Chapitre 74 - Suhua
31 décembre – 19 heures 24
Rochefort-en-Terre
Je suis face à ma mère dans l’entrée de la maison, ma valise et celle de Felix en main. Je baisse les yeux, retire mes chaussures et monte à l’étage sans un mot pour aller les poser dans ma chambre. Les rideaux blancs à motifs de cerisiers sont fermés, tout comme le volet en bois qu’il faut plier. Mon lit double est sous la fenêtre, et ma table de nuit avec mon réveil et un livre est derrière. Sur mon bureau, au mur opposé, se trouve mes dessins, des recettes et mon ordinateur portable. Il y a de l’autre côté de la porte ma bibliothèque avec tous mes livres, deux figurines de mangas et une photo de mon frère et moi, quand nous avions seize et treize ans. L’époque où j’avais un appareil dentaire. En face, ma commode avec tous mes anciens vêtements.
J’allume la lumière de ma chambre, une simple ampoule jaunâtre qui pend depuis un fil tordu. Je dépose ensuite les valises derrière le lit et redescends les escaliers.
Ma mère est assise à table, une tasse de café devant elle et une autre posée face à mon ancienne place. Je m’y assois, gênée, et bois directement une gorgée du café au lait que m’a préparé ma mère.
Je ne sais pas si je dois parler en premier, ou si ma mère a l’intention de m’assaillir de questions. Je me racle la gorge et retire mon pull en laine, me retrouvant en débardeur, ayant l’impression que la chaleur est suffocante. Je bois une nouvelle gorgée de café, me lève jusqu’à la cuisine, attrape des cigarettes russes et retourne m’asseoir. Je mange les cinq biscuits que j’ai pris en seulement quelques minutes, et ma mère n’a toujours pas parlé. D’un geste nerveux, j’attache mes cheveux puis lance :
- Je suis désolée. Désolée de t’avoir menti. Désolée d’être partie au Japon pendant un an sans donner de nouvelles. Désolée de revenir sans prévenir.
Ma mère hausse un sourcil et se passe les mains sur le visage.
- Et désolée de ?
Je plisse les yeux puis secoue négativement la tête.
- Non. Je ne suis pas désolée d’avoir auditionné pour ce film. Tout simplement parce qu’être actrice était mon rêve, et que tu m’en as empêché. Je suis majeure, si je veux auditionner, je le fais.
- Tu es majeure, mais tu vis encore sous mon toit et j’étais ta patronne, répond ma mère.
J’opine du chef, tenant la tasse entre mes deux mains.
- Je sais. J’économisais le salaire que tu me versais pour m’acheter mon propre appartement. Et je comptais être l’actrice principale de ce film pour gagner encore plus d’argent. Je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas que je sois actrice.
Maman hausse ses deux sourcils et prend une gorgée de café. Elle jette un œil à la neige qui se met à tomber dehors.
- Parce que ce n’est pas un métier fixe, que ce soit financièrement ou géographiquement parlant. Quand tu es acteur, tu n’es jamais chez toi, et l’argent que tu gagnes dépend du succès de ton film. Tu es exposée au monde entier.
- Et alors ? C’est ma vie, pas la tienne.
- Toi qui voulais absolument le grand amour, tu ne l’aurais jamais obtenu en étant actrice. Tu aurais dû sortir en cachette dans la rue pour que les gens ne te reconnaissent pas. C’est de cette vie-là que tu veux ?
- Si elle me convient, cette vie-là ?!
Ma mère fronce les sourcils et pince les lèvres.
- Moi, elle ne me convient pas. Tu es ma fille, je veux prendre soin de toi, et je t’évite les problèmes. Ton métier de serveuse était très bien !
- Il était très bien, d’après toi. Et qu’est-ce que ça peut te faire, que j’ai des problèmes ? Tu préfères Suhui ! Comme Papa ! Tous les deux, vous préférez mon frère. Pourquoi ? Parce qu’il est ingénieur ?
- Je ne préfère pas Suhui.
Je me tasse dans ma chaise et croise les bras. Ma mère ment très mal.
- Tu as toujours fait du favoritisme, arrête.
- Non, c’est toi qui vas arrêter ta crise d’ado en manque d’affection. Ton père et moi – du moins, moi – aimons autant ton frère que toi. Parce que vous êtes nos enfants. C’est tout.
- Non, c’est faux. Je ne te crois pas. Laisse-tomber, ce n’est pas le sujet.
Ma mère souffle bruyamment et prend une nouvelle gorgée de café. Je l’imite puis croise à nouveau les bras sous ma poitrine.
- Ok. Je t’ai virée sur un coup de colère. Je ne veux pas que tu sois actrice, mais ok, c’est ta vie. Maintenant, va falloir m’expliquer comment tu pars pendant un an et tu reviens avec un inconnu. Tu as fait quoi, au Japon ?
Son ton est froid. Elle ne m’a pas pardonnée pour les auditions du film, mais elle laisse couler. Je m’en fous totalement. Maman peut bien penser ce qu’elle veut, tant qu’elle me laisse tranquille.
- J’ai rencontré Felix dans une gare, réponds-je. Je lui ai demandé de me faire visiter le Japon, et il m’a proposé un road-trip d’un an.
- Donc toi, tu pars faire des road-trip d’un an avec un inconnu, dans un pays inconnu ?
Je relève le menton et souris fièrement.
- Exactement. Je n’ai pas écouté tes mises en garde. J’ai quand même fait attention le premier mois, mais Felix était juste sympa.
Ma mère lève les yeux au ciel.
- Super, tu es en couple avec lui, et il se casse demain matin. Je t’avais pourtant prévenue qu’ils partaient tous. Ne t’avise pas d’être triste ou de pleurer, Suhua Liu. Dès que ton mec part, tu reprends ta vie ici.
- Non.
- Pardon ?
Je pose mes coudes sur la table et répète « non ». Maman éclate d’un rire sarcastique.
- Ok, Maman, laisse-moi recommencer depuis le début, parce qu’il faut vraiment qu’on discute sérieusement et sans s’énerver, sinon on sera fâchées pour toujours.
J’ai beau être en colère contre elle et la détester, je l’aime quand même.
- Je suis allée au Japon après que tu m’aies virée. Décision impulsive et dangereuse, je te l’accorde. Tout comme le road-trip avec Felix. Mais ça ne change pas que je suis tombée amoureuse de lui et inversement. Je rentre en France pour le Nouvel An et pour m’expliquer avec toi, mais après, je repars faire ma vie avec lui. Parce que je l’aime, que je suis majeure et que je fais ce que je veux.
- Tu comptes devenir actrice ?
Je secoue la tête.
- Non. Je compte me lancer dans des études de thérapie pour les couples et ados traumatisés.
- C’est spécifique. Tu devras faire d’abord des études de thérapie.
- Je sais, je me suis renseignée sur le sujet.
Je lève mes yeux vers elle.
- Est-ce que tu acceptes la décision que j’ai prise ?
- Est-ce que j’ai le choix ? demande-t-elle, ennuyée.
- Oui, mais ça ne changera pas le mien.
Maman soupire.
- Non, je n’aime pas ta décision. Mais de toute façon, tu es trop têtue pour m’écouter. Je pense qu’on peut rappeler Suhui, Lia et ton copain.
- D’accord.
Je sors de la poche de mon jean mon téléphone qui démarre. Je suis soulagée que ma mère me laisse faire ma vie. On ne s’est pas expliquées, mais nous n’y arriverons jamais, parce que ma mère est verseau. Et les scorpions détestent les verseaux. Et, si on met de côté l’astrologie, je n’ai jamais pu m’entendre avec Maman. Au moins, nos échanges se sont un peu détendus à la fin.
Je tape mon code PIN sur mon smartphone puis le code de déverrouillage, puis je clique sur l’application de messages.
Moi : Felix. C’est bon, vous pouvez rentrer.
Felix : Attends, ton frère arrête pas de me poser des questions pour vérifier que je suis pas un toxico.
Moi : Normal. Il a dû te demander tes addictions.
Felix : Si j’étais pas nerveux, j’aurais plaisanté en disant « toi ». Mais Suhui fait trop peur.
Je ris doucement en lisant le message de Felix.
Moi : Ok. Vous pouvez rentrer, hein.
Felix : OUI !!! Je te manque tant que ça ?
Moi : C’est ça. Tu me manques.
Felix : Toi aussi. Et je suis sérieux. Tu vas vraiment me manquer, Suhua. Mais c’est cool si tu t’es réconciliée avec ta mère. La vie que tu mèneras à Rochefort-en-Terre sera mieux si t’es pas énervée contre elle.
Felix n’a toujours pas compris les milliards de sous-entendus que j’ai fait. Ou alors, il a compris mais il se dit qu’il doit mal interpréter ce que je lui dis.
Moi : C’est ça.
Felix : On arrive. Love U
Felix : J’avais oublié que tu parlais pas anglais.
Moi : Nan, mais ça je comprends.
Felix : Tu es insensée
Moi : Je t’ai déjà dit que « je t’aime » était un des premiers trucs qu’on apprenait à dire dans une langue.
Felix : Ok, ok.
Je range mon portable au moment où j’entends la voix de Suhui dans le couloir. Je me dirige vers la porte et elle s’ouvre, révélant mon petit ami, mon frère et sa copine.
Felix me prend immédiatement dans ses bras et une chaleur naît dans mon bas-ventre.
Hasard. Suhua, il va falloir résister à tes envies ! Ta famille est là.
Mon corps a décidé de ne pas écouter le mantra que mon cerveau répète, car mon bassin se plaque à celui de Felix.
SUHUA ! REPRENDS-TOI, MERDE !
Malgré tout, mon envie ne fait qu’augmenter. Je n’embrasse pas Felix parce que ce serait beaucoup trop gênant de le faire devant mon frère, Lia et ma mère, surtout avec un taux de désir aussi élevé dans le corps.
Je croise le regard coquin de mon frère et le fusille du regard, mais il sourit malicieusement.
Ce petit con a compris.
- Maman ! On a oublié de passer au supermarché chercher de quoi manger ce soir ! hurle soudain Suhui.
- Ah bon ? Tu aurais pu y aller, tu étais dehors.
- Oui, répond-il. Lia, viens avec Maman et moi.
- Vous venez, vous ? demande ma mère.
- Non.
- Je reste avec Suhua, alors, répond Felix.

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