Chapitre 53 - Suhua

7 minutes de lecture

1er juillet – 16 heures 02

Otaru

Je fixe Felix.

- Tu veux quoi ?

Je feins de ne pas comprendre juste pour l’entendre le dire.

- Tu le sais très bien, hein, sourit-il.

- Non.

Je pose sur lui un regard innocent. C’est le côté pratique d’avoir fait du théâtre : je sais feindre des émotions. Bon, l’incompréhension n’est pas mon point fort, mais ça se tente quand même.

- RAH, SUHUA, ARRÊTE DE PASSER QUINZE MILLE ANNÉES À RÉFLÉCHIR ET DONNE LUI CE QU’IL VEUT ! hurle Karina depuis sa chambre.

Je m’avance en riant doucement et fais un câlin à Felix. Il me serre contre lui et dépose un baiser sur ma mâchoire.

- Je voulais que tu m’embrasses mais c’est pas grave, souffle-t-il.

- Je t’embrasse, là. Dans « embrasser », y a « bras », et « embrasser », c’est avant tout le fait de donner une étreinte à quelqu’un, parce que…

Felix me fait taire en pressant ses lèvres sur les miennes. Je souris et m’écarte un peu.

- Il fallait être plus précis dans ta demande.

- Idiote.

Mon petit ami me relâche et nous regagnons le salon. Karina nous rejoint, vêtue de son nouveau bikini noir. Elle demande son avis à Felix, qui hausse un sourcil.

- Tu as choisi du noir, une couleur qui va aspirer les rayons du soleil plutôt que les rejeter. De plus, le noir fait plus hiver qu’été. Tu aurais dû choisir une couleur un peu plus tape-à-l’œil, comme le rouge, car nos yeux sont attirés par cette couleur, en raison de nos récepteurs visuels qui sont sensibles au bleu, rouge et vert, mais surtout le rouge car c’est la première couleur que perçoivent nos yeux, surtout dans un environnement lumineux, comme la plage. En plus, le rouge est associé à des émotions fortes : colère, passion, excitation, danger… En marketing, il est utilisé pour stimuler l’appétit, créer du désir et susciter une action immédiate.

Karina fixe son frère d’un air ennuyé. De mon côté, je ris légèrement.

- Qu’est-ce que tu me racontes ? Je voulais savoir si j’étais sexy, pas si j’allais attirer les regards.

- En d’autres termes… soupire Felix. Tu auras beau porter la tenue la plus dénudée du monde, celle qui met ton corps en valeur, tout ça tout ça, si elle n’attire par les regards, personne ne le remarquera comme tu le voudrais et ton charme ne sera pas mis en exergue. Tu seras donc moins séduisante que ce que tu imaginais.

- Tu viens vraiment d’utiliser le mot « exergue » ? demandé-je.

- On dirait un exposé de terminale littéraire, Felix, continue Karina.

- Peut-être parce que j’ai fait une terminale littéraire. J’ai dû lire « La psychologie des couleurs ». Je te jure, c’est passionnant, donc te moque pas de moi, oneechan.

- « La psychologie des couleurs », passionnant ? s’insurge sa sœur.

- Laisse-le aimer ce qu’il veut, ris-je.

- Ah, merci, Suhua. Toi, je t’aime.

- Je t’aime aussiiii, réponds-je en forçant pour faire une voix d’enfant.

- Felix, si tu te tournes pour embrasser Suhua, je vous laisse seuls ici et je descends à la plage.

Mon petit ami croise les jambes et sourit.

- Oh, mais personne ne te retient, Karina.

La grande sœur de Felix marmonne quelque chose avant de repartir mettre une robe par-dessus son maillot de bain. Je pose ma tête sur l’épaule de mon petit ami et il passe son bras autour de mes épaules. J’observe la cuisine à travers la vitre transparente qui la sépare du salon, regardant tout ce que Felix a rangé. Il est bordélique, mais quand il range, ça ressemble aux pièces dans les catalogues ou chez Ikea.

- Suhua.

- Oui ?

- Bouge ta tête.

Je me redresse pour lui faire face.

- T’es sérieux ?

- Je voulais juste voir ton beau visage, plaisante-t-il en déposant un baiser sur le bout de mon nez. Non plus sérieusement, je voulais te dire que la dernière fois que je suis allé à Otaru, j’ai repéré un restaurant taïwanais. Je n’y suis jamais allé, mais comme tu es là… On pourrait y aller ensemble, un jour. Comme ça, je découvre une partie de ta culture.

Je souris. Il est trop mignon, c’est pas possible.

- D’accord. Je te guiderai sur le plat à choisir, alors.

- Parfait.

* * *

Le lendemain, j’ouvre les yeux à huit heures parce que Karina me secoue légèrement. Elle me fait signe de me taire et de la suivre, sans réveiller Felix, ce qui est assez compliqué étant donné que je dormais sur lui. Je bouge légèrement, étape par étape, puis quitte le lit et suis Karina hors de la chambre à pas de loup.

La grande sœur de mon petit ami a préparé du pain grillé avec du saumon cru en tranche dessus, de la salade, des œufs, du riz vinaigré et a coupé de l’avocat. Je m’assois à la table haute, et me sers une tasse de café.

- On n’a pas de lait ? demandé-je.

- Ah, désolée, dit Karina en sortant du frigo des crevettes. J’ai oublié d’en prendre en faisant les courses hier.

La sœur de Felix s’est occupée d’aller faire les courses pendant que mon petit ami me faisait mon petit cours de japonais quotidien.

- C’est pas grave, je le boirai noir.

Je prends une gorgée de café pour appuyer mes dires. Le goût amer envahit ma bouche et je pince les lèvres.

- Sinon, pourquoi il ne faut pas réveiller Felix ? demandé-je.

- Quoi, il te manque déjà ?

Karina s’assoit en face de moi et décortique une crevette.

- C’est pas ça… Juste, je me demandais.

- Donc il te manque pas ?

Je baisse les yeux vers ma tasse de café et souris.

- Si. Mais je ne demandais pas parce qu’il me manquait, mais parce que je voulais savoir pourquoi il ne fallait pas le réveiller.

- J’avais compris.

La sœur de Felix attrape des baguettes et commence à manger du riz, me fixant avec un petit air mystérieux. Je laisse tomber le café – ce n’est pas pour moi – et entame un pain au saumon.

- On va aller à la plage sans lui. Pour faire du repérage. Et j’ai envie de voir à quelle heure il se lève si on le réveille pas.

Je souris et bois un verre d’eau.

- Ok.

Nous finissons notre petit-déjeuner, j’écris un petit mot à Felix, puis nous nous rendons dans la salle de bain pour nous brosser les dents et nous coiffer. Karina me tend ensuite le maillot de bain qu’elle m’a acheté hier, un deux pièces violet pastel.

La culotte recouvre toutes mes fesses et il y a même une petite jupette translucide et très fine autour de mes hanches et qui tombe à mi-cuisse, quant au soutien-gorge, il ne camoufle pas toute ma poitrine mais ce n’est pas dérangeant.

Karina me prête une robe de plage vert pomme pour mettre par-dessus mon maillot de bain, et elle revêt la même mais en bleu cobalt.

- Attache tes cheveux, Suhua.

J’opine du chef et attrape deux élastiques pour me faire des couettes basses, ma frange rideau encadrant mon visage.

Nous attrapons un sac rose pour mettre deux serviettes de plage, de la crème solaire et un parasol pliable, puis nous nous rendons dans l’entrée. J’hésite entre mes sandales plates et celles à talons, mais Karina me recommande les premières.

- Pour marcher dans le sable, c’est plus pratique.

- En effet.

La sœur de Felix met des tongs décorées de pélicans puis nous sortons de la maison. L’air est frais, la mer monte lentement, des mouettes crient en faisant des tours dans le ciel bleu. La ville de Otaru se réveille tranquillement, tandis que Karina et moi descendons la falaise pour regagner la plage.

Il n’y a quasiment personne, alors nous nous installons près de l’eau mais pas trop. Nous déplions les serviettes, installons le parasol et retirons nos chaussures. La mer vient lécher nos pieds quand on s’en approche, et je prends des photos du soleil qui se reflète sur la surface bleutée.

- Pose ton téléphone, Suhua Liu, et profite !

J’obéis parce que Karina a raison, et je pars déposer mon portable dans le sac.

- Est-ce judicieux de laisser nos affaires comme ça ?

- T’inquiète. Ici, tu ne risques pas de te faire voler quelque chose.

Karina déboutonne sa robe et la balance sur sa serviette, et je fais de même. Nous pénétrons un peu plus loin dans l’eau, la mer arrivant à mes genoux. Les vagues créent des petits remous et de l’eau gicle jusqu’à mon ventre.

Je ris sans raison, je me sens bien.

Je me revois à quatorze ans, avec Suhui, en train de jouer dans la mer de Saint-Malo. Il s’amusait à m’éclabousser, et tentait par tous les moyens de me faire boire la tasse. Je l’ai frappé quand il a réussi, réellement vexée d’avoir un goût horrible en bouche. En plus, il m’avait décoiffée. C’était quand même une bonne journée : le soleil tapait, notre mère était de bonne humeur, et nous avions mangé une glace en nous promenant dans les rues de la ville. Je me revois en train de publier des statuts sur Whats’App, montrant à mes amis ma journée. J’avais même filmé mes pieds pendant que je marchais dans l’eau, parce que je trouvais ça trop beau.

Suhui et moi avions vu un crabe et je l’avais mitraillé de photo, jusqu’à ce que mon frère m’indique qu’il était mort. Ce jour-là, on avait aussi vu des cadavres de méduses sur le sable et j’avais tenté de les repousser jusqu’à la mer avec le bout de ma tong.

Annotations

Vous aimez lire Ella AA. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0