Chapitre 65 - Felix
7 novembre – 7 heures 01
Yokohama
Ce que je vois est magnifique. Et je ne parle pas de la vue sur Yokohama.
Je fixe Suhua, son béret de travers, ses cheveux déjà décoiffés à cause de notre course dans le quartier Minato Mirai 21, et le coin de ses lèvres légèrement tâché de sucre glace. Elle est accrochée à moi et fixe la vue avec un sourire, même si elle s’est mise à trembler quand elle a fait l’erreur de regarder en bas. Elle a toujours ce réflexe idiot de vérifier la hauteur.
- Après, on va au musée CupNoodles.
- Le nom est trop bizarre. C’est quoi ?
- Le musée des nouilles instantanées.
Suhua tourne la tête vers moi, incrédule.
- Tu me fais marcher ?
- Non.
- Wow, ça a l’air d’être une expérience à vivre.
Je lui souris.
- Je sens que ça va surtout me donner faim.
Suhua tapote mon épaule dans un geste faussement rassurant.
- N’oublie pas : signe lunaire taureau.
Sans prévenir, je la prends dans mes bras. Suhua ne bouge pas. Elle reste contre moi, le sucre glace au coin de ses lèvres.
- Je n’ai pas envie que tu partes.
Je suis sérieux. Qui sera là pour m’emmerder en mettant ma personnalité sur le dos de mon signe astrologique ? Si elle part, Suhua va trop me manquer. Ses piques constantes. Sa maladresse habituelle. Ses plaisanteries complètement décalées.
Qu’est-ce que je raconte ?
Je me détache puis lance :
- On y va ?
Ma petite amie hausse un sourcil avant de me suivre dans l’ascenseur pour redescendre.
Sur le trajet jusqu’au musée des nouilles, Suhua reçoit un appel de Karina. Elle décroche et demande l’autorisation à ma sœur de mettre en haut-parleur pour que j’entende, et elle accepte.
- Bon, c’est quoi, ton problème ? Je suis en sortie en amoureux avec ma copine, là, lancé-je à ma sœur.
- Je trouverai toujours le moyen de vous faire chier.
- C’est méchant, Karina, se plaint Suhua.
- Bon, voilà, Robin veut coucher avec moi. Je sais même pas quoi lui dire.
- Honnêtement, t’en as envie ou pas ? demandé-je.
- Ouais, mais je veux pas refaire la même erreur qu’avec Akira !
- Ne le fais pas. Enfin, c’est qu’un conseil. Mais le fait de coucher avec lui détruira votre amitié et je pense que ça pourrait compromettre un avenir amoureux, souffle Suhua.
Je ne lui fais pas remarquer qu’elle était à deux doigts de coucher avec moi quand elle est rentrée ivre après une soirée dans un bar avec ma sœur.
- Comment ça ?
- Oh, c’est pas censé être toi, l’experte en séduction ? questionne Suhua.
Nous arrivons devant le musée CupNoodles et je lance un regard à ma petite amie. Je lui souffle à l’oreille de m’attendre ici en finissant sa discussion avec Karina le temps que j’aille acheter les tickets.
Je rentre dans le musée et me présente à l’accueil, où un vieil homme tape sur le clavier d’un ordinateur. Je tapote sur le comptoir pour lui signaler ma présence avant de m’incliner légèrement pour lui dire bonjour.
Un coup d’œil dehors me permet de voir que Suhua est toujours au téléphone, tandis que le secrétaire imprime les billets. J’en veux un peu à ma sœur d’encore s’interposer entre Suhua et moi, surtout aujourd’hui où j’avais prévu une journée rien qu’à deux.
Les tickets en main, je ressors du musée et indique à ma petite amie qu’on y va. Elle dit « salut » à Karina, qui n’avait pas fini de lui raconter ses déboires sexuels, avant de raccrocher.
- C’est bon. Je suis toute à toi, dit-elle sur un ton joyeux en attrapant ma main.
- Si ça pouvait être comme ça toute la journée…
Suhua opine du chef alors que nous entrons dans le musée. Après avoir passé l’accueil, nous entrons dans une salle où différents emballages de nouilles instantanées sont exposés.
- Tu crois qu’ils ont récupéré les emballages des nouilles qu’on a mangées à Osaka ?
- Malheureusement non, Suhua, parce que je les ai jetés.
- Au moins la marque.
Je souris.
- Ça, c’est probable.
Après avoir observé le mur et une installation artistique autour des idées et philosophies de Momofuku Ando, un inventeur, nous nous rendons à l’atelier My CUPNOODLES Factory, où on peut créer nos propres nouilles personnalisées.
Suhua et moi recevons un gobelet vierge, où nous pouvons dessiner avec des feutres colorés.
- Felix, je te propose un truc : tu fais pour moi et je fais pour toi.
- Ça marche.
- Interdiction de regarder ce que l’autre fait !
- Ok !!!
Avant que nous ne dessinions, le personnel place un bloc de nouilles pré-frites dans le gobelet.
Je dessine sur le gobelet blanc un axolotl, sauf que comme je ne sais pas dessiner ça ne ressemble à rien. J’écris son prénom en français et en caractère japonais avec des petits cœurs autour, et je cherche les trois dessins qui représentent ses signes astros : scorpion, bélier et poisson. J’ajoute la citation du Château dans le ciel qu’elle aime tant. « Tu m’as donné la force de vivre ».
Je décide de ne pas trop charger la déco du gobelet, alors je m’avance pour choisir une base de soupe parmi les quatre proposées : original cupnoodles, au poulet et légumes, curry, seafood, avec des saveurs marines et un bouillon et chili tomato, légèrement piquant.
Je choisis la base de soupe au curry, puis m’avance pour choisir quatre toppings parmi les douze proposés. Je mets des nazo niku, des boulettes de viande. J’hésite pour les trois autres. Je finis par choisir les crevettes, des surimis au crabe et du maïs.
Je referme le gobelet et le tiens fermement dans ma main, pour ne que Suhua ne le voit pas. Cette dernière s’avance vers moi et me tend mon propre pot de nouilles.
Elle a écrit mon prénom en grand et en français, avec des reproductions de logos de marque de luxe à côté. Suhua a dessiné une fleur de cerisier rose et un petit pavillon traditionnel entouré de bambous et d’une boulangerie parisienne, et je reconnais immédiatement l’endroit. Ma petite amie a redessiné ma villa à Kyoto.
Elle a choisi comme base de soupe celle au chili tomato, et elle a mis les toppings crevettes, oignons, kimchi et fromage.
- Suhua… dis-je en observant le dessin avec attention.
- Dis, tu garderas le gobelet ?
- Oui. Promis. Même si ma maison est plus grande que sur le dessin.
Je lui tends son propre pot de nouilles et elle fixe les dessins en riant.
- On les mangera ce midi, proposé-je.
- Ok !
Nous quittons le musée et passons dans une épicerie à côté pour acheter un petit sac où mettre nos gobelets de nouilles, car Suhua refuse catégoriquement de les laisser dans son sac à elle.
- On va où ?
- MARK IS Minatomirai. Un centre commercial.
- Tshiò-khóo !
Je tourne la tête vers elle, interloqué.
- De quoi ?
Suhua lève ses yeux vers moi et sourit.
- Ça veut dire « super » en taïwanais. Et en mandarin, c’est 太酷了, « tài kù le ».
- Cool. Tu m’apprendras le mandarin.
- Non, parce qu’après tu parleras français, anglais, japonais, coréen et mandarin. Et tu me surpasseras.
- Mais c’est déjà le cas, Suhua.
Elle rit. Je souris.
Nous entrons dans le centre commercial, et elle commence par faire les boutiques de bijoux. Suhua regarde les colliers, les bracelets, les bagues et les boucles d’oreilles.
- Tes oreilles ne sont même pas percées.
- Il existe des boucles d’oreilles à clip !
- T’as peur des aiguilles ?
Suhua secoue la tête.
- Non. Juste, j’avais pas envie de me percer les oreilles.
Elle attrape des bagues en or et s’amuse à les glisser sur mes doigts, cherchant celles qui m’iraient le mieux.
- C’est ton anniversaire, pas le mien, lui dis-je en retirant les bagues. Choisis un truc. Ou deux. Voire quatre ou cinq. L’argent n’est pas un problème.
Suhua opine du chef et dépose un baiser sur ma joue avant de chercher des bijoux. Elle revient vers moi avec deux bracelets fins en or, l’un avec une fleur de lotus, l’autre avec un hiragana. À la vision des bijoux, je touche immédiatement le fil rouge avec une perle de saphir accroché à mon poignet. Celui qu’elle a acheté au quartier chinois de Nagasaki. Mes yeux descendent automatiquement sur son poignet, où le même bracelet mais avec une perle de jade est enroulé.
Il est tellement discret que personne ne l’a remarqué. Je l’ai même glissé dans ma valise quand Suhua m’a quitté. Je l’ai reporté dès qu’on s’est remis en couple.
- Tu ne veux rien d’autre ?
- Non. C’est déjà bien.
- Ça va, ça coûte que trois-milles quatre-cents trente yens*. C’est pas cher, la rassuré-je.
- C’est pas le problème.
- Parce que y a un problème ?
Suhua secoue la tête.
- Non, mais ce que je veux dire c’est que c’est pas important si j’ai pas de cadeaux.
- Parce que c’est moi, ton cadeau ? plaisanté-je.
- Non, répond-elle avec un sourire moqueur.
Je souris puis passe en caisse pour lui payer les bracelets. Nous sortons du magasin, Suhua avec ses bijoux à son poignet, et je la prends dans mes bras, serrant son corps contre le mien.
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Ton câlin d’anniversaire.
Suhua relève la tête et forme un baiser avec ses lèvres.
- Et mon bisou d’anniversaire ?
- Plus tard, soufflé-je tout en posant mes lèvres sur sa joue.
Nous continuons à faire les boutiques et nous nous arrêtons à midi pour manger nos nouilles. L’assemblage que Suhua m’a fait est totalement aléatoire, mais c’est quand même bon. Le mien lui plait aussi, elle finit tout en dix minutes.
*Un peu moins de 20€

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