Au moment où le serveur amène les desserts, Morane, jusque là détendu, se fait soucieux.

— Ne traînons pas. Demain, nous partons pour Krollstadt. De là, un vol militaire vous fera entrer clandestinement en Bordurie.

— Krollstadt ? s'enquiert Tintin.

— Oui. C'est la capitale du Bretzelburg, un petit Comté enclavé entre la Suisse et l'Autriche, à deux heures de vol de la frontière borduro-syldave.

Bobette, jusque là silencieuse, murmure doucement :

— C'est Noël ...

— C'est Noël mais nous devons nous reposer, intervient Morane. Finissons ce dessert et allons nous coucher.

— Non.

Le refus a fusé, sur un ton poli mais ferme. La jeune fille contemple sa tranche de buche sans bouger.

— Bien sûr que si, reprend Morane.

— Non. Je n'irai pas me coucher. C'est Noël. C'est même peut-être notre dernier Noël. Je veux en profiter. M'amuser.

Morane s'énerve :

— Tu vas cesser tes gamineries. On va tous au lit, point barre !

Bobette redresse la tête. Elle fulmine, la colère contenue fait bouillonner tout son sang, son visage habituellement pâle tourne au rose vif. L'espace d'un instant, on pourrait croire qu'elle va éclater.
Et elle éclate.

— Mon frangin me manque, Jérôme, ma tante, mon oncle me manquent ! C'est Noël, et pas question que cette soirée se transforme en enième briefing de cette opération à la con ! Je veux en profiter ! Je veux rire, sourire, m'amuser !

De façon inattendue, Haddock vole à son secours.

— La petite a raison. Nous avons tous besoin de décompresser. Qu'en dites-vous, Tintin ?

Morane fulmine, mâchoires serrées. Tintin trouve raisonnable d'aller se coucher. Bobette pète les plombs.

— Putain, vous faites chier ! C'est Noël bordel ! Allez-vous faire foutre, moi je me casse, je sors, je vais faire la fête !

Elle se lève, c'est une tornade qui traverse et secoue la salle du restaurant sous les regards médusés des convives. Arrivée devant la porte, elle se ravise, fait demi-tour et vient se planter devant le Capitaine.

— Tu viens Mille sabords ? Y a le Golden Promise pas trop loin. C'est un bar à whisky. Après j't'invite au Rex ou à la Machine, on verra bien si on veut de nous.

Haddock marque un temps mort. Il lance un regard aux deux autres qui demeurent silencieux puis se lève. La jeune fille le prend par la main et les voilà tous deux qui disparaissent dans la nuit. Morane s'adoucit. Sa voix se fait posée.

— Ils ont intérêt à être à l'heure demain matin.

***

Il est cinq heure et Paris s'éveille lorsque les deux silhouettes se glissent dans le hall du 5 Codet.
Bien malin qui parviendra à déterminer lequel des deux soutient l'autre. La réceptioniste est sur le point d'appeler la sécurité lorsqu'enfin elle reconnait les deux clients.

— Le ... hips ... le bar. Vous avez déplacé le bar, tonnerre de Brest !

— Le bar est fermé Monsieur. Puis-je vous inviter à rejoindre votre chambre ?

— Fermé ? Mais mille sabords, il est ... hips ... à peine cinq heures.

— Oui Monsieur, et ça fait maintenant quatre heures qu'il est fermé.

— V... viens Archibald ... c'est pas grave, lance Bobette.

L'employée dévisage la jeune fille ivre comme s'il s'était agi du diable en personne.

— P... pas question Bobette ! On s'en prend un dernier et ce n'est pas cette grande bringue, que dis-je, ce bougre d'ectoplasme coincé du cul qui va nous en empêcher !

— Archibald, faut rester poli avec la dame ...

La réceptionniste fait mine d'appeller la sécurité mais Bobette s'interpose.

— Pas ... pas besoin M'dame ... on va aller prendre le dernier dans m... ma chambre, y a l'mini bar. Je m'en charge.

— B... bien dit ça, mousaillon, allez ... hips, on y va, mille sabords !

Sous le regard assassin de l'employée, les deux ivrognes se traînent jusque l'ascensseur.