Chapitre 57 - Felix

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7 juillet – 2 heures 34

Otaru

Je fais des insomnies depuis que Suhua m’a quitté. Je pleure silencieusement. Je m’en veux de lui avoir raconté cette légende.

Je me redresse et passe une main dans mes cheveux. Le lit est vide sans elle. C’est horrible. C’est horrible de la voir tous les jours sans pouvoir la toucher. C’est horrible de faire semblant que tout va bien alors que c’est faux.

Parce que la vérité, c’est que je suis encore amoureux d’elle. Évidemment. Je n’allais pas l’oublier. Je devrais. Je le sais. Sauf que la voir tous les jours ne me facilite pas la tâche.

Karina a remarqué immédiatement qu’on était plus ensemble. Elle ne m’a pas demandé pourquoi. Elle m’a juste prise dans ses bras et dit qu’elle était là si j’avais besoin. Je l’ai entendue parler à Suhua, dans la nouvelle chambre de cette dernière.

Je soupire. J’ai mal. Je me remets à pleurer, les yeux perdus dans le noir de ma chambre. Je repense à notre premier vrai baiser. Je repense à notre promenade dans le quartier chinois de Nagasaki.

Je l’aime. J’ai envie de hurler. Je lui ai dit que je la laisserais partir, mais je ne voyais pas ça comme ça. J’essuie rageusement mes larmes et quitte ma chambre pour rejoindre le couloir. Je déverrouille la porte de la maison et me poste sous le porche.

Le vent frais s’engouffre dans mes cheveux, il y a une pluie fine. Aujourd’hui, c’est tanabata. La légende raconte l’histoire d’Orihime, la tisserande céleste, et d’Hikoboshi, le bouvier céleste. Ils tombent amoureux. Leur amour les distrait de leur devoir divin, et le père d’Orihime les sépare, les plaçant de part et d’autre de la Voie Lactée. Pris de pitié, il leur permet de se voir une fois par an, le septième jour du septième mois lunaire, mais seulement si le ciel est dégagé. On raconte que s’il pleut le jour de tanabata, ce sont soit les larmes de tristesse d’Orihime, qui n’a pas pu retrouver Hikoboshi, soit les larmes des deux amoureux au moment de se dire adieu, avant de devoir attendre encore un an avant de se voir.

La porte s’ouvre derrière moi et je sursaute. Je me tourne et vois Suhua, les cheveux décoiffés, en pyjama. Mon cœur rate un battement. J’ai envie de la prendre dans mes bras, de l’embrasser.

- Ah, c’est toi, souffle-t-elle. J’ai vu de la lumière en allant boire de l’eau et… bref…

Est-ce qu’elle regrette de m’avoir quitté ? Est-ce qu’elle est plus heureuse comme ça ? Je lui souhaite de l’être, en tout cas.

- Je vais aller me recoucher. Bonne nuit.

- Attends.

Suhua hausse un sourcil.

- Tu veux quand même aller au restaurant taïwanais ?

Elle hésite. Je la fixe avec tristesse, espérant qu’elle me dise « oui ».

- Ok. On peut bien y aller en tant qu’amis.

Suhua fait demi-tour et rouvre la porte. Juste avant de rentrer, elle me lance :

- Salut, Felix.

Je lève la main pour faire un petit « coucou ». La porte claque derrière elle et je me prends le visage entre les mains. La porte s’ouvre à nouveau. Ce doit être Karina. Dans les livres, ils pensent toujours que c’est l’ex qui revient, mais c’est généralement un ami.

Pourtant, c’est la présence de Suhua que je ressens à mes côtés. Je tourne la tête. Elle est appuyée contre la rambarde et fixe le ciel. Je déglutis mais ne dis rien.

Le vent soulève légèrement son pyjama trop grand, celui que je lui ai prêté. La pluie fine trace des lignes sur sa joue, mais peut-être que ce sont ses larmes. Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir.

- Tu crois qu’ils se sont vus, Orihime et Hikoboshi ? souffle-t-elle.

Je ne réponds pas. Je n’ai pas la force. Je hoche la tête, même si elle ne me regarde pas. Je me souviens encore du jour où je lui ai parlé de cette légende, pendant notre cours quotidien de japonais. J’avais essayé de lui apprendre autrement qu’en faisant de la grammaire et en récitant du vocabulaire. J’avais tenté de lui faire comprendre un texte. Elle avait eu du mal, mais avait compris l’histoire dans les grandes lignes. Elle était heureuse.

- Moi je pense que oui, continue-t-elle, me ramenant dans le présent. Même s’il pleut. Ils se sont forcément vus, parce qu’ils s’aiment trop pour laisser le ciel décider.

Je sens mon cœur se serrer. Elle tourne enfin la tête vers moi.

- Suhua…

Ma voix craque et je sens les larmes revenir embuer mes yeux.

- Je veux bien aller au restaurant taïwanais. Mais pas en tant qu’amis. Et ce soir. Après tout, c’est ça, tanabata, non ? Deux personnes qui se retrouvent alors qu’elles ne devraient pas.

Suhua baisse les yeux. Je ne bouge pas. J’en suis incapable. Mon ex attrape ma main et la serre. Je ne bronche pas. Je la laisse entrelacer nos doigts.

- Tu sais, les lions et les scorpions ne sont pas vraiment faits pour être ensemble. Mais s’ils s’aiment vraiment, ils peuvent défier les lois astrologiques, parce que l’amour entre un lion et un scorpion est intense, complexe, profond.

- Suhua, j’aime beaucoup cette part de toi, mais… Est-ce que tu pourrais arrêter de mettre notre relation sur le dos de nos signes astros ? J’aimerais penser que c’est juste parce que c’est toi et moi.

Suhua hoche la tête. Je meurs d’envie de repousser une de ses mèches de cheveux, mais je ne sais pas si j’en ai encore le droit.

- Felix. Je t’aime encore.

Mon cœur s’accélère. Ça me rassure autant que ça m’effraie. Est-ce qu’elle me le dit, comme une autorisation implicite de la toucher, ou est-ce qu’elle le dit pour se libérer de ses sentiments ?

- On rentre ? demande-t-elle.

- Ok.

Nous retournons dans la maison. Je m’arrête devant la nouvelle chambre de Suhua et lâche sa main.

- À demain, soufflé-je.

- Oui. À demain.

Suhua rentre dans sa chambre et referme doucement la porte. Je retourne dans la mienne, le cœur battant.

* * *

J’ouvre la porte de ma chambre à neuf heures, soit sept heures après avoir parlé à Suhua. On n’est rien, pour le moment. Il est clair que nous ne sommes plus vraiment des ex. Mais nous ne sommes pas en couple pour autant.

Karina et Suhua sont déjà dans la cuisine en train de prendre leur petit-déjeuner. Je croise le regard de la dernière et elle me sourit légèrement. Ma sœur pose sa tasse de café.

- J’ai loupé un épisode ?

- Hein ? répond Suhua.

- Ok, c’est simple. Hier encore, Suhua fuyait le regard de Felix, et Felix la fixait avec tristesse. Aujourd’hui, mon frère apparaît et – oh, magie ! – un sourire illumine le visage de Suhua. Et puis vous recommencez à vous regarder comme ça.

Karina fait un truc trop bizarre avec ses yeux tout en bougeant ses sourcils.

- Je suis pas sûre qu’on fasse ça, rit doucement Suhua.

- Regardez-vous.

On s’exécute.

- Regardez-moi. Regardez-vous. C’est bon !

Karina claque des doigts.

- Genre, vos pupilles elles se dilatent et y a un truc dans votre regard.

Je lève les yeux au ciel. Ma sœur est complètement folle. Karina appuie son menton contre son poing et nous sourit malicieusement.

- Alors ? Il s’est passé quoi ?

- Ça ne te regarde pas.

Suhua s’appuie contre le dossier de sa chaise et croise les bras. Je reste quelques secondes, les bras ballants, avant de venir m’asseoir manger à mon tour.

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