Chapitre 55 - Suhua
2 juillet – 13 heures 31
Otaru
Felix me regarde dans les yeux. Je ne sais pas s’il a compris ce que ma réponse sous-entendait. Je lui ai dit que j’aimais Kyoto, soit là où il habite. Je l’ai informé subtilement que je voulais y retourner pour voir les cerisiers. Est-ce qu’il va comprendre que j’envisage sérieusement de rester au Japon avec lui après ce road-trip ?
- D’accord.
C’est tout. Juste un « d’accord ». Honnêtement, je ne suis pas prête à dire à Felix ce que je pense, ça rendrait réels mes sentiments, et peut-être que ça lui donnerait des faux espoirs.
Mon petit ami hésite un instant avant de me dire :
- Je t’aime.
Ok. Soit il a compris et il me dit ça en mode « j’ai compris ce que tu sous-entends, je te laisse le temps d’y réfléchir, mais je t’aime et j’accepte de vivre avec toi si c’est ce que tu veux », soit il a juste dit ça comme ça.
- Je t’aime aussi.
Felix me lance un regard à la fois triste et heureux :
- Ne te force pas à faire quelque chose juste pour me faire plaisir. Je t’ai déjà dit que je respecterai ta décision.
- De quoi ?
Ok. Il a compris.
- Rien. On y va ?
Felix se lève et me tend la main. Nous ne parlons pas. Je me sens un peu triste, c’est bizarre. Mon petit ami se racle la gorge :
- Tu sais, il y a une légende japonaise…
- C’est quoi ? Raconte-la moi.
Felix serre ma main et pose son regard sur la mer.
- Un jour, un chasseur se promène dans la forêt, et découvre un groupe de tennyo, des femmes célestes descendues du paradis pour se baigner dans une cascade. Elles ont retiré leur robe de plumes, qui leur permettent de voler et de retourner au ciel. Le chasseur, fasciné par leur beauté, vole la robe de la fée la plus jolie, l’empêchant ainsi de repartir. Elle est contrainte de rester sur Terre, démunie, et le chasseur lui propose de l’aider, de prendre soin d’elle, et de l’épouser. Elle accepte, et ils vivent ensemble, tombent amoureux, ont des enfants… Mais, après avoir mûri, le chasseur réalise que même s’il aime sa femme de tout son cœur, s’il tient réellement à elle, il doit la laisser retourner de là où elle vient.
Mon cœur s’arrête. Je pose mon regard sur Felix. Il regarde droit devant lui, mais ses yeux sont brillants de larmes. Il ne pleure pas, mais il en a envie.
- Alors le chasseur rend à la fée sa robe de plumes, et elle la remet pour s’envoler vers le ciel. Dans certaines versions, elle regarde tristement en bas, là où elle a laissé sa famille. Mais au fond d’elle, elle sait que sa vraie place est au ciel, près de ses sœurs.
Je ne retiens même pas la larme qui roule sur ma joue.
- Felix.
- Quoi ?
Il se tourne vers moi et j’avance d’un pas pour me blottir contre lui. Son cœur s’accélère dans sa poitrine.
- Suhua…
- Ne dis rien, s’il te plaît.
Il pose sa main sur mes cheveux.
- D’accord.
La vérité, c’est que je ne sais pas où j’en suis. Le mois de juillet vient de commencer, il ne me reste que six mois à passer au Japon avant de retourner en France. Parfois, je me dis « à quoi bon ? ». À quoi bon retourner à Rochefort-en-Terre, alors que je n’ai plus de métier et que ma mère a dit qu’elle ne m’aiderait pas ? Pourquoi ne pas rester à Kyoto avec Felix ? Je l’aime, je suis heureuse avec lui. Et en même temps, je me dis que je ne peux pas. Je ne peux pas dépendre de mon petit ami. Et rien ne me dit que c’est ce que Felix veut. Peut-être qu’il aime le fait de vivre seul dans une grande maison. Peut-être qu’il est amoureux de moi, mais pas au point de passer le restant de sa vie avec moi. Peut-être qu’il ne m’aime pas autant que je l’aime.
Après tout, ne dit-on pas que dans une relation, il y en a toujours un qui aime plus que l’autre ? Si j’étais cette personne ? L’amour est relatif, les sentiments changent constamment. Une relation ne pourra jamais être égale.
J’en ai conscience, alors je ne dois pas y penser, parce que ça ne changera rien. Je serai juste constamment d’humeur morose, en train de ressasser ces pensées.
- Suhua, je sais que tu m’as dit de ne rien dire… Mais je t’aime.
Merde, pourquoi il me sort ça, lui ?
Je me mets à pleurer. Je déteste ne pas savoir quoi faire, je déteste ne pas tout contrôler, je déteste le fait d’être tombée amoureuse de Felix.
L’amour, ça fait mal. Karina a raison. Je sais que Felix ne m’abandonnera pas. Je le connais suffisamment maintenant pour ne plus avoir peur de ça. Seulement, j’ai trop peur de le blesser et de me blesser au passage.
Pourquoi les livres nous renvoient une image parfaite et romantique de l’amour ? J’aurais dû lire plus d’histoires tragiques, ça m’aurait préparée à la vraie vie.
Felix me décale légèrement.
- Pourquoi tu pleures ? souffle-t-il.
- Je n’aurais pas dû tomber amoureuse de toi.
- Quoi ? articule-t-il.
Je répète. Plus fermement.
- Je me suis laissée aller. J’ai baissé mes défenses, et j’ai accepté de devenir ta petite amie parce que je t’aime, que c’est réciproque et que je pensais que ça allait me rendre heureuse et que tout irait bien.
- Quoi ? réitère Felix. Tu n’es pas heureuse ?
Je détourne le regard.
- C’est pas ça. Je t’aime, je suis contente d’être avec toi, j’aime te voir, je me sens bien près de toi, tout ce que tu veux, mais… Mais ça fait mal, Felix. C’est trop dur.
- Tu…
- Je ne sais pas si on a raison de continuer, coupé-je. Tout ce que ça va faire, c’est rendre notre séparation en décembre encore plus difficile.
- Tu es en train de me quitter ?
- Dis comme ça…
- Suhua. Reste avec moi.
Je déglutis et fuis son regard.
- Je finis le road-trip. Et après je rentre chez moi. Comme ce qui était prévu. Sans relation amoureuse. Juste de l’amitié. Parce que, Felix, on est devenus ce qu’on ne devait pas devenir.
Je ne pleure même plus. Je dis ça avec assurance. Mon ex, en revanche, tremble de tout son long. Une larme roule sur sa joue, puis deux.
C’est fini. Merde.

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