Chapitre 64 - Suhua
7 novembre – 6 heures 00
Yokohama
- Can I be your boyfriend ? Neoleul daehaneun taedo geojit hana eobseo no cap*.
- Qu’est-ce que tu fous ?! hurlé-je par-dessus la musique en me réveillant.
Felix éclate de rire et repose son portable, arrêtant Case 143 de Stray Kids.
- C’est pas drôle. Je suis crevée, il est six heures du mat’. Pourquoi t’as mis de la musique ? Et depuis quand t’écoutes Stray Kids, toi ?
- C’est la seule que je connais. C’était une petite référence, c’est bon !
Je grogne avant de reposer ma tête sur l’oreiller.
- Non, non, non, Suhua ! Tu ne te rendors pas.
- Pourquoi ?
- Parce que c’est ton anniversaire, et que j’ai prévu une loooongue journée rien que toi et moi. Et au passage, on laisse Karina draguer Robin.
- Ok, ok…
Je m’assois difficilement et observe Felix. Il porte un débardeur gris foncé, un gilet noir très large dont la fermeture Éclair n’est fermée qu’à moitié et un pantalon large accordé à son débardeur.
- Où sont passés les costumes et vêtements chics, Felix ? C’est quoi ce look de rappeur ?
Même si c’est drôle, il est quand même assez charismatique.
- J’ai que deux tenues de ce style, je te rassure.
- Tu vas crever de froid.
- Mais non !
Je marmonne que si puis sors du lit, rejoignant la salle de bain pour me brosser les dents. J’enfile ensuite un pull blanc fin qui colle à la peau et moule ma poitrine et ma taille, que je rentre dans un jean slim bleu clair taille haute. Je coiffe mes cheveux en deux couettes lâches et coupe à nouveau ma frange rideau pour m’en faire une effilée. Je sors de la salle de bain et enfile un manteau noir qui descend jusqu’à mes mollets et que je laisse ouvert. Je pose sur ma tête un béret rouge grenat et mets à mes pieds des bottines à talons noirs. Je rajoute un petit sac noir en bandoulière.
Je cherche Felix du regard. Il n’est pas dans la chambre, alors je sors dans le couloir. Je le trouve en train de parler à une Karina défoncée, sur le pas de la porte de sa chambre.
- Bonjour, Suhua, me dit cette dernière en japonais, ce qui me fait bizarre.
- Coucou. Ça va ?
Je réponds moi aussi en japonais, décidée à m’exercer.
- Ouais. À peu près. Je me suis enfilée trois clopes et deux bouteilles de vin hier. J’ai la gueule de bois, mais j’ai vécu pire.
Je suis en train de réaliser tout le vocabulaire et les compétences que j’ai en écoutant Karina parler.
- Suhua et moi, on y va, annonce Felix, en français.
- Ok. Profitez bien. Et bon anniversaire, Suhua ! reprend Karina dans sa langue natale.
Ça fait trop bizarre d’alterner les deux langues.
Felix attrape ma main et nous quittons l’hôtel.
- On va où ?
- T’as décidé de parler japonais toute la journée ? me répond-il.
- Ouais. Alors réponds en japonais, s’il te plaît.
- Comme tu voudras.
Sa voix est beaucoup plus grave lorsqu’il parle japonais, tandis qu’elle est dans des tons assez medium en français. C’est fou ce que la voix peut changer d’une langue à l’autre. Personnellement, ma voix se fait plus aiguë en japonais, parce que j’ai une vision kawaii de cette langue.
Nous rejoignons d’abord un café style parisien parce que Felix veut faire son plein de pain suisse. J’accepte en me moquant de lui parce qu’il aime tout ce qui est français juste parce que ça fait chic.
- C’est faux. Tu es pas du tout chic, et pourtant je t’aime.
Je ne réponds rien et le fixe, faussement vexée.
- Alors ? Ça te laisse sans voix, hein ?
- Non. C’est juste que ta remarque ne méritait pas de réponse.
On entre dans le café. Le carrelage est une alternance de carrés blancs et noirs. Ils ont disposé des tables rondes roses avec des chaises vintages bleues. Au plafond pendent des spots lumineux et des plantes vertes. Ils ont ajouté un yucca de chaque côté de la porte. Le comptoir est neuf, propre et brillant. Derrière lui, il y a le mur rempli des étagères en bois sombre pour poser les différents baguettes, ainsi qu’un frigo pour conserver les gâteaux. Leurs pâtisseries trônent fièrement dans le bac du comptoir, bien mise en évidence : des tartelettes (aux fruits, au citron meringué, au chocolat et au caramel), des éclairs, des religieuses, des choux à la crème, des cupcakes, des muffins fourrés (chocolat, caramel, café et fruits rouges), des croissants, des pains au chocolat, et pleins d’autres viennoiseries.
C’est écrit en français partout, et même la serveuse n’est pas asiatique. Elle a des cheveux blonds foncés attachés en une queue de cheval, des yeux noisettes et des petites lèvres bleuies par le froid, malgré la chaleur du café. Elle s’avance avec un sourire et nous demande ce qu’elle peut nous servir avec un accent français prononcé, mais je suppose que j’ai le même.
- Un café noir et un café latte, ainsi que deux pains suisses, demandé-je.
- Sur place ou à emporter ?
Felix me considère, reposant la question silencieusement. Je réfléchis un instant puis réponds « sur place », étant donné qu’il n’est que six heures trente du matin et que l’on va mourir de froid dehors.
La serveuse fait couler deux cafés dans des gobelets en carton et s’occupe de disposer deux pains suisses dans des petites assiettes en carton, glissant deux serviettes en-dessous, posant le tout sur un plateau blanc. Elle ajoute les deux cafés et des petites cuillères en bois.
- Désirez-vous du sucre avec le café noir ?
- Non merci, décline Felix.
La serveuse nous fait payer puis nous attrapons le plateau pour aller nous asseoir. Il fait encore noir dehors, la ville de Yokohama n’est pas encore réveillée. Une légère pluie tombe, et les feuilles orangés de l’automne virevoltent dans les allées larges.
- Tu sais à quoi ça me fait penser ? demandé-je en arrachant un petit bout de mon pain suisse pour le porter à mes lèvres.
- Oui, je pense savoir.
- À Kyoto, dis-je quand même.
- Tu dis ça à chaque fois qu’on entre dans une boulangerie française.
- Parce que c’est vrai. Je retournerai à Kyoto, un jour.
Felix me lance un regard, une lueur à la fois triste et compréhensive dans ses yeux.
- Passe me voir, alors. Je serai content de te retrouver. Même si ce ne sera qu’en tant qu’amis, probablement.
Je bois une gorgée de café latte.
- Je ne me vois pas avec quelqu’un d’autre.
- Moi non plus, répond-il.
Mais pourquoi est-ce que j’ai parlé de ça dès le matin ? Sérieux, ça plombe l’ambiance.
Une clochette tinte et une adolescente en uniforme rentre rapidement, son sac jeté sur une épaule.
- Un café et un croissant.
- Vous faudra…
- À votre avis ? Si j’avais besoin d’autre chose, je vous l’aurais dit, non ?
La serveuse hésite et l’adolescente croise les bras.
- Dépêchez-vous, je suis en retard ! Certains font des vrais études, ils passent pas leur journée à faire des faux sourires et à mettre du pain dans des sachets.
- Excusez-moi, souffle la blonde en faisant couler le café.
Je ne peux m’empêcher de dévisager froidement l’adolescente. Sérieusement, pour qui elle se prend ? Elle débarque en furie, elle balance ce qu’elle veut sans dire ni « bonjour » ni « s’il vous plait », et elle engueule la serveuse en lui disant qu’elle n’a pas un vrai métier.
- Wow. Tu viens de réussir à cracher sur un métier, ignorer la politesse et te plaindre en moins de dix secondes, dis-je d’un ton calme mais tranchant.
L’adolescente me lance un regard hostile, l’air de dire « t’as un problème ? ». Elle s’approche et plaque ses mains sur notre table.
- Mêle-toi de ce qui te regarde.
Felix lui balance le contenu de son gobelet sur l’uniforme, et elle le fusille du regard.
- T’avais l’air pressée d’avoir ton café, je te l’ai donné rapidement, tu peux pas te plaindre.
Je me retiens de rire. L’adolescente balance une insulte puis s’en va du café, sans même avoir récupéré sa commande.
Je lève les yeux au ciel.
- Je regrette d’avoir abîmé des vêtements. J’aurais dû viser son visage.
Je souris à Felix.
- T’as plus de café.
- Je vais boire le tien, c’est pas grave.
- Sérieux ? dis-je en riant. Et moi, je bois quoi ?
- Tu peux lécher le sol, y a du café dessus.
Je lui donne un coup de pied sous la table. La serveuse nous interpelle pour nous remercier et nous lui sourions.
Après avoir pris notre petit-déjeuner, nous quittons le café et montons dans un bus pour nous rendre au Minato Mirai 21. Felix m’explique que c’est un peu le cœur futuriste de Yokohama, avec des gratte-ciels, un centre commercial, un parc d’attractions et des terrasses et cafés. Nous passerons la journée là-bas avant de nous rendre au quartier Noge pour la soirée.
Nous arrivons dans le quartier et je suis éberluée par la grandeur des bâtiments. J’ai l’impression d’être de retour à Tokyo, dans le quartier Shinjuku.
- Allez, dépêchons nous de rejoindre la Landmark Tower.
- Tu m’embarques encore dans un truc où j’aurais le vertige !
Felix sourit et entrelace ses doigts au mien.
- Si on se dépêche, on verra le lever du soleil depuis l’observatoire Sky Garden, au soixante-neuvième étage.
- Combien de mètres de haut ? demandé-je, un soupçon de panique dans la voix.
- Deux-cents soixante-treize mètres d’altitude.
- Felix !
Il serre ma main tout en commençant à me tirer dans les rues.
- Ne t’en fais pas, l’ascension se fait dans un ascenseur qui nous y amène en quarante secondes.
Nous arrivons presque en courant en bas de la Landmark Tower. Le soleil n’est pas encore levé, du moins on ne le voit pas, mais le bas du ciel commence à s’éclaircir. Felix me tire en disant « vite » dans l’entrée, pour payer les deux billets. Il n’y a quasiment personne comme il est six heures cinquante-sept, alors nous arrivons rapidement dans l’ascenseur.
Il monte à une vitesse fulgurante, et la pression installe une sensation de bouchonnement dans mes oreilles. Les deux portes de l’ascenseur s’ouvrent en émettant un bip et je m’accroche au bras de Felix.
Nous nous approchons de la vitre et ce que je vois est magnifique. Le soleil se lève, orangé, dans le ciel qui devient bleu clair, et ses rayons éclairent lentement Yokohama, qui s’étend sous nos yeux. Il paraît qu’on peut voir le mont Fuji par temps clair, mais je ne l’aperçois pas. Je sors mon portable pour prendre une photo mais le range vite, profitant de la vue.
Un seul coup d’œil vers le sol installe un sentiment de malaise dans mon ventre et je vacille, alors je serre plus fermement le bras de Felix, qui dépose un baiser sur ma tempe.
*Paroles de la chanson Case 143 de Stray Kids

Annotations