Le Gardien des Runes

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- On fait quoi, Esvet ? demanda Dysill, tenant toujours sa balle dans la main.

- Pourquoi tu me demandes ça à moi ?

- T'es sérieux ? Avec tous tes pièges et tes trucs, t'as jamais affronté un truc comme ça ?

- Excusez-moi, môdame, dit-il d'un ton dédaigneux, j'imagine que tu vois des bêtes sans tête tous les jours, toi ?

L'animal commençait à avancer pas à pas vers eux.

- Merde, dit Keldan en ramassant un mince bâton qui trainait par terre. Il recula alors de quelques pas, tentant de l'attirer vers le piège.

- Bien vu, Keldan ! dit Esvet

Lurian observait l'animal se rapprocher peu à peu de Keldan et du trou. Il était particulièrement attentif à ce que faisait l'animal depuis qu'il était apparu. La bête s'approcha peu à peu du trou, avant d'envoyer un puissant coup de sabot pour pousser Keldan dedans. Juste à temps, Lurian bondit pour l'attraper et lui éviter de tomber.

- Merci, mon vieux... dit-il en se relevant.

- Comment est-ce qu'il a pu savoir ? demanda Dysill.

Lurian s'adressa alors à elle dans la langue des signes qu'il utilisait avec Keldan. Depuis leur départ d'Andaria, elle essayait d'apprendre à communiquer avec lui.

- Euh... La terre ? Le sol ? Il voit le sol ? C'est ça ?

- Ah ouais, d'accord... dit Keldan.

- Qu'est-ce qu'il dit ? demanda Esvet.

- Il dit qu'il pense qu'il peut sentir ce qui se passe dans le sol.

- S'il n'a pas de tête, ça veut dire que le seul sens qu'il lui reste, c'est le toucher... C'est pas banal, mais c'est logique, en fait ! Il est malin, ce petit bonhomme ! Dit-il en ébouriffant les cheveux de La Gorge.

D'ailleurs, il continuait à regarder la bête. Depuis qu'ils s'étaient tous arrêtés de bouger, elle ne bougeait plus non plus. Lurian était un chasseur hors-pair et quelqu'un de très cérébral. C'est tout naturellement qu'il ne résistait pas à l'envie de décrypter le comportement inhabituel de cette toute nouvelle créature.

L'herbe devenait sèche depuis tout à l'heure, tout autour du cerf. Lurian avança d'un pas, mais cela ne fit pas bouger le grand animal. Puis, il toucha l'herbe séchée et la créature se tourna d'un coup dans sa direction. L'herbe devint soudainement sèche dans un long couloir de terrain qui allait de la créature jusqu'à Lurian. Elle se précipita sur lui mais il sut l'éviter de justesse en s'écartant de la zone d'herbe sèche. Ca y est, il comprenait mieux. L'animal scannait petit à petit une zone du sol.

Keldan se tenait près de son ami, attendant qu'il lui dise quoi faire.

- Alors, Lurian. Cette fois-ci, comment on s'en sort ?

En reprenant cette vieille habitude de chasseur de gibier, le garçon avait un instant de lucidité. Il se rendait compte qu'il était loin de chez lui, maintenant. Si loin... Plus rien n'était pareil. Même les bêtes qu'il devait affronter avaient changé, l'enjeu était différent. Et pourtant, il n'avait aucune crainte, aucun doute, parce qu'il pouvait compter sur Keldan, et parce que Keldan comptait sur lui.

Il y a quelques mois, perdu dans la mangrove, le Porteur regrettait d'avoir quitté sa famille. Jamais il n'était parti si loin, et même s'il était très fort, il ne savait pas du tout comment se débrouiller dans la nature. Après avoir fini les restes de nourriture qu'il avait emporté dans son énorme sac à dos, il ne trouvait pas grand-chose à se mettre sous la dent. Un jour, après être resté perdu pendant une semaine, il s'arrêta au bord de l'eau.

"J'en sortirais jamais" pensa-t-il.

Il ne voyait même pas le bout de la forêt et ne savait même pas si il allait dans la bonne direction. En fait, pour éviter de se faire prendre, il avait voulu sortir des chemins battus. Quelle erreur. Chaque jour, il essayait de pêcher avec un bâton pointu, mais il n'avait ni la dextérité ni la précision d'un vrai pêcheur. Il traversait les ruisseaux et rivières soit à la nage, soit à pied. C'aurait été plus pratique d'avoir un bateau, mais encore une fois, il ne voulait pas être repéré. Un jour, alors qu'il lançait encore et encore un bâton pointu dans l'eau, un bâton bien plus affûté vint transpercer un gros poisson. Keldan leva la tête pour voir d'où il pouvait venir, mais ne vit pas qui l'avait lancé.

"Ca a dû tomber de l'arbre, j'ai du bol"

Puis il regarda le bâton qui venait de transpercer le poisson, et vit qu'il était plus affûté que le sien et bien plus léger. N'était-il pas seul ? Pourtant, il avait bien fait attention de passer par un endroit qui n'avait sans doute pas été fréquenté depuis 100 ans, tant la forêt y était dense.

Derrière les arbres, c'est le petit Lurian qui regardait le Porteur se perdre dans la forêt. Il n'avait pas vu d'être humain depuis sa petite enfance et était fasciné par son incapacité à se débrouiller dans la mangrove. Pendant plusieurs jours, il lui envoya un peu d'aide en faisant tomber un fruit, en l'attirant vers un passage plus sûr, ou, comme ici, en l'aidant à pêcher. Cela faisait bien une semaine qu'il le suivait à la trace et il remarquait que celui-ci commençait à tourner en rond.

"Putain de merde ! Dit-il en frappant violemment contre un arbre, je suis déjà passé par là..."

Il quitta ses bottes et trempa les pieds dans l'eau pour se calmer... La mélancolie s'installait en lui, et une dure impression d'avoir fait n'importe quoi jusqu'à présent.

- Cyane et Mémé doivent me chercher partout. Ca fait presque deux semaines que je suis parti et je suis toujours pas sorti de la forêt.

Il regarda son reflet dans l'eau, honteux.

- Et j'espérais faire ça tout seul... Qu'est-ce que je peux être con.

Son ventre gargouillait.

- En plus, j'ai la dalle.

Il repensa à Soto, qu'il avait vu dévoré par cette espèce d'abomination que l'autre chevalier appelait "Moord". Alors, il se remit un peu en colère, malgré la faim et la douleur.

- Mais en même temps, je peux pas lâcher maintenant, dit-il au jeune garçon assis à côté de lui. Si je rentre, à quoi ça aura servi ? Tu peux me le dire ?

Lurian écoutait attentivement ce qu'il lui disait. Il faisait barboter ses pieds en avant et en arrière dans l'eau pour mieux se concentrer.

- Donc maintenant, c'est trop tard pour faire machine arrière. Mais j'espère que j'aurais pas causé plus de mal que de... wow !

Keldan se leva aussitôt, il venait juste de remarquer qu'il était en train de parler à quelqu'un. Peut-être que la faim et l'impression d'avoir longtemps été épié l'avait habitué à sa présence.

- T'es qui, toi ? dit-il en attrapant son bâton pointu.

Lurian fit alors un petit geste négatif avec le doigt, comme s'il lui indiquait qu'il n'était pas la bonne personne à viser. Il prit alors son propre bâton et regarda la rivière attentivement. Il vit un poisson et ne le visa pas lui, mais l'endroit où il serait une seconde plus tard. Il le transperça d'un coup et le récupéra. Lurian pointa le fait d'armes du doigt, encourageant Keldan à faire de même.

- Tu pourrais me répondre, quand je te parle...

Mais Keldan s’exécuta et lança son bâton comme Lurian, après plusieurs échecs, il réussit.

- Ah, trop fort ! T'as vu ça, un peu ?

Beaucoup plus près de Lurian, il remarqua le symbole qui trônait sur le haut de son col, c'était un poing fermé, à l'exception de l'index qui se tenait au même niveau que sa bouche.

- Ce signe, ça veut pas dire que t'es un gardien, par hasard ?

Lurian hocha la tête.

- Ah ! Tu m'as foutu la trouille ! Au début, j'ai cru que t'étais un genre d'espion... C'est sûr que toi, tu risques pas de dire quoi que ce soit.

Lurian ne répondit bien sûr pas.

- C'est la première fois que j'en vois un. En même temps, vous êtes combien ? Cinq ou six ?

Lurian fit le chiffre "Sept" avec ses doigts. Ensuite, il regarda le ciel en mettant sa main sur son front pour ne pas être ébloui. C'était le soir. Il fit signe à Keldan de le suivre.

- On va où, là ? demanda Keldan.

Keldan suivit Lurian, qui bougeait avec une facilité déconcertante à travers les arbres et les racines de la Mangrove. Au bout d'une bonne heure, ils arrivèrent près d'un petit ruisseau qui s'écoulait jusque dans un arbre fendu à sa base. Lurian s'engouffra dans le petit passage.

- T'es sûr que je peux rentrer là-dedans, moi ?

Keldan parvint difficilement à entrer par le passage, mais derrière se trouvait un petit couloir de bois et de pierre semblant descendre dans les entrailles de la terre. Il vit le long de ce couloir des peintures rupestres et des symboles qui semblaient plus vieux que la caverne elle-même. Un petit escalier de pierre se présenta à lui, et après l'avoir descendu, il vit Lurian allumer des torches pour illuminer une immense grotte. Celle-ci était encore plus inondée de symboles.

- Je le crois pas... C'est une caverne à runes, c'est ça ?

Lurian s'installa sur son petit lit situé dans un coin de la grotte, à côté d'un petit atelier qui devait lui servir à fabriquer des vêtements à partir du cuir qu'il récupérait sur des bêtes. Il hocha la tête.

- En tout cas, faut savoir qu'elle est là... Tu dois pas avoir beaucoup de visiteurs.

Lurian fit un "non" de la tête.

- Au fait, comment tu t'appelles ?

Lurian réfléchit un petit instant, puis balaya la poussière de la grotte pour en faire un petit tas de sable sur lequel il dessina des symboles Khenasiens.

- Désolé, mon pote... Je lis que la langue commune, je me rappelle plus trop du vieux Khenasien... Mais ça se lit "Liu Li Han", c'est ça ?

Lurian hocha la tête.

- Donc en langue commune, ça doit donner Lurrihan, ou Lurian.

Lurian sourit, il était content d'avoir une vraie conversation avec quelqu'un. Depuis son enfance, il avait été habitué à n'avoir aucun contact avec l'extérieur, si ce n'est quand de plus hauts gardiens des runes venaient lui rendre visite.

Petit, Liu Li Han n'avait jamais connu ses parents, il avait vécu les premières années de sa vie dans un orphelinat, et son plus vieux souvenir devait être l'instant où un haut émissaire du roi était venu le chercher. Il avait passé la journée à observer les enfants de l'institut et, le soir venu, il l'avait pointé du doigt en disant "Lui". "Je veux celui-ci".

Ensuite, il avait été introduit au conseil des Gardiens, dont seul le plus haut placé avait droit de parole. Il l'instruisit à toutes les sciences et à tous les arts. Et puis, bien sûr, Lurian apprit les secrets que seul un Gardien des Runes peut connaître, au prix de sa propre voix. C'était ce que signifiait le doigt sur la bouche sur le col de son manteau : Un Gardien des Runes de Khenas sait tout, mais il ne peut rien révéler.

A la fin de son initiation, on prit l'enfant et on lui retira les cordes vocales pour qu'il ne puisse plus rien dire. Cela avait été une atroce expérience, mais c'était le lot de tous les Gardiens. Il fut attribué à la caverne de la Mangrove où il resta seul pendant des années, perfectionnant l'art de la chasse et de la tannerie, celui qu'il préférait.

Lurian était assigné à cette caverne et ne devait en aucun cas la quitter. Et ça, tous les habitants du Sud le savaient.

- Dis-moi, Lurian. Tu penses que tu pourrais me montrer la sortie de la forêt ? Je peux pas tout t'expliquer, mais je suis en train de faire un voyage très important.

Lurian était soudainement attristé de voir que Keldan ne resterait pas un peu plus avec lui. Il pensait pouvoir lui apprendre ce qu'il savait pendant quelques jours au moins. Mais ce n'était pas grave, ça lui avait déjà fait plaisir.

Il hocha la tête.

- Super, merci !

Après une bonne nuit de sommeil, les deux comparses se mirent en route. En gravant des symboles par terre, Lurian expliqua difficilement à Keldan qu'ils mettraient trois ou quatre jours à quitter la zone.

- C'est pas super pratique, ça... Il faudrait qu'on trouve un autre moyen de parler.

Il regarda la rivière qu'ils s'apprêtaient à traverser, et imiter une vague avec sa main, avant de représenter un petit bonhomme qui marchait par-dessus.

- Comme ça, par exemple, dit-il en souriant.

Lurian éclata de rire, mais commença à imaginer des signes qui pourraient être utiles. Chaque jour, Lurian apprenait à Keldan ce qu'il devait savoir sur la faune et la flore de la forêt. Il lui enseignait à être plus furtif, à se repérer à l'aide des arbres, à observer le terrain... Keldan, lui, redoublait d’ingéniosité pour inventer de nouveaux signes que pourrait utiliser Lurian pour communiquer. Jusqu'à ce qu'à force d'efforts, les deux amis arrivent près de la frontière. Lorsque Keldan vit les plaines d'Horizon s'étendre devant lui, il embrassa la terre.

- Enfin ! L'Andar ! On a réussi, Lurian ! On y est !

Lurian ne quittait pas la forêt et restait de l'autre côté de la frontière. Keldan venait de se rendre compte qu'il était déjà bien loin de la caverne qu'il était censé protéger.

- Ah... Bah oui, bien sûr. Tu peux pas venir avec moi.

Lurian était triste. Vraiment triste.

- Tu veux venir avec moi ? Si tout se passe bien, j'en ai encore pour quelques mois... On sera rentrés pendant l'été.

Lurian écoutait attentivement Keldan mais ne semblait pas en mesure de le suivre.

- C'est que... Je suis pas terrible, lâché dans la nature comme ça... Je pense que si tu m'aides à me débrouiller, on peut être deux fois plus efficaces.

Lurian fit un "non" de la tête. Il voulait vraiment suivre Keldan mais ses devoirs le rattachaient à là où il vivait. Alors, il s'approcha de lui pour lui dire au revoir.

- J'aurais essayé, hein ?

Keldan lui serra la main.

- Prends soin de toi.

Les deux amis se quittèrent après ces quelques jours passés ensemble, Lurian rentrait dans sa forêt, et Keldan avançait vers sa mission.

Mais Keldan eut soudainement une idée, il cria d'un coup sec.

- Eh ! Lurian !

Le gardien des runes se retourna et vit que Keldan courrait vers lui. Arrivé à son niveau, essoufflé, il lui demanda :

- Et si je te disais... Et si je te disais qu'on peut répondre à n'importe laquelle de tes questions ?

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