayer de discuter avec ma mère, peut-être. Ou alors, je reste à Kyoto avec toi en attendant qu’elle me pardonne, mais c’est pas très mature comme solution, ajoute-t-elle en riant.
- Suhua. Tu as envie de rentrer chez toi ?
Elle mord sa lèvre et glisse son portable dans la poche arrière de son jean. Ma petite amie fixe le sol, les yeux plissés, puis lève sa tête vers moi.
- Oui et non. Oui, parce que j’ai des problèmes à régler là-bas et que je ne peux pas fuir indéfiniment, et que même si elle me casse sérieusement les pieds, ma mère me manque. Non, parce que tu es ici, et que je ne me suis pas mise en couple avec toi pour te quitter en décembre.
Je hoche la tête. Contrairement aux mecs des films, je n’ai pas envie de quitter le Japon pour suivre Suhua dans sa vie en France. J’aime ma vie à Kyoto. J’aime aussi Suhua, mais personne ne fout toute sa vie en l’air pour sa petite amie. Et c’est pour ça que je comprends que Suhua veuille retourner en France.
- Ok.
- T’es vexé ?
- Non. Je comprends. Si j’étais à ta place, j’aurais sûrement fait la même chose. La vie est compliquée, elle est faite de choix et de sacrifices. On ne peut pas avoir tout ce qu’on veut. Il faut y réfléchir posément et choisir ce qui nous conviendrait le mieux, même si pour ça on doit laisser tomber une chose ou une personne à laquelle on tient. Je ne te dis pas ça pour que tu restes avec moi ou que justement, tu me quittes. Libre à toi de choisir, je respecterai ta décision. Et honnêtement, si tu choisis de me quitter, je ne vais pas déménager en France pour te courir après, même si je t’aime et que je serais triste. C’est aussi ça, l’amour. Si on aime vraiment quelqu’un, il faut accepter de le laisser partir.
Suhua entrouvre les lèvres. Je m’attends à ce qu’elle me sorte une de ses phrases du style « wow, Felix, t’as fait des études de philo ? » ou encore d’autres trucs qu’elle serait capable de dire, mais elle me sourit tristement.
- Merci, Felix.
Mon propre discours m’a donné envie de pleurer, alors je force un sourire et attrape la main de Suhua.
- On rentre à l’hôtel ? Il faut que je me change.
Elle sourit et accepte, en recommençant à se moquer de moi sur le fait que je change de vêtements toutes les demi-heures.

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