La Chair Vivante
De retour à la réalité, Keldan et Lurian tenaient tête au monstre. Tous deux se rappelaient les promesses faites l'un à l'autre et celles qu'ils avaient maintenant nouées avec Dysill et Esvet.
- Voilà le plan, les gars, dit Esvet. Montez sur un point surelevé.
L'animal recommença à "scanner" le sol, cette fois-ci beaucoup plus rapidement. Lurian et Keldan grimpèrent dans un arbre, Dysill monta sur un rocher et Esvet s'accrocha d'une main à une branche, à l'aide de l'autre main, il saisit une sorte de petite bombe accrochée à sa ceinture et la lança à l'autre bout de la zone qu'il était capable de détecter. Celle-ci éclata et relacha de la fumée tout autour.
- Vous inquiétez pas, c'est juste un fumigène.
- Je croyais qu'il voyait rien ? dit Keldan
- C'est pas pour l'éblouir. Elle est faite en cuir, je veux voir si il considère ça comme vivant.
Le cerf approcha alors des restes de l'objet et entra dans la fumée, le rendant invisible à l'œil des amis. Quand il en ressortit, les excroissances sur son corps s'étaient très légèrement agrandies.
- Encore ? Ah, j'ai l'impression de louper un truc, mais quoi ?
Le cerf s'approchait de plus en plus de Keldan et Lurian.
- Euh, il fait quoi, là ? demanda Keldan
- T'inquiète, il peut pas être en train de s'approcher de toi. Il peut pas te détecter.
Les propos d'Esvet furent bien sûr remis en cause lorsque l'animal se mit à nouveau sur deux pattes que la bouche située sous sa patte avant gauche mordit Keldan, le tirant jusqu'au sol. Il le plaqua et le tint au niveau du ventre, ce qui commençait à lui détruire les vêtements, puis la peau, puis la couche sous-cutanée.
- Putain de merde ! hurla-t-il de douleur.
Lurian descendit d'un seul coup et envoya un coup de pied précipité dans le ventre de l'animal pour lui faire lâcher prise.
- Arrêtez ! Le touchez pas ! dit Esvet.
Lurian lui envoya un puissant coup de coude, ce qui déchira une petite partie de son manteau, et l'animal trébucha avant de tomber en arrière. En se relevant, l'animal courrut vers Lurian. Keldan avait une grosse marque de sabot sur le ventre et saignait.
- Alors là, mon gars, t'es un homme mort...
Il se releva et se précipita de charger l'animal avant de le plaquer au sol, juste avant qu'il touche Lurian.
- Qu'est-ce que je vous ai dit ?! Le touchez pas !
L'animal absorbait les vêtements de Keldan et ses excroissances poussaient toujours un peu. Bientôt, il allait atteindre sa peau et commencer à fusionner avec sa chair. Dysill était désemparée. Que devait-elle faire, maintenant ? Que pouvait-elle ? Elle réfléchissait en regardant tout autour d'elle.
Lurian tira Keldan de sa prise avant qu'il ne soit absorbé, Dysill remarqua alors que son pantalon n'avait pas été abimé malgré son précedent coup de pied.
- Le gant d'Esvet, et le pantalon de Lurian... Ils ne sont pas en cuir... dit-elle à voix basse. Il ne peut aspirer que ce qui est vivant, ou qui l'a été.
Esvet l'entendit.
- Qu'est-ce que tu dis ?
- Peut-être qu'il ne voit pas tout à fait à travers le sol... Mais à travers ce qui est vivant.
Dysill remarqua qu'elle était montée sur un rocher, là où tous les autres étaient monté sur un arbre. Et c'est eux qui avaient été pris en chasse.
- Les gars, venez ici ! hurla-t-elle alors que la créature se relevait lentement.
Lurian et Keldan commencèrent à courir dans leur direction, mais la bête était rapide. Elle les rattrapa en un rien de temps. Heureusement, Esvet lui lança une petite bombe en plein dans le dos, sa colonne vertébrale éclata d'un seul coup.
- Une bête aussi belle que ça... Franchement, les gars, j'aurais préféré pas faire ça, dit Esvet alors que les deux Khenasiens rejoignaient le rocher avec lui.
Mais un silence s'installa et les os de la créature se régénérèrent peu à peu dans un bruit de craquement atroce. Elle tourna ensuite autour du rocher, comprenant bien qu'il y avait ici quelque chose qu'elle ne sentait pas.
- Merde, qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? demanda Keldan
- Ca me fait mal de le dire, mais il faut la tuer... Elle est trop dangereuse.
- Comment ? demanda Dysill. On peut pas vraiment lui couper la tête...
- Et on ne peut pas non plus l'attaquer de front, dit Keldan. On se ferait bouffer.
La créature continuait de roder tout autour du rocher.
Lurian essayait de dire quelque chose à Keldan, mais celui-ci ne comprenait pas ce qu'il voulait dire.
- Qu'est-ce qu'il dit ? demanda Esvet.
- Je sais pas... Ce doit être un terme rare, qu'on utilise jamais. Il pointa du doigt la créature et fit un "U" inversé avec les bras.
- Oh, mais oui ! Je sais ! lança Esvet, c'est ça, qui cloche ! Vous avez remarqué ses espèces de bois sur tout le corps ?
- Ouais, dis Dysill, ils grandissent tout le temps...
- Mais pas pour nous impressionner ou nous attaquer. S'il avait voulu ça, ils poussent vers l'extérieur. Là, ils poussent vers l'intérieur.
- Attends, tu veux dire que...
- Il essaie de se tuer. De se transpercer.
- Pourquoi ? demanda Keldan. Pourquoi est-ce qu'il fait pas ça dans son coin ?
- Keldan ! dit Dysill, indignée.
- Bah quoi ? Il pourrait le faire sans essayer de nous manger, non ?
- Parce qu'il lui faut de la matière. Ce qui est végétal ne lui suffit pas, il lui faut des protéines, de la peau, des muscles, des os... Il tue pour pouvoir se tuer lui-même.
Dysill tremblait rien qu'à entendre ces mots.
- Mais pourquoi ?
Esvet prit un ton plus grave.
- Regarde-le. Regarde à quoi il ressemble, comment il marche. Comment il mange. Je ne sais pas ce qui a pu mal tourner pour qu'il vienne au monde ou qui lui a fait ça, mais ce n'est pas naturel. Un animal ne devrait pas vivre ça.
- Alors on met fin à ses souffrances, dit Dysill.
- Ouais, lui répondit Esvet. Vu la direction que prennent ses bois, je pense que si on lui touche le coeur, il peut mourir.
- Alors un grand coup de couteau suffit.
- Normalement.
- Je vais le lui donner, moi.
- Toute seule ? demanda Keldan.
- J'espère bien que vous me couvrirez quand même un peu !
Dysill chercha son couteau dans sa poche mais ne le trouva pas.
- Ah, oui... Ils me l'ont prit à Siegstrauss... Esvet, t'as ce qu'il faut ?
Esvet lui tendit une dague venue d'une poche intérieure.
- T'es une vraie quincaillerie ambulante, toi... lui dit-elle.
Elle regarda la créature et leur dit :
- Vous avez tous pris de sérieux dégâts... Pas moi. Alors je vais le faire.
- Dysill... Lurian a pas non plus été endommagé, dit Keldan.
- Si on est sorti des jeux de la prison, c'est grâce à Gulliver. Si on peut continuer notre route, c'est grâce à Esvet.
Elle afficha un grand sourire et regarda Keldan droit dans les yeux.
- Laisse-moi te montrer que tu peux me faire confiance. Même quand le monde ressemble à ça, dit-elle en désignant la créature, difforme et souffrante.
Keldan fut surpris par la réponse de Dysill. Sans trop savoir pourquoi, il hocha la tête.
Alors la jeune fille empoigna le couteau d'Esvet et sauta du haut du rocher pour se trouver dans la même zone que la créature. Dysill courrut vers elle, et elle courrut vers Dysill. Elle hurla de rage pour donner l'impression aux autres qu'elle n'avait pas peur et glissa d'un coup sec sur le sol puis passa entre les deux pattes avant de la créature. Là, elle enfonça le couteau si profondément dans son poitrail que le sang éclaboussa l'herbe sèche. Elle remonta tout son corps et poussa avec tout son poids jusqu'à atteindre son coeur. La bête s'effondra sur le sol, bloquant Dysill en dessous.
Keldan et Lurian courrurent vers elle pour la dégager. Elle s'était évanouie, mais elle allait bien. Un sourire de paix côtoyait ses yeux inondés de larmes.
Quelques minutes plus tard, Esvet commença à ouvrir la bête, trop curieux de voir comment elle pouvait bien fonctionner. Il commença par couper son coeur du reste de son système sanguin.
- Ah oui, je comprends déjà mieux. C'est pas un coeur normal, ça.
L'organe qu'il tenait entre ses mains semblait nécrosé et des fils en pendaient. Il était de couleur mauve et de petites excroissances blanches avaient commencé à pousser dessus.
Poursuivant son enquête dans les entrailles de l'animal, il l'ouvrit jusqu'au ventre et tomba sur un objet inhabituel. Il s'agissait d'une grande tablette de pierre où étaient écrits plusieurs formules en langue commune :
"Ces chaînes qui retiennent de l'abysse.
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Virilité 127
Tout ce qui désire vivre se rend nourriture. Toute nourriture bâtit la vie."
- Qu'est-ce que c'est que ce truc ? demanda Keldan, dégoûté.
Esvet la nettoyait soigneusement, sans prêter attention à ce que lui disait Keldan.
- T'as pas vraiment l'air surpris.
- Non, pas vraiment.
- Me dis pas que c'est ce que tu cherchais ? Tu savais qu'il y avait ça à l'intérieur ?
- Comme quoi, il faut jamais faire confiance à personne, dit-il en souriant. Surtout à quelqu'un qu'on appelle "Coyote".
- Qu'est-ce que c'est ?
- Je ne sais pas. En fait, j'en ai déjà vu une, mais pas dans ces circonstances. Désolé de pas vous en avoir parlé plus tôt, mais je pouvais pas me douter qu'il y en avait une dans le ventre de la bête.
- Je crois que c'est une sorte de "mémo". Mais on dirait que ça peut faire plus que ça... Pourtant, pas d'énergie, ce n'est pas une roche particulière. Elle n'a rien de spécial. C'est de la pierre, et des mots.
- Elle disait quoi, l'autre ? Celle que tu as trouvé ?
"Qu'il s'élève ou tombe.
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Intégrité 5
Ce qui demeure, vit. "
- C'est très... cryptique. Ton truc.
- Ca, tu l'as dit.
Esvet nota quelque chose dans un petit carnet et s'adressa à Keldan, alors que Lurian s'occupait d'une Dysill reprenant peu à peu ses esprits.
- Mais ça veut dire quelque chose, mon gars. Que le monde part en vrille. C'est pas le premier truc bizarre de ces dernières années. Il se passe quelque chose qu'on ne comprend pas encore.
- T'as une idée de quoi ?
- J'aimerais.
Il rangea son carnet.
- Mais si j'étais vous, je me ferais discret une fois que j'aurais trouvé Gath, et je reviendrais à une petite vie tranquille.
- Trouvé qui ?
- A d'autres... Trois gamins à des centaines de lieues de chez eux, qui veulent passer dans les montagnes sans me dire ce qu'ils y font... Vous cherchez Nicolas Gath, et vous avez sûrement un indice ou deux, sinon vous seriez pas là.
- Et tu vas...
- Rien faire de plus, Keldan... C'est votre quête, je suis pas là pour vous mettre des bâtons dans les roues. Mais d'autres le cherchent, mon vieux, alors faites bien attention.
- T'es à sa recherche, toi aussi ?
- Ca se pourrait, oui.
Dysill revint ensuite à elle et appris tout ce qui avait été dit pendant qu'elle était endormie. Esvet enterra le coeur de l'animal, c'était une coutume, chez lui. Il emporta ensuite les restes au village de Chaill pour bien prouver qu'il avait eu la bête. Il empocha la récompense et ne manqua pas d'en donner une partie à ses trois comparses pour l'avoir aidé à trouver la créature.
Et puis, comme promis, il leur montra l'autre chemin au départ plus escarpé, mais qui débouchait sur un superbe point de vue.
Après avoir remis la plaque dans son sac de voyage rempli de babioles, Esvet rejoint Lurian. Celui-ci tenait un fagot de petit bois, et tous deux s’activèrent à faire un feu.
- Comment tu stockes tous ces trucs ? demanda Keldan. Puisque t’as pas de « chez-toi », tu les mets dans un genre de banque ou de dépôt ?
- Mais vous vous trompez, sieur Keldan. J’ai un chez-moi. C’est juste que j’y rentre pas très souvent. Tiens, tu peux me passer les allumettes dans le sac à ta gauche ? On va tricher un peu, il fait pas chaud.
Dysill finit de monter la grande tente qui devait tous les accueillir pour la nuit et rejoint les trois garçons près du feu qui commençait à naître.
- Ah ça commence à prendre, lança Esvet, satisfait. On va s’en jeter une bonne, les petits gars.
Il partit dans sa tente et récupéra deux faisans que Lurian et lui avaient trouvé dans la forêt.
- On mange pas le cerf ? demanda Keldan.
- Un animal sans tête, au cœur malformé, avec une tablette dans le bide et des bouches sur les pattes. Et tu voulais le manger.
- Pourquoi pas ? Petite nature…
Le feu prenait de plus en plus, et après avoir plumé et cuits les oiseaux, ils partagèrent un repas bien mérité.
- La vache… C’est bon, ces trucs ! dit Dysill toute enjouée.
- Vous avez pas ça, en ville, hein ! dit Keldan. Remarque, on trouve pas cette variété par chez nous non plus…
Et après avoir jeté les derniers os dans le feu, les compagnons furent repus, même Keldan. Il avait d’ailleurs un peu maigri, ces derniers temps. Plutôt normal, au vu des doses qu’il mangeait d’habitude et l’entraînement qu’il s’infligeait régulièrement avant son voyage.
Lurian se réchauffait les mains près de la flamme, et Esvet avait sorti un petit cigarillo de l’une de ses sacoches. Il le mâchouillait en levant la tête, regardant les étoiles, puis l’alluma à l’aide du feu. Dysill, quant à elle, venait de s’allonger sur l’herbe.
- Sans indiscrétion, les gars, vous voulez lui demander quoi, à Gath ?
Tous furent interpellés par la question. En fait, aucun n’avait vraiment pensé à demander aux autres ce qu’était leur souhait.
- Bonne question, ça, dit le Coyote. En fait, j’en sais rien. C’est cette histoire qui m’intéresse, cette aventure ! Est-ce que Gath sait tout parce qu’il a tout appris, ou est-ce que c’est sa nature même ? Est-ce qu’il existe, d’ailleurs, ou c’est du vent ? Une fois que je le saurais, je passerais à autre chose, c’est tout.
Il prit une bouffée de tabac puis l’expira.
- Mais si je devais lui demander un truc, ce serait « où trouver un max de fric, facilement, et rapidement ».
- Et t’en ferais quoi ? demanda Lurian par le biais de Keldan.
- Je crois que je construirais une maison pour orphelins. Et je paierais des mecs pour s’en occuper. Mais, des types que je connais, pas le dernier plouc d’Andar avec un diplôme à la con. J’ai déjà été dans un de ces trucs quand j’étais gamin, et j’aurais bien aimé ne pas être cerné par ces escrocs-là.
- T’as pas de parents ? demanda Dysill.
- Plus depuis longtemps, mais t’en fais pas, je le vis pas trop mal, dit-il avec un sourire sincère.
- Non, c’est juste que moi non plus, j’en ai pas.
- Alors si t’avais monté ton truc dix ans plus tôt, on s’y serait tous retrouvés, dit Keldan.
- Je savais que Lurian était orphelin, mais pas toi, Keldan, dit Dysill.
- J’ai pas à me plaindre, il me reste une grand-mère.
- Et moi, il m’en reste deux ! lança Esvet. Je crois que je suis le privilégié de la bande.
Tous se lançaient des regards à la fois amusés et gênés. Dysill se demandait pourquoi il était si simple de parler de ce genre de choses ici et maintenant, avec eux. Alors, elle se souvint un instant du repaire des chats de gouttière, dans le carré d’herbe à côté de la librairie. De Sally, Lucas, Duncan et Adrian devant un feu allumé à l’aide des réverbères. Du silence. Des rires. De l’amour.
- J’ai un ami, en ville, dit-elle. Il est… comment dire… malade. J’aimerais que Gath me donne un remède pour le soigner.
- C’est Stroker? demanda Keldan.
- Non, mais ils se connaissent. Et je pense qu’à lui aussi, ça lui ferait plaisir de le voir en bonne santé.
- Alors on posera une autre question, je vais pas lui faire une fleur, quand même ? dit Keldan d’un ton blagueur. Dysill rit un petit instant, mais elle repensa à son ami, resté à Andaria.
- Je me demande comment il va, d’ailleurs.
Elle regarda alors le petit Lurian, qui trouvait visiblement la chaleur du feu très agréable.
- Et toi, Lurian ? Tu demanderais quoi ?
Lurian réfléchit à comment formuler son propos, puis entama une série de gestes.
- Si c’est possible, j’aimerais retrouver la parole. Je suis fidèle à mon ordre et à mon pays, alors je ne dévoilerais jamais les secrets que je tiens dans mon cœur. Mais j’aimerais pouvoir au moins une fois discuter avec…
- …mes amis, finit Dysill.
Keldan était étonné.
- Pardon, j’ai reconnu ce signe, celui avec la main du haut qui serre celle du bas.
Lurian et Dysill se regardaient en souriant, le petit gardien voyait qu’elle faisait de son possible pour pouvoir communiquer avec lui.
- Et toi, Keldan ? demanda Esvet. Tu demanderais quoi ?
- Je sais pas exactement comment je lui formulerais…
Sa respiration s’accélérait légèrement, il fronçait les sourcils. C’était l’attitude de Keldan lorsqu’il était en proie à de fortes émotions, mais qu’il tentait tant bien que mal de les cacher.
- Il y a un type qui a pris le pouvoir, dans le Sud… A Khenas. Et quand je dis qu’il a pris le pouvoir, c’est pas avec l’appui de je-ne-sais-quelle caste. Il était tout seul. Il est arrivé un jour avec une dizaine d'hommes, même pas. Il est sorti de nulle part et il a tué le roi.
Dysill et Esvet écoutaient attentivement. Quant à Lurian, il n’avait eu que des échos de ce qui se passait dans le monde Khenasien. Le renversement de pouvoir n’avait rien changé à l’ordre des Gardiens.
- On dirait qu’un étau se resserre depuis des années. Les gens ont peur, là-bas, et ils ont raison. Il a fait déporter beaucoup de monde. J'ai vu des voisins disparaître et des familles déchirées. Il a ruiné la vie de ma sœur, et il a fait tuer quelqu’un que j’aimais beaucoup.
- Tu veux le tuer ? demanda Dysill.
- Ou le faire disparaître. Qu'on en entende plus jamais parler.
- C'est quoi, son nom ?
- Ensh'Idai.
La flamme dansait devant les quatre compères. Tous étaient perdus dans leurs pensées et n’écoutaient que les braises éclater dans le vent.
- Vous savez que ce que ça veut dire, les gars. Si il répond à une seule question, on pourra pas tous avoir ce qu’on veut, dit Esvet.
- J’y avais même pas pensé, répondit Dysill.
- Et si notre question c’était : Est-ce que tu peux résoudre tous nos problèmes, à Dysill, Esvet, Lurian et moi ? proposa Keldan.
Dysill était un peu surprise. Jusque-là, même si leurs rapports mutuels n’étaient pas mauvais, elle n’aurait jamais pensé que Keldan pouvait se soucier de ce qu’elle voulait.
Et s’il répond simplement « Oui, je peux. Mais je veux pas. » ? T’aurais l’air con, rit Esvet.
- Ah ouais… pas bête.
Lurian fit une série de cinq gestes que traduisit Keldan.
- On est tous partis du principe que ce Gath était un chic type, mais qu’est-ce qu’on en sait ? Peut-être qu’il est un peu sadique. Ou pire.
- T’arrives à traduire tout ça avec si peu de signes ?
- Je prends quelques libertés.
Lurian sourit, il pensait au contraire que s’il avait pu parler, il aurait exactement dit ça.
- C’est un sacré truc de fou…
Le silence retombait soudainement, laissant de nouveau nos amis pensifs.
- En tout cas, dit Dysill, on a peut-être bien droit qu’à un essai. Sans triche, sans détour, sans jeu de mots.
Esvet se leva et prit la direction de sa tente.
- Dans ce cas… Faudra bien choisir ! Maintenant je vous laisse messieurs dames, je vais me coucher. Je pars tôt, demain.
- Tu t’en vas ?
- Ouais… Je préfère tracer ma route tout seul. Sans compter que ça me fendrait le cœur de vous piquer votre vœu juste devant vous.
Il jeta son manteau à côté de sa petite couche et tira le rideau. Quelques minutes plus tard, on l’entendait ronfler.
Keldan sourit.
- Il y a de ces types, dans ce monde.
- On va le faire, Keldan, dit Dysill.
- Faire quoi ?
- Je sais pas comment on va s'y prendre, mais on aura nos réponses. Tous les trois. Et même Esvet.
Elle tendit alors sa main vers Keldan, la paume vers le ciel et les doigts recroquevillés, comme pour faire le signe "ami" qu'utilisait Lurian. Keldan fut amusé par la requête de la jeune fille et compléta le signe avec sa main.
- Ca marche, les Crocs.
Dysill tendit son autre main vers Lurian, qui compléta le signe. Lurian et Keldan firent de même. Les trois amis formaient un triangle devant la flamme dansante. Ca y est. L'aventure prenait un nouveau tournant.
Le lendemain, Dysill se réveilla et sortit de la tente pour prendre la fraicheur matinale. Esvet était déjà parti, alors que le soleil n'était même pas encore complètement levé. Elle se demandait bien si ils allaient se revoir, et quand.
En tous cas, elle pouvait sentir que quelque chose changeait en elle. En voyant derrière elle s'étendre le chemin qui menait aux plaines et aux vallées qu'elle venait de parcourir, elle se rendait compte que le monde était beaucoup plus grand que ce qu'elle pensait, et qu'il y avant sans doute beaucoup plus de voies et de possibilités que ce qu'elle avait imaginé.
Lurian méditait sur un petit rocher, assis en tailleur et croisant les bras. Il le faisait tous les matins depuis qu'il avait quitté la Mangrove.
Dysill s'installa près de lui sans vraiment comprendre ce qu'il faisait. Elle se mit en tailleur, croisa les bras et ferma les yeux. Contrairement à Lurian, elle n'était pas calme du tout, elle s'arrêtait toutes les cinq secondes pour se gratter ou se mettre dans une autre position.
Lurian ouvrit les yeux et la vit gigoter dans tous les sens, les yeux fermés et sans même comprendre le but de ce qu'elle faisait. Alors il pouffa de rire. Dysill ouvrit elle aussi les yeux et vit Lurian se moquer d'elle, peu à peu, elle se mit à sourire avant d'éclater de rire.
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