Chapitre 70 - Suhua
8 décembre – 11 heures 01
Sendai
Je fixe les ingrédients qui s’étalent sous mes yeux : du riz, du saumon, du concombre, des carottes, de l’avocat, des tomates cerises, du vinaigre de riz, du sucre et de la sauce soja salée. Le plan de travail de la cuisine du chalet est propre, ce qui ne sera plus le cas dans quelques instants.
Karina et Robin sont partis en sortie en amoureux, leur première, tandis que Felix a décidé de m’apprendre à cuisiner un chirashi*.
- On commence par quoi ? demandé-je.
- Couper le saumon en cubes.
J’attrape une planche à découper et un couteau, et je m’attaque à retirer la peau du poisson.
- Suhua, ça commence mal.
- Qu’est-ce que j’ai fait ?
- Tu sais pas te servir d’un couteau !
Felix râle en attachant ses cheveux blonds en un petit chignon et retrousse ses manches. Il attrape le couteau et me montre comment je suis censée le tenir et découper.
Quand j’essaye, il se plaint que je ne le fais pas correctement.
- Mets ton index ici !
- Mais il y est !
- Pas totalement.
- Rah, c’est bon, je vais pas le poser au millimètre près, non plus !
- Si ! Fais un effort, Suhua, je tiens à manger !
Je ris et repositionne mes doigts sur le couteau avant de couper des petits cubes de saumon. Quand j’ai fini, Felix les fixe d’un œil sceptique, les bras croisés.
- Quoi, encore ?
- Ils sont un peu petits.
- Oh, ça va, t’es pas cuisinier, non plus !
- Et si. Cooking like a chef, I’m a five star Michelin**.
Je le frappe et pointe le couteau vers lui.
- Arrête de te vanter, ou je te découpe en petits morceaux, toi aussi.
- Ok, ok !
Il m’indique ensuite de rincer le riz à sushis puis de faire bouillir l’eau. Je dois ensuite éplucher les concombres et les carottes et les couper en petits cubes et rondelles. Je découpe les tomates cerises en deux, sous l’œil attentif de mon petit ami, puis je m’avance vers la casserole d’eau chaude. Il y a des petites bulles dans le fond.
- Ça bout, là, non ?
Felix se penche pour observer et secoue la tête.
- Non.
- Tu m’as dit « quand il y a des bulles ».
- Oui, quand il y a des bulles à la surface.
Pendant que je mélange le saumon cru à la sauce soja en attendant que l’eau ait atteint cent degrés, Felix s’adosse au comptoir.
- D’ailleurs, est-ce que tu savais que Felix Lee pensait réellement qu’il y avait cinq étoiles au guide Michelin alors qu’il n’y en a que trois, mais que Han, un autre membre qui a écrit la ligne, l’a fait exprès pour dépasser les limites et montrer leur supériorité ?
- T’en as d’autres, des infos inutiles comme ça ?
- L’amour peut littéralement rendre aveugle. Les scientifiques ont découvert que l’amour peut réduire l’activité dans les régions du cerveau associées à la critique et au jugement. D’ailleurs, le coup de foudre est réel : les recherches ont montré que les personnes qui tombent amoureuses rapidement ont une activité accrue dans les régions du cerveau associées à la récompense et aux plaisirs.
J’opine du chef, écoutant attentivement les choses aléatoires qu’il sait.
- Les personnes qui rient ensemble ont plus de chances de tomber amoureuses.
- Celle-là, tu l’as inventée, dis-je en plongeant le riz dans l’eau bouillante et en mettant un chronomètre de douze minutes.
- Non ! Le rire partagé peut renforcer les liens émotionnels et créer une connexion spéciale entre les personnes.
Je mélange le riz dans l’eau bouillante et prépare une passoire.
- Tu vois que tu t’en sors, lance Felix.
- T’as pas encore goûté.
Il hausse les épaules et m’indique de verser du vinaigre de riz mélangé à du sucre dans une petite casserole et de faire chauffer un peu. Je m’exécute, touillant avec une cuillère en bois.
J’égoutte le riz et le mélange au vinaigre sucré, puis je sers dans deux bols les grains, le saumon et les crudités.
Nous nous installons sur la table basse avec des baguettes et commençons à manger.
- C’est bon ? demandé-je en fixant Felix.
- Non.
- Ah bon ?
Mince. Je pensais que c’était bon. J’aime bien, personnellement. Je n’ai quasiment rien fait, mais je trouve que j’ai quand même bien cuisiné.
- Non, je rigole ! Oui, c’est bon. En même temps, tu as un bon professeur.
- J’ai eu peur, Felix ! Je t’ai cru.
Il hausse les épaules tout en finissant son chirashi.
- C’est pas grave, tu sais, si tu sais pas cuisiner. Il suffit de te trouver un cuisinier.
- J’ai pas l’argent de me payer un cuisinier. Et ça servirait à rien, je t’ai toi, dis-je en mettant en bouche un bout de saumon.
- Je parle à long terme.
- Je parlais à long terme aussi.
Felix relève la tête.
- Quoi ?
- On va faire la vaisselle ?
- Att…
Je me lève et disparais dans la cuisine avec un sourire. J’ai décidé de ne pas lui dire frontalement mon choix et de lui en parler implicitement. Il finira bien par comprendre que je veux rester avec lui, non ?
*Bol avec un sushi décomposé
**Paroles prononcées par Felix Lee dans la chanson God’s Menu de Stray Kids, signifiant littéralement « Je cuisine comme un chef, je suis un cinq étoiles du guide Michelin ».

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