Et les anges passent.

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Il s’assied. Lentement. Son corps semble lourd. Sa lenteur est pachydermique. Et pourtant, ses mouvements ont quelque chose de particulier. De la grâce ? Non. C’est autre chose, quelque chose d’innommable. C’est le temps lui-même qui s’arrête, qui se pose, lentement, doucement, sur sa chaise. Qui s’arrête. Pour combien de temps ? Nul ne le sait. La seule certitude est un constat : l’arrêt.

Ses bras, qui s’étaient appuyés sur le cadre de bois du dossier pour l’aider dans sa lente descente, s’envolent pour se croiser sur sa poitrine. D’autres fois, ils se posaient sur ses cuisses et ses doigts se croisaient entre ses genoux. Aujourd’hui, il croise les bras. Il se fige définitivement. Plus rien ne bouge. Ses yeux, deux billes sombres, se lèvent vers la fenêtre. Il regarde. Il voit. Il observe. Il scrute. Il contemple. Peut-être. Mais il n’admire pas. Peut-être pas.

Que voit-il ? Les oiseaux qui volettent en pirouettant au-dessus des toits d’ardoise. Ou bien le vent qui remue doucement les branches des arbres. Le grand collège aux briques brunes qui sonne l’heure de la pause. Les reflets sur la fenêtre. L’avion qui passe au loin, au-dessus des ruines du château. Le château lui-même. Les enfants qui jouent et se poursuivent dans le jardin. Le chien aveugle qui cherche quelqu’un pour lui jeter la balle. Le soleil qui sort de derrière les nuages et jette ses rayons sur la longue haie qui le sépare de son voisin. Cette même haie qu’il a taillée hier. L’arbre du voisin qui dépasse au-dessus du grillage. Les fleurs, au premier plan, là, sous l’auvent, qui reçoivent elles aussi le soleil. Leur pot, aux formes et aux tailles variées : ici, un œuf ouvert, là, un pot en terre cuite, là, une vasque aux motifs antiques. Il regarde la table de verre qui domine la terrasse, les larges chaises de plastic blanc tout autour. Et la poutre qui tient l’auvent. Et la cabane à oiseau, sous la gouttière, où une mésange s’aventure. Et le fer à cheval sous la cabane à oiseau. Et les fleurs suspendues. Et le gros nuage blanc qui passe, et le soleil qui disparait. Et le chat siamois qui sort de sa sieste et quitte la hauteur où il s’était installé. Et le petit garçon qui passe devant lui pour venir jouer dans la cabane, hors de son champ de vision. Et la grand-mère qui étend son linge derrière la haie de sapinettes. Et cette haie de sapinettes au fond du jardin, à travers laquelle les enfants passent et repassent. Et le chien qui dévale la pente comme un dératé pour rattraper la balle, qu’il manque parce qu’il ne la voit pas, qu’il cherche. Et les nuages qui s’en vont, et le soleil qui revient. Et le collège qui sonne. Et un nouvel avion qui passe, qui croise la petite croix tordue au sommet du toit pointu du collège. Les versants de la vallée, au loin. Leurs maisons. Leur verdure. Et là, de l’autre côté du collège, la ville, en contrebas. Puis la montagne avec son château. Et un vol d’étourneaux. Et les nuages qui reviennent. Peut-être qu’il va pleuvoir.

Qu’en pense-t-il ? Silencieusement, ses lèvres s’entrouvrent. Elles remuent. Aucun son. Elles cessent, entrouvertes, puis reprennent. Toujours pas de son. C’est peut-être sa pensée qui s’exprime, mais il est impossible d’en saisir le contenu. Il commente sans doute le paysage qu’il a sous les yeux, ou peut-être qu’il s’en moque. Il regarde en lui-même et médite. Ou bien ses lèvres remuent sans raisons, abandonnées, sans aucun ordre de son cerveau. Elles bougent par automatisme, un peu pendantes. Parfois, les yeux bougent, mais le reste est immobile. Et ces lèvres. Leurs paroles ne se résument qu’à un chuchotis inaudible, quand elles se résument à quelque chose. Ses bras ne bougent pas. Son dos est vouté. Sa tête est pendante. Les ombres passent devant ses yeux qui, par moment, les saisissent au vol. Mais rien, chez lui, ne semble suivre. Il n’y a que ses yeux, ces deux grosses billes noires. Ses sourcils sont perpétuellement relevés. Ils plissent les multiples plis de son front, un front sur lequel un enfant aurait dessiné les vaguelettes d’une eau assez peu troublée. Il y a un pli un peu surprenant, sur ce front, un pli vertical. Comment est-ce possible ? Comment ce front peut-il se plisser ainsi ? C’est peut-être une cicatrice, mais une cicatrice qui n’en a pas la couleur. Ce pli ressemble à toutes les autres rides de son front. Sauf qu’il est vertical.

Il regarde toujours dehors. La chaise qu’il choisit est toujours tournée vers la baie vitrée. Ou bien elle fait face à la table et c’est lui qui s’assoit en travers pour regarder. Quand on vient de l’entrée ou de la cuisine, on voit son ombre qui se dessine à contre-jour sur la baie vitrée. Ses cheveux blancs dressés sur son crâne, étranges survivants du temps qui passe. Ses épaules tombantes. Son corps large sans exagération. Ses grandes jambes pliées. Et puis on voit la chaise. Du bois et de la paille. Une mouche qui passe. Quand les mouches passent, il lui arrive de lever les yeux, de dire « la mouche ». Quand elles sont nombreuses, il les chasse. Ou pas. Mais voilà une mouche seule. Ce n’est pas inquiétant, une mouche seule. C’est juste une mouche. Elle tourne autour du plafond blanc. Elle ne retient pas son attention. Peut-être qu’il ne l’entend pas. Le bruit est trop léger pour ses grandes oreilles. Il n’a que faire de la mouche.

La pluie ne tombe pas. Les nuages continuent leur route. Le soleil parait. Il est près de l’horizon, maintenant. C’est le soir qui tombe. Combien de temps est-il resté assis là ? On ne sait pas. Une longue heure, peut-être deux, peut-être trois. Un temps trop long. Peut-être qu’il n’avait rien à faire. Peut-être qu’il s’ennuie. Peut-être que ça ne lui fait rien. Peut-être qu’il aime s’ennuyer. Peut-être qu’il ne s’ennuie pas, d’ailleurs. Peut-être qu’il pense. Qu’il contemple. Qu’il regarde. Bientôt, il bougera. Pas par lassitude, enfin peut-être par lassitude. Peut-être à cause du soir. Peut-être parce que ce sera l’heure de la soupe. Alors il se lèvera, lentement, comme il s’est assis. Les mains prenant appui sur les cuisses. Ses grandes jambes se dépliant lentement. Tout cela sera de nouveau debout. A pas lents, il se détournera de la baie vitrée, fera un pas, puis deux. Et voilà.

***

Texte écrit dans le cadre d'un défi. le but était d'écrire quelque chose où il ne se passait rien. La description était, pour moi, le meilleur moyen de relever ce défi. Si écrire sur rien vous intéresse, vous pouvez lire La Cathédrale de Joris-Karl Huysmans (que je n'ai pas lu, honte à moi, mais qui répond bien à la consigne).

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