Chapitre 76 - Felix
1er janvier – 00 heure 00
Rochefort-en-Terre
- BONNE ANNÉE ! hurlent des Suhui, Lia et Xinyi bourrés.
- Bonne année, rit Suhua en se remplissant un troisième verre de champagne.
- Bonne année, réponds-je.
Suhui et Lia s’embrassent sans aucune gêne et je détourne le regard, tandis que la mère de Suhua rit comme une baleine.
Je pousse un soupir en regardant leur four qui indique minuit pile.
Plus que huit heures.
Suhua vide d’une traite son verre puis se lève, les joues rosées. Elle n’est pas ivre, mais elle est un peu pompette. Elle s’approche de moi et dépose un baiser sur ma joue, puis elle se dirige vers l’entrée et met son manteau et des bottines à petits talons.
- Viens, lance-t-elle.
Je la rejoins pour mettre mes propres chaussures et Suhua ouvre la porte. Nous descendons les escaliers, arrivant dans l’arrière-cuisine du restaurant, puis nous sortons dehors. Il fait frais, il y a un peu de vent. La neige tombe et se dépose dans les cheveux bruns de Suhua, qui fourre ses mains dans ses poches.
- J’ai besoin de prendre l’air. Il fait super chaud dans l’appart.
- Ok.
Nous revenons dans la rue principale et commençons notre petite marche digestive et nocturne. La ville est éteinte : aucune lumière, aucune voiture, aucun passant.
Je glisse ma main dans sa poche pour entrelacer ses doigts aux miens. Suhua me sourit avant de reposer ses yeux sur la neige qui tombe.
- Ça fait un an qu’on s’est rencontrés, souffle-t-elle.
- En effet. Enfin, il faut attendre sept heures et quelques.
- C’est vrai.
Suhua sort sa langue de sa bouche dans l’espoir d’attraper un flocon. Je souris et penche la tête en arrière, sortant ma langue aussi. Quelque chose de froid se dépose dessus et je referme la bouche.
Mes pieds s’enfoncent dans le sol enneigé, mes chaussures grincent. Je m’amuse à retirer les flocons des cheveux de Suhua, mais c’est impossible.
Je lève les yeux vers le ciel. On ne distingue même pas la lune.
- Je suis sortie aussi parce que je voulais parler avec toi, reprend Suhua.
- Parler de quoi ?
De nous.
Je ne sais même pas pourquoi je pose la question.
- Tu sais, Felix… Tu aimes regarder les étoiles ?
- Oui. Et la lune, aussi.
Suhua m’offre un sourire lumineux, comme si c’était la réponse qu’elle attendait.
- Très bien. C’est vrai que la lune est belle. Mais c’est aussi ça, son défaut. Elle est magnifique, mais inaccessible. Quand on tombe amoureux de la lune, on en oublie les étoiles. Pourtant, même si on ne les regarde plus, elles sont toujours là, à nous attendre. Quand on repense à elles, on réalise à quel point elles sont indispensables, et on ne les oublie plus jamais.
Je hoche la tête, pas sûr de comprendre ce qu’elle me dit.
- Tu le savais ?
- Euh, non.
Suhua rit et resserre ses doigts sur les miens. Je m’arrête soudainement et attire Suhua contre moi. Je lui fais un long câlin. Je respire son odeur. Je m’imprègne de son contact. J’essaye d’imprimer sur ma peau ses bras autour de ma nuque, sa poitrine qui s’écrase contre mon torse, ses jambes se mêlant aux miennes.
- Tu vas me manquer, Suhua Liu. Très fort. Je ne t’oublierai pas. Tu vas me manquer, répété-je.
- Pas toi.
Je me décale et observe son visage. Ses yeux en amande, bruns. Ses longs cils. Ses joues rosées. Ses cheveux bruns et bouclés, pleins de neiges, qui cascadent jusqu’à sa chute de reins. Ses lèvres roses. Son petit nez retroussé.
- Ce n’est pas le moment de plaisanter, Suhua.
- Je ne plaisante pas. Tu ne vas pas me manquer.
Mon cœur cogne dans ma poitrine. Est-ce que je suis le seul à être encore amoureux ? Je fronce les sourcils.
- Su…
- Comment pourrais-tu me manquer, alors qu’on sera ensemble ?
- Suhua…
- Je pars avec toi, demain. J’ai pris un billet d’avion. Il faut juste que je fasse ma valise.
Je déglutis et pose mes mains sur ses joues froides, caressant ses lèvres avec mon pouce droit.
- Combien de temps ?
- Je ne sais pas. J’espère mourir à plus de quatre-vingt dix ans, mais je n’en sais rien. Disons que je serai ta CDI. Compagne à Durée Indéterminée.
Je souris et me retiens de l’embrasser.
- Tu veux dire que… tu restes pour toujours ?
- Oui.
- Mais ? Pourquoi tu as changé d’avis ?
- Je n’ai pas changé d’avis, puisque je n’avais pas pris de décision. C’est juste que… J’ai vécu en France. Je suis née et j’ai grandi ici. Mais je n’ai plus aucune attache. Je dois recommencer ma vie : trouver un travail et déménager. Alors autant le faire avec… avec la personne dont je suis amoureuse.
- Suhua…
Je me penche et pose mes lèvres sur les siennes. Je suis tellement heureux. Suhua reste avec moi ! Ma petite amie s’accroche à ma nuque et sourit en se décalant.
- Tu laisses tes amies derrière toi ?
Suhua hausse les sourcils et me lance un regard rempli d’innocence.
- Non, pas vraiment. Clémence était plus une collègue, et pour Jade… C’était ma meilleure amie au collège. On se voit plus trop.
Je serre sa main puis nous reprenons notre marche dans le village enneigé et endormi. Nous avançons en silence, dans le noir. Une petite fumée s’échappe de nos lèvres quand on respire, ma gorge me brûle à cause du froid et mes doigts sont engourdis, mais je me sens bien.
- Il faut rentrer, souffle Suhua. J’ai une valise à préparer, et il faut qu’on dorme. Si on veut arriver à huit heures à l’aéroport de Rennes, on devra se lever à six heures trente.
Notre nuit sera très courte, en somme. Nous regagnons donc la maison, puis sa chambre. Suhui et Lia sont déjà au lit, et la mère de Suhua range tout en titubant à cause de l’alcool dans son sang.
Je m’assois sur le lit de Suhua, la chambre éclairée seulement par la petite ampoule grésillante. Suhua fourre dans sa valise des vêtements auxquels elle est attachée, ses livres préférés (ce qui signifie qu’il n’en reste que deux dans sa bibliothèque), son carnet de santé, des photos, ses dessins, ses bijoux… Elle se met ensuite sur la pointe des pieds pour attraper un sac au-dessus d’une armoire en bois, mais elle est trop petite.
- Merde, l’escabeau est dans la chambre de Suhui… Eh, Felix, viens m’aider.
Je me lève et m’approche. J’ai juste à tendre un peu le bras pour réussir à attraper le sac, qui est très lourd.
- Tu es trop petite ! Tu mesures combien ?
Suhua hausse un sourcil.
- Un mètre soixante-six. Et toi ?
- Un mètre quatre-vingt deux. T’as pas assez mangé de soupe quand tu étais jeune, Suhua. J’allais dire quand tu étais petite, mais tu l’es encore, alors…
Je ne finis pas ma phrase parce qu’elle me frappe.
Je ris puis soupèse le sac.
- Y a quoi là-dedans ? Ça pèse une tonne, ton truc.
- Abuse pas. C’est… des souvenirs de quand j’étais petite. J’entasse tout là-dedans.
Elle ouvre la fermeture Éclair et sort du sac des cahiers de cours, des vieux téléphones, deux bouteilles de parfum vides, des papiers pliés et quelques canettes de sodas avec des designs spéciaux et colorés.
- Tu as gardé tout tes cahiers de maths ?
- C’est la matière où j’étais la plus nulle ! Je comprenais rien, alors je les ai gardés au cas où.
- Pff, ça te sert à rien ! Et c’est quoi, ces papiers ?
Suhua les attrape et les pose contre sa poitrine en me fixant d’un œil méfiant.
- C’est privé.
- Ah oui ? Alors passe-les moi. Je suis curieux.
- Non.
- Allez ! C’est quoi ? Des pages arrachées de ton journal intime où tu dis « Cher journal, aujourd’hui, j’ai rencontré Victor. Il est tellement beau, je crois que je l’aime. Il m’a souri dans les couloirs, tout à l’heure » ?
- Alors, non ! Parce que tu es mon premier amour, donc je n’ai jamais eu de crush sur ton Victor imaginaire. C’est pas que c’est privé, mais je ne voudrais pas te rendre jaloux. Vois-tu, Felix Nagashi, ta petite amie avait beaucoup de succès au collège et lycée.
- Tu m’as dit à Kyoto que tu n’avais pas de succès.
- J’ai dit que je n’avais pas de succès, mais que j’avais eu quand même plusieurs déclarations.
- Donc tu avais du succès.
Je lève les yeux au ciel et lui arrache des mains les papiers pliés. Je les ouvre et essaye de déchiffrer l’écriture des garçons qui étaient amoureux de Suhua, puis je lis à voix haute.
- « Suhua Liu, enfin, je crois que c’est comme ça que tu t’appelles, parce que j’ai entendu ton nom dans le couloir, et tu as répondu. Mais peut-être que je suis à côté de la plaque. Bref, je ne sais pas si tu me connais, mais je m’appelle Marko Lemoulec et je suis en 4ème3. Je suis beaucoup avec Baptiste Angeloski, tu dois le connaître, tu étais dans sa classe en 6ème. En fait, je te trouve belle, et à force de te regarder, je suis devenu… amoureux de toi. Tu es toujours avec Jade et Raphaëlle, parfois tu aimes traîner avec Vanessa, la meilleure amie de Céline (qui est aussi dans ma classe). Céline et Baptiste ont insisté pour que je te dévoile mes sentiments, alors je pose cette lettre dans ton casier. Voici mon numéro : 07 89 45 78 23. Appelle-moi, Suhua Liu. De la part de Marko Lemoulec. »
J’éclate de rire.
- Le mec te connaissait même pas ! Il t’a juste vue trois fois dans un couloir.
Je regarde les autres lettres, six papiers, si on compte celui de Marko. Il y a eu un dénommé Gabriel Daligo, un Kewan Botin, un Raphaël Costes, un Pierre qui n’a pas donné son nom de famille et un Maé Guérain.
- Si ces mecs savaient avec qui tu sortais maintenant… Six adolescents boutonneux face à moi, un homme charismatique… Ils n’avaient aucune chance.
Suhua lève les yeux au ciel et souffle bruyamment avant de glisser deux ou trois souvenirs dans sa valise.
- Au lit. On a un avion à prendre dans moins de huit heures.
- Ok, ok ! réponds-je.
Je regarde ma petite amie fermer ses bagages puis passer son pyjama. Elle s’allonge ensuite dans son lit et m’appelle pour que je la rejoigne. Je m’exécute et la prends dans mes bras. Suhua pose sa tête dans le creux de mon cou et marmonne un « bonne nuit ».
- Bonne nuit à toi aussi… Je t’aime.
- Hm… Je t’aime aussi…
Je souris dans la pénombre et dépose un baiser sur sa joue. Elle grogne en me disant « laisse-moi dormir » et je ne peux pas me retenir de rire.
- Ah… soupiré-je. Je t’aime, Suhua Liu.
- Oui, moi aussi. Maintenant, tais-toi, je suis fatiguée.

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