Le Gouffre de Midi
Le cœur de la Cité-Monde s'agite toujours aux alentours de midi. C'est l'heure du repas pour certains, celle du travail pour d'autres. Dans tous les cas, une foule immense se meut à cette heure-ci. Il serait plus convenable de dire "plus immense que d'habitude", en fait. A ce moment de la journée, le bruit et les mouvements de la foule pourraient tout dissimuler. N'importe qui pourrait être avalé par le gouffre de midi et disparaître à jamais, sans que personne ne le remarque ni ne l'entende.
C'étaient en tout cas le genre de pensées sombres qui traversaient la tête du vieil Edmond. Lorsqu'il regardait la ville s'agiter du haut du troisième étage de sa maison acquise à prix de sang, il était de plus en plus dégoûté de vivre ici. Mais le contrat qu'il avait signé avec Friedrich Darren l'empêchait de partir. Il devait fournir à ses hommes des informations en temps et en heure sur ce qu'il se passait dans le quartier, c’était donc impossible pour lui de quitter les lieux. Et puis, lorsqu'on est au service de la pègre, il est difficile de passer des vacances tranquilles.
Aujourd'hui, Edmond voyait Darren en personne, et il allait lui demander une enième fois s'il était autorisé à quitter la ville. Après la visite de Dysill, son esprit se perdait de plus en plus dans le brouillard de la folie. Il pensait maintenant que de commencer une nouvelle vie ailleurs lui permettrait de s'échapper de l'enfer auquel il était maintenant promis. Il ne reconnaissait plus le bien ni le mal et peinait à savoir qui il avait en face des yeux quand il se regardait dans le miroir. Peut-être que prendre un nouveau départ lui permettrait, d'une manière ou d'une autre, de se rappeler qui il était avant de faire ce qu'il avait fait aux Chats de Gouttière.
On frappa à la porte.
Edmond se leva de sa chaise et s'approcha doucement de la porte avant de l'ouvrir. Darren se trouvait là et était suivi de quatre hommes, dont l'un resta à l'extérieur pour monter la garde. Il lui sembla voir un enfant près d'eux, mais Darren entra trop rapidement pour qu'il s'en rende vraiment compte.
- Salut, dit Darren en s'installant sur le fauteuil d'Edmond.
- Bonjour, Friedrich. Vous êtes à l'heure. Tant mieux, j'avais quelque chose à vous dire. D'abord...
- Attends un peu, pas si vite. Tu m'offres pas quelque chose à boire ?
Il fit signe à ses hommes de s'asseoir près de lui. Ils étaient tous habillés à la dernière mode, dans des costumes trois pièces qui feraient rougir certains grands juristes des hautes castes de la cité.
- Oh... Où avais-je la tête... dit-il en ouvrant une armoire remplie d'apéritifs de renom.
- T'as de la Mulette ?
- Seulement de la petite.
- Je te connais, l'escroc... Et je vois à trois mètres de moi, quand même. T'as de la Grande.
- Je ne l'avais même pas remarquée, excusez-moi...
Il saisit la bouteille de Grande Mulette 1316 et la versa dans cinq petits verres qu'il déposa sur la table.
- La mode évolue vite, à ce que je vois.
- Ouais. C'est fini, les vieilles frippes. C'est ce qu'on appelle le grand-banditisme, mais t'as pas connu ça, toi.
Darren se leva pour se servir sans gêne un cigare qui se trouvait dans l'un des tiroirs de la grande salle à manger d'Edmond. Il avala son verre d'une traite et l'alluma, non sans avoir ouvert la fenêtre au préalable. Edmond s'exprima alors.
- Donc, pour ma demande, je...
- Calme-toi. C'est moi qui t'ai donné rendez-vous, pas l'inverse.
- Oui... Pardon.
- Je vais pas gaspiller ton temps trop longtemps, on sait que ta gamine est revenue, il y a pas longtemps.
- Qu'est-ce que vous racontez ? Vous savez bien que je n'ai pas d'enfants...
Darren se leva et explosa son verre sur le sol avant d'attraper Edmond par le col.
- Joue pas sur les mots, putain de vieux salopard de merde. La gamine qui était dans ta bande, elle est dans le quartier et on le sait.
- Je...
- Si t'essaies de bluffer, je t'arraches les burnes, t'as compris ?
Edmond était terrifié, son esprit trompeur et comédien était complètement dominé par sa lâcheté.
- Oui. Oui, elle est revenue. Elle est venue ici, même.
- Ca, on sait. Mais ce qu'elle est venue foutre ici, c'est ce que je me demande.
- Et qu'est-ce que ça change pour vous ?
- Ca change que tu nous avais dit qu'elle était morte, comme tous les autres, et ça nous a pas vraiment plu.
- Darren, je l'ai appris en même temps que vous... J'étais sûr qu'elle avait été tuée...
Darren relâcha alors Edmond qui tomba les fesses sur son plancher.
- Mouais... ça se peut, en plus.
- Ce que je ne comprends pas, dit-il en se relevant, c'est pourquoi ça vous intéresse autant.
Darren s'installa à nouveau près de ses hommes.
- D'abord, parce qu'on n'aime pas le travail pas terminé.
- Dysill n'a jamais été la cible... commençait-il à s'énerver. C'était Adrian que vous vouliez ! Sally, Lucas, Dysill, Duncan... Ils auraient tous dû vivre, c'était le plan !
Darren l'arrêta net d'une main levée pour lui dire de se taire.
- Ensuite, à cause de ce truc. Dit-il en sortant un objet rectangulaire de sa poche.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il
- J'espérais que tu me le dises, dit-il en lançant l'objet en l'air comme une balle, et en le rattrapant.
En dévissant une petite vanne située dans l'un des coins de l'objet, celui-ci vibra, émit de la vapeur et chacune de ses cases bougeait pour prendre une forme sphérique sur laquelle étaient dessinés des symboles incompréhensibles.
- Quand on a repéré ta gamine, on l'a fait suivre, bien sûr. Figure-toi qu'elle s'est retrouvée à Sieg Strauss.
- Ah oui ?
- Bien sûr, elle s'est tirée... Tu connais les jeux de la prison. Mais elle y a laissé ce machin. On dirait un genre de casse-tête, mais si tu regardes bien dans ce coin, dit-il en désignant un trou dans l'objet, on dirait qu'il en manque un bout.
- C'est vrai que c'est... bizarre.
Darren se leva et commença à tourner autour d'Edmond, il semblait de plus en plus sous tension.
- Au départ, on a cru que ça avait pas d'importance, tu vois. Que c'était un machin comme un autre. Et puis ensuite, même si on a pas résolu le casse-tête, on a compris ce que c'était.
Il montra à Edmond des sortes de petits pointillés que l'on voyait dessinés sur certaines cases de ce puzzle en trois dimensions.
- Une carte. Ce truc, c'est une carte. Là, c'est un itinéraire, et les contours dessinés tout autour du casse-tête, ça représente Rogaun.
- Rogaun ? Qu'est-ce que c'est, Rogaun ?
- Laisse tomber. C'est rien, dit Darren en se calmant un peu. Quand on s'est penchés sur la question, on s'est dit "d'accord, une carte, mais une carte pour aller où ?" Et puis quand le patron y a réflechi, il s'est demandé si ça n'avait pas un rapport avec les rumeurs qu'on entend ces derniers temps...
- Attendez, mais...
- Ouais, tu comprends ce que je veux te dire. Plus rien à foutre, de ta Dysill. Je veux que tu répondes à ma question : Est-ce que ta fille est partie trouver Nicolas Gath ?
- Elle est... Je n'en sais rien...
- Bordel, Edmond, tu commences à me faire chier... Je sais qu'elle est venue, et je sais que vous avez parlé. Tu vas pas me dire que vous avez discuté du beau temps ?
- Darren ?
- Si c'est pour m'interrompre encore et faire les traîtres comme tu le fais toujours, je te promets que je t'éclate.
- Qu'est-ce que vous vouliez dire par "Quand le patron y a réfléchi", vous n'êtes plus le patron ?
Darren eut un bref instant de déréalisation quant à ce qui se produisait. Il reprit ses esprits et sourit un petit instant à Edmond.
- Et merde.
L'atmosphère devenait de plus en plus pesante dans la petite pièce, Edmond avait du mal à comprendre ce qui était entrain de se profiler, mais craignait le pire.
- Je vais te dire un truc. Mais attention, c'est uniquement parce que je compte pas te laisser vivre.
Un frisson envahit le système nerveux d'Edmond, alors que son cerveau essayait activement de trouver une solution d'échappatoire.
- Edward Zica est toujours parmi nous.
Edmond, bouche-bée et toujours sous le choc de la précédente révélation était complétement tétanisé. Il cherchait dans la pièce un moyen de s'en sortir et cherchait même le regard approbateur d'un des hommes de main de Darren qui pourrait l'aider à fuir. Mais il se souvint qu'il n'avait pas d'alliés. Sans les Chats de Gouttière, sans famille, sans amis, et avec ses employeurs qui allaient bientôt l'éliminer, il était seul.
- Comment est-ce qu'il a fait ? Comment est-ce qu'il a survécu ? Pourquoi être resté caché si longtemps ? dit-il dans un sursaut de volonté de connaître la vérité.
- Tu n'as qu'à le lui demander.
Edmond laissa s'échapper un sourire de soulagement.
- Alors vous allez me laisser en vie ? Au moins jusqu'à qu'on le rejoigne ?
Darren regarda le plafond, peut-être un peu désolé pour Edmond.
- T'as pas compris, Edmond. Il est avec nous, dans cette pièce.
Edmond se figea en un instant. Lentement, il se tourna à nouveau vers les hommes de Darren. Un à un, il les dévisagea. C'est alors qu'il le vit. La barbe longue, les cheveux rasés, des cicatrices pourtant évidentes sur le visage, c'était lui. C'était bien Sica. Il se leva après avoir fini son verre de mulette.
- Vous êtes un privilégié, Edmond. Peu sont au courant.
Darren croisa le regard de Sica, qui n'avait pas l'air d'apprécier d'être ainsi démasqué. Il se leva et échangea sa place avec Darren.
- Dysill et vous me redonnez espoir, Edmond. Vraiment. Pouvoir obtenir une réponse à n'importe quelle question est une aventure qui me plaît. Si je le pouvais, je vous laisserais vivre.
- Vous ne le pouvez pas ? Vous êtes sûr ? dit un Edmond au bord de la crise cardiaque, suant et terrorisé.
- Hélas, non.
Sica fit signe à l'homme qui montait la garde devant la porte d'aller chercher quelque chose. Plusieurs minutes plus tard, il vint avec un petit garçon au regard vide. C'était donc lui qu'Edmond avait repéré. Celui-ci était bien vêtu, mais ne dégageait rien, il ne semblait ni avoir peur, ni être heureux ou insouciant. Il vint s'installer près de Sica.
- J'ai longtemps regretté ce qu'il s'était passé ce jour-là. Je me suis laissé aveugler par mon orgueil et j'ai failli perdre la vie. Je n'ai même pas pensé que les vôtres pourraient me toucher d'une manière si profonde. Et pourtant...
Sica déboutonna son veston et souleva sa chemise, dévoilant un abdomen et une cage thoracique ravagés. Edmond se demandait comment il pouvait rester en vie malgré le fait qu'il lui manquait de toutes évidence plusieurs organes importants. Il se rhabilla.
- Alors j'ai décidé de mener mes affaires en retrait, de faire profil bas pendant quelque temps et de laisser Friedrich diriger le groupe à ma place. Croyez-moi, il en sera ainsi jusqu'à ma mort, je n'ai aucune intention de demander la vie éternelle ou la réparation de mon corps meurtri.
Il caressa alors les cheveux du petit garçon brun, installé très convenablement.
- C'est pour mon jeune prodige que j'ai besoin de Gath. Mon héritier, Dolph. En lui, j'ai mis toute mon affection, et plus encore. Je veux lui offrir d'aller plus loin encore que là où j'ai été. Je sais ce qui existe en ce monde, Edmond. Je sais ce qui se cache là où l'on ne regarde pas. Je veux qu'il mette un pied dans ce monde, et je veux qu'il le domine.
Edmond ne comprenait qu'à moitié ce que lui disait Sica, mais il ressentait étrangement de la colère en voyant son fils. Lui qui allait grandir pour devenir quelque chose de terrible et de puissant sous les yeux de son père ambitieux. Pour une fois, il devait faire preuve de courage. Il s'approcha de Sica et lui tint tête.
- Je ne vous dirais rien, Edward.
Sica ne répondait pas.
- Tuez-moi, ça ira très bien, j'ai assez vécu comme ça. Mais je ne vous répondrais pas.
- Puis-je savoir pourquoi ?
- Parce que vous n'êtes pas digne de parole, parce que vous ne vous êtes pas arrêté à Adrian, vous avez aussi tué tous les autres. Ce n'était pas le marché. Je n'aurais jamais accepté si c'était ce que vous m'aviez dit.
- Vous avez changé, Edmond, vraiment. Je vous félicite. Vous faites preuve de bien plus d'honneur dans vos derniers instants que pendant le reste de votre vie.
- Alors allez-y, je suis prêt.
Sica rit doucement, presque amicalement.
- Ah, non, non... Je ne vais pas vous tuer maintenant, je vais quand même prendre ce que je voulais savoir.
Edmond ne comprenait pas ce qu'il était entrain de se produire. Sica se leva et l'attrapa fermement par le cou.
- Dites-moi ce que Dysill vous a dit au sujet de Gath.
- Elle a rencontré un gros Khenasien et un autre, plus petit, c'est eux qui avaient la carte. Elle indique la position de Gath, dans les montagnes, dans un lieu appelé "Laydear". Elle a pu garder une partie de la carte et se rend à cet endroit.
- C'est tout ?
- Oui.
Sica lacha alors Edmond et celui-ci se rendit compte de ce qu'il venait de révéler.
- Comment vous avez fait ça ?
Sica fit signe à ses hommes d'attraper Edmond et de le jeter par la fenêtre.
- Non, attendez ! Sica, arrêtez ! hurla Edmond, alors que Darren et les autres hommes de mains le saisissaient par les bras.
- Il y a des choses en ce monde....
Les larbins de Sica le hissèrent sur le cadre de la fenêtre.
- Pitié, on peut peut-être en discuter ! Sica !
- ...qui vous sont hors-de-portée.
Puis ils jetèrent le vieillard du haut du troisième étage. Celui-ci vint s'écraser un bas de la ruelle, où, à cette heure-ci, tout le monde le vit, mais personne ne sut d'où il était tombé. Il tenta de marmonner un dernier mot, mais son cou brisé ne permit à aucun son de sortir de sa bouche. Il mourut quelques secondes plus tard.
Sica referma la fenêtre.
- Nourris les cafards.
Sica avait une nouvelle destination : les montagnes. Dès la mort d'Edmond, il commença à préparer une expédition pour trouver ce fameux "Laydear". Peu d'hommes lui étaient rattachés pour que son déplacement reste discret. A la tombée de la nuit, quatre ombres quittèrent Andaria par la Porte Est.
Annotations
Versions