Chapitre 58 - Suhua
7 juillet – 18 heures 11
Otaru
J’ai fini par tout expliquer à Karina. Ça ne faisait que cinq jours que j’avais quitté Felix, mais je ne le supportais pas. Je regrettais. Il me manquait. Je me sentais seule dans mon lit. Je l’ai entendu pleurer, et savoir que c’est moi qui l’ai mis dans cet état m’a donné envie de me foutre des claques. Et ça me tuait de le voir malheureux.
- Ce soir, il faut que tu sois belle, tout en étant toi, me lance Karina. Histoire de lui rappeler un peu ce qu’il a perdu et ce qu’il a la chance de retrouver.
La sœur de Felix fouille dans ma valise. Elle en sort une jupe évasée noire taille haute et un chemisier rose à manches trois-quarts avec des fleurs discrètes à certaines endroits. La ceinture de la jupe m’arrive à la taille, et le tissu tombe un peu en-dessous de mes fesses. Karina mouille mes pointes pour bien définir mes boucles et ramène mes cheveux devant.
- Ta poitrine n’est pas discrète au point qu’il faut la dissimuler, mais elle n’est pas assez généreuse pour que tu portes un immense décolleté. Il faut que tu réussisses à la mettre en valeur à ta manière. Ce chemisier est parfait pour ça. Il ne découvre pas ta poitrine, mais on distingue sa forme.
- Euh, ok.
- Je suis experte en séduction, crois-moi, plaisante Karina. Même si tu n’as pas besoin de séduire Felix. De toute façon, tu es déjà belle. J’essaye juste de te mettre en valeur pour que tu te vois comme lui te regarde.
Karina me prête ses talons-aiguilles noirs, qui devraient me rehausser de cinq centimètres, de sorte à ce que je reste plus petite que Felix mais que mes jambes aient l’air plus longues. Karina ne me maquille pas parce qu’elle sait que je ne le fais jamais et que ça ne sert à rien de trop en faire.
- Ne mets pas de parfum. Tes cheveux sentent ton shampooing, ta peau sent ton savon et ton odeur corporelle. Il ne faut pas surcharger.
- Ok.
- C’est beaucoup moins romantique que ce que j’imagine, vu que c’est toi qui conduit, mais c’est pas grave. Je t’autorise à te regarder dans le miroir.
Je passe devant la glace de ma chambre et m’observe. Est-ce que Felix me voit réellement aussi jolie ? Je me trouve belle. Je m’aime bien comme ça. Je n’ai pas envie d’en faire trop en portant une robe hyper courte avec un décolleté immense, un brushing de dingue et un maquillage plus épais que le portefeuille de la famille Nagashi.
Là, je reste moi. Et c’est bien mieux comme ça.
- Tu peux aller rejoindre ton prince charmant.
- Et toi ? Tu passes la soirée seule ?
Karina sourit.
- Je vais aller boire un petit spritz, je crois. Le barman est sexy. C’est pas Noah, mais pas loin.
Je ris et enlace Karina.
- Merci.
- Merci à toi, sourit-elle.
Karina me houspille pour que je sorte de ma chambre et que je rejoigne Felix dans l’entrée. Il est habillé normalement – enfin, à sa façon, quoi – vêtu d’un costume blanc. C’est cette couleur qui lui va le mieux, de toute façon. Il ne s’est pas apprêté, et ça me plait.
Felix me détaille de la tête aux pieds avant de remonter vers mon visage et de sourire.
- J’ai le droit de te dire que tu es jolie ou c’était réservé à quand on était ensemble ?
- Tes compliments aux autres personnes que toi-même sont tellement rares que je te le permets, Felix.
Son sourire s’agrandit. Il faut que je me rende à l’évidence : j’ai envie de me remettre avec lui. Notre rupture a été inutile, c’était juste un acte désespéré de ma part parce que j’étais triste. Un couple ne doit pas se séparer au premier obstacle.
- Alors… Tu es très jolie, Suhua.
- Je ne te le dis pas pour ne pas flatter ton ego, mais sache que toi aussi, tu es trop beau.
- Tu viens de le dire.
- Oups, ironisé-je.
J’attrape les clés de la voiture et nous sortons de la maison. Nous regagnons la voiture et je m’installe face au volant. Ça fait longtemps que je n’ai pas conduit, mais je sais encore le faire. C’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas.
- Tu me guides, parce que je sais pas où c’est.
- Tu veux que je t’indique par où passer pour trouver le chemin de mon cœur ?
Je tourne la tête, incrédule, avant d’éclater de rire. Felix aussi est mort de rire.
- Oh, wow. Tu ne m’avais jamais sorti une phrase aussi… gênante.
- Fallait bien que je trouve un moyen de détendre l’atmosphère.
Je souris et démarre la voiture. Je fais une marche arrière pour arriver sur la route puis tourne le volant.
- Va vraiment falloir apprendre à conduire, Felix, dis-je.
- Pourquoi ? J’ai un chauffeur.
Nous passons le trajet à nous moquer l’un de l’autre, comme avant. Ça fait du bien. On retrouve notre complicité. Lorsque je gare la voiture sur le parking du restaurant taïwanais, j’observe la devanture du bâtiment. Elle est rouge, décorée de lanternes illuminées par des bougies.
Nous quittons la voiture et Felix se tourne vers moi.
- Suhua.
- Quoi ?
- Je peux te… prendre par la main ?
Il rougit légèrement, ce qui est trop mignon. Je ne laisserai pas échapper cette invitation à la taquinerie.
- Pourquoi ? Il n’y a même pas cent mètres à parcourir.
C’est un peu mesquin, parce qu’il doit se sentir gêné, alors j’attrape sa main et commence à avancer en sautillant vers l’entrée du restaurant, le tirant derrière moi. Nous entrons à l’intérieur et je constate que c’est écrit en mandarin partout.
Me voilà dans mon élément.
- C’est écrit quoi, là-bas ? demande Felix en pointant des caractères au hasard.
- « Merci de votre visite, à bientôt ».
Il sourit. Un serveur passe nous voir et nous fait traverser le restaurant jusqu’à une table à côté de la fenêtre. Les tables sont en bois, les chaises face à face. Les cartes sont déjà posées sur la table et je les ouvre.
- Prends la fondue chinoise, indiqué-je à Felix. C’est incroyablement bon.
- C’est à quoi ?
Je lis la description écrite en mandarin. Ceux qui ont fait le restaurant ne sont pas très intelligents, il faut parler mandarin pour comprendre leur carte.
- Il y a du bœuf, du poulet, des crevettes, des brocolis chinois, des carottes et des nouilles de riz.
- Ok. Je prends ça. En plus, ce n’est pas très calorique, je vais pouvoir garder mes proportions de mannequin.
- Depuis quand tu te soucies de ce que tu manges ?
- Depuis toujours.
Je ne l’avais même pas remarqué. Il y a probablement d’autres parts de Felix que je ne connais pas encore, mais j’ai envie de les découvrir.
Quelques minutes plus tard, le serveur revient.
- Je peux vous proposer une eau-de-vie importée de Taipei pour accompagner votre fondue chinoise, propose-t-il à Felix.
- Non merci.
- Désirez-vous autre chose à boire ? Nous avons des vins, des bières, du…
- Non, merci. Je ne bois pas.
Le serveur hoche la tête et nous demande si de l’eau nous suffira. Nous acquiesçons et le serveur repart, un peu confus.
- Au fait, tu sais que ta sœur est partie draguer le barman ?
Felix croise les jambes et me regarde dans les yeux.
- Karina ne changera jamais. Elle profite de la vie.
- Pourquoi tu fais attention à ton poids, Felix ?
Il hausse les épaules et semble assez gêné de revenir sur cette conversation.
- Il y a une raison particulière ? Enfin, tu n’es pas obligé de m’en parler. C’est juste que je pensais tout savoir de toi.
Felix sourit et se penche un peu en avant.
- Il y a pleins de choses que je ne t’ai pas dites.
- Comme quoi ?
- Comme le fait que tu me manques, que je meurs d’envie de te toucher, là, tout de suite, que je veux que tu viennes vivre avec moi à Kyoto même si c’est égoïste, que je t’aime encore… Bref, pleins de trucs.
Je sens une chaleur se répandre dans mon ventre, et mon cœur se met à battre à vive allure.
- Quoi d’autre ?
- J’ai fait des insomnies après que tu m’aies quitté, j’ai beaucoup pleuré, je pensais à toi tout le temps, et je suis beaucoup trop heureux de passer cette soirée avec toi parce que j’espère pouvoir redevenir ton petit ami.
Ses joues sont rouges mais Felix semble décidé à ne pas détourner le regard. Le serveur arrive et dépose nos plats, ainsi que la carafe d’eau.
- Merci, dit-on en chœur.
Une fois qu’il est reparti, nous commençons à manger. Les déclarations de Felix m’ont secouées. Il m’aime encore. Même si je le savais, l’entendre dire est… incroyable.
- Moi aussi, réponds-je entre deux bouchées.
Felix relève ses yeux bruns vers moi. Il ne dit rien et se contente de sourire tendrement. Est-ce que ça veut dire qu’on est à nouveau ensemble ? On en a envie tous les deux, après tout.
* * *
Nous sortons du restaurant à vingt-deux heures, on a vraiment traîné pour manger, et le resto était plein, alors les desserts ont mis du temps à arriver. Nous voilà sur le parking, en train de marcher sous une petite pluie.
Juste avant de monter dans la voiture, Felix me jette un regard. En trop. Parce qu’il fait déborder mes sentiments. Je fais le tour du véhicule pour me jeter dans ses bras. Il me serre fermement contre lui en retour, ses mains sur ma taille.
Ce contact me brûle tellement il m’avait manqué. C’est si agréable de sentir son souffle dans mon cou, son corps pressé contre le mien.
- Suhua, tu m’as manqué, murmure-t-il.
- Toi aussi.
Je lève la tête et tends mes lèvres vers lui. Il m’embrasse, mon cœur s’emballe, une sensation de désir se déploie en moi.
- Alors on se remet ensemble ? demandé-je.
- Si tu veux bien.
- Ok. Je vais pouvoir te rappeler « mon petit ami », et te remettre en fond d’écran.
- Pitié, pas la photo d’Asakusa, souffle-t-il contre mes lèvres.
- Non. Une où on est ensemble. J’aime bien celle que Karina a pris à Canal City Hakata.
- C’est celle que j’ai mise, répond Felix.
- Tu ne l’as pas changée quand je t’ai quitté ?
- Non.
Il m’embrasse à nouveau, sa main gauche caressant mes cheveux.
- Je t’aime.
- Moi aussi je t’aime, Felix.

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