Chapitre 1 - Un samedi comme les autres
— Dépêche-toi, Milo, on va rater la visite guidée !
Je soupirai pour la quinzième fois, peut-être la seizième. Impossible à dire.
La pluie ruisselait sur les vitres du tram, brouillant les contours de la ville comme si elle hésitait à me laisser entrer dans ce samedi.
J’aurais dû être chez moi.
Ma mère avançait d’un pas déterminé. Elle m’avait traîné ici « pour me sortir de derrière un écran ». Une idée brillante qu’elle avait eu en regardant un documentaire. Résultat : un samedi… au musée d’histoire naturelle.
Joie.
Je ne voyais pas très bien ce qu’un squelette de dinosaure pouvait m’apprendre de plus que Zelda, mais soit. Il fallait « s’ouvrir au monde », « cultiver sa curiosité »... ou d’autres phrases toutes faites qu’elle adore répéter sans me regarder.
Un samedi. Pluvieux. Gris avec une lumière blafarde*.
J'avais surtout eu envie de rester sous ma couette, manette en main, à battre ce fichu boss du désert Gerudo dans mon nouveau jeu Zelda. Là au moins, j’étais à ma place.
Déjà, je sentais mon sweat coller à mes épaules.
Il faisait chaud dedans, froid dehors. Et je n’aimais ni l’un, ni l’autre.
J’avais l’impression d’être pris au piège dans une bulle de buée.
Le musée s’ouvrait comme un théâtre géant. Une immense verrière découpait le ciel en losanges. La lumière tombait en cascade sur une galerie centrale en spirale, bordée de balustrades blanches, de colonnes métalliques et de statues silencieuses.
- Tu vas voir, ça va te plaire, dit-elle, comme si elle essayait surtout de se convaincre elle-même.
- Mmmh, ouais. Super.
Mes baskets grinçaient sur le marbre.
Tout ici brillait trop.
Les gens parlaient trop fort ou trop bas. Et partout, des pancartes "ne pas toucher", "fragile", "collection privée".
Même les objets semblaient m’ignorer.
Mais je dois l’avouer : il y avait… un truc.
Un bourdonnement. Une sensation étrange, comme si chaque étage respirait à sa manière.
Le rez-de-chaussée sentait la cire et la pierre froide.
Le premier étage avait un parfum de cuir ancien.
Et tout en haut, je ne savais pas pourquoi, j’avais l’impression qu’on m’attendait.
On passa par l’accueil, évidemment.
Une grande dame en gilet rouge nous tendit un plan du musée. Maman le saisit comme si elle recevait une carte au trésor.
— Le plan est interactif ? On peut scanner un QR code ?
— Les parcours sont adaptés aux enfants de neuf ans ?
— Il y a une version spéciale sur Léonard de Vinci ?
— Et les ateliers ? Il faut réserver ? Non ? Même pour les mini-conférences sur l’art mécanique de la Renaissance ?
Je me tassai un peu plus dans ma capuche.
Je sentais venir l’effet brochure. Maman en avait déjà pris six.
La dame de l’accueil souriait toujours, mais son regard appelait peut-être un collègue en renfort.
— Est-ce que la salle des machines volantes est bien accessible ? Milo adore les machines !
(Spoiler : Milo n’adore rien en ce moment, sauf sa Switch.)
— Et est-ce que le médaillon de la salle Vinci est authentique ou une reproduction ?
Je levai les yeux au ciel.
Derrière moi, un garçon de mon âge triturait un porte-clés dinosaure. Je l’enviais. Lui, il avait l’air de s’en sortir.
On rejoignit finalement le groupe de la visite guidée, composé de huit personnes, dont deux couples très concentrés avec des carnets de notes, une dame passionnée qui parlait fort, un ado qui avait l’air de regretter sa vie entière, et nous.
Le guide, un monsieur en chemise beige, nous accueillit avec un sourire professionnel. Il tenait une tablette contre son ventre comme un bouclier.
— Bonjour à tous. Aujourd’hui, nous allons explorer les collections permanentes en lien avec les arts mécaniques et l’histoire des sciences, depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance.
Un parcours passionnant, ludique et accessible à tous les âges, bien entendu.
Je soupirai discrètement.
Il parla encore un peu. Mon cerveau commença à filtrer.
Des mots restaient coincés à la surface :
perspective... biomécanique... manuscrits anciens... prototypes... Vinci... inspiration…
Je suivis le groupe dans une grande salle.
Mais à mesure que les voix s’éloignaient dans les couloirs d’exposition, mes pensées, elles, bifurquèrent.
Et je glissai doucement ver l'arrière du groupe puis petit à petit je m'en éloignai.
Pas pour fuir vraiment. Juste… pour marcher un peu.
Pour respirer.
Ou peut-être parce que mes pieds en avaient assez de piétiner ainsi.
Ils semblaient savoir ce que moi, je ne savais pas encore. La visite guidée s'achevait ici.
Maman râlerait surement quand on se retrouverait mais je n'en pouvait plus de suivre bêttement ce troupeau d'omnivores qu'on aurait pu mener à l'abattoire.
Un couloir latéral s’ouvrait entre deux statues romaines. J’y glissai presque sans réfléchir, porté par cette étrange impression que le musée m’avalait doucement.
La lumière changea.
Plus tamisée, plus dorée.
Et soudain, je me retrouvai dans une salle immense, aux allures de grenier oublié. Un enchevêtrement d’époques, de formes, de matières.
Tout ici semblait… trop précieux pour être caché.
Trop bizarre pour être rangé.
Sur ma gauche, une girafe empaillée se dressait à deux étages de haut.
Son museau pointait vers la verrière, comme si elle tentait encore de s’échapper.
Je levai les yeux. Elle me fixait.
Enfin… je crois.
Un peu plus loin, je tombai nez à nez avec un squelette de cheval de course, juché sur un socle tournant.
Ses côtes semblaient danser dans la lumière. Un garçon passa trop près, et les os cliquetèrent doucement.
Je frissonnai.
J’étais presque sûr qu’il avait bougé.
La pièce semblait respirer.
Un parfum flottait dans l’air : bois ciré, cuir ancien et poussière vivante.
Un peu comme dans les vieilles bibliothèques qu’on imagine dans les films, celles qui grincent quand on ouvre un tiroir secret.
Je continuai, attiré par une vitrine ronde.
A l'intérieur, un masque de cérémonie venu d’Afrique centrale, un tambour de guerre du Pacifique, et une toute petite boîte en ivoire sculpté.
En m’approchant, je lus l’étiquette :
“Boîte à prières. Contenait des fragments de manuscrits sacrés. 15e siècle.”
Je ne savais pas pourquoi, mais je restai là un moment.
Pas pour lire.
Pour ressentir.
Comme si l’objet me murmurait quelque chose dans une langue oubliée.
Un escalier en colimaçon apparut au détour d’une arche.
Je posai la main sur la rampe. Froide. Lisse. Pleine d’histoires.
Chaque marche grinçait légèrement, comme si elle m’observait.
En haut, le décor changea encore.
Un automate du XIXe siècle me fixait derrière sa vitrine.
Quand on appuyait sur un bouton (interdit, évidemment), il faisait tourner une ballerine minuscule au son d’une boîte à musique.
Même éteint, il semblait m’épier.
Je ne m’attardai pas.
Un pas de côté, et je tombai sur un duel d’époques :
d’un côté, une armure de samouraï miniature,
de l’autre, un scaphandre d’astronaute.
Entre eux, une maquette de sous-marin, comme s’ils attendaient tous les trois de prendre la mer…ou la Lune.
Un peu plus loin, une salle s’ouvrait discrètement sur la droite.
La lumière y était plus faible.
Les sons étouffés.
Et partout… des horloges.
Murales. À gousset. En bois. En laiton.
Des pendules à coucou. Des cadrans solaires. Des sabliers géants.
Le tic-tac ne formait pas une mélodie.
Plutôt une mosaïque de temps, désynchronisée.
Un cœur multiple battant à des vitesses différentes.
Je restai un moment devant un sablier.
Le sable noir tombait lentement, comme s’il hésitait entre tomber et rester.
Il faisait un bruit très faible.
Mais j’aurais juré qu’il parlait.
Je redescendis par un autre escalier.
Léger vertige. Léger flottement.
Je traversai sans m’en rendre compte une salle anatomique.
Un cerveau sectionné en tranches.
Des organes en cire.
Une main ouverte, nerfs tendus comme des cordes de guitare.
Je ne m’arrêtai pas. Mais j’avais du mal à détourner les yeux.
Tout ici semblait si vivant… et pourtant figé.
Au rez-de-chaussée, je ralentis.
Un perroquet empaillé m’attendait derrière une vitrine.
Ses plumes délavées brillaient sous une lampe orangée.
“Psittacus erithacus. Dernier spécimen ayant appartenu à un espion britannique. Aurait mémorisé plus de 200 mots en cinq langues.”
Je souris, malgré moi. Un perroquet espion. Pourquoi pas ? Dans ce musée, tout était possible.
Et c’est à ce moment-là que je le sentis.
Un frisson dans la nuque.
Un courant d’air qui n’existait pas.
Un appel silencieux.
Je tournai la tête.
Au bout d’un couloir, presque invisible, entre deux vitrines abandonnées, une alcôve.
Sombre et calme, comme si elle m’attendait depuis toujours.
Une pancarte, gravée en lettres anciennes :
Léonard de Vinci — Machines et mystères
Je m’approchai, à pas lents.
C’était comme marcher dans l’eau. Un silence plus dense que les autres m’enveloppa sans prévenir.
A côté de l’alcôve, la salle s’ouvrait en retrait, à peine éclairée par de hauts vitraux poussiéreux qui filtraient une lumière miel.
Pas de néon. Pas de visiteurs.
Rien que ce flottement, entre ombre et dorure.
J’hésitai une seconde, puis j'entrai.
L’intérieur était… différent.
Pas seulement vieux.
Chargé.
L’air y avait une densité étrange, comme dans les églises où personne ne prie plus.
Une odeur de bois, de poussière d’or, de papier ancien… et un soupçon de métal.
Le genre d’odeur qu’on ne sent qu’une fois dans sa vie.
Des plans griffonnés couvraient les murs, suspendus comme des ailes figées.
Certains représentaient des machines volantes, d’autres des ponts, des hélices, des engrenages.
Des idées, des éclats de génie capturés sur papier jauni.
Je m’approchai d’un dessin représentant une sorte de scaphandre, avec des tuyaux qui s’enroulaient comme des serpents mécaniques.
L’encre était fine, presque tremblante, mais les traits semblaient encore vibrer.
Comme si Léonard lui-même n’avait pas tout à fait fini de dessiner.
Au centre de la pièce, des engrenages géants trônaient sur un piédestal.
Certains étaient en bois, d’autres en cuivre.
Figés dans un mouvement invisible.
J’avais envie de les toucher. De les remettre en marche.
Mais quelque chose m’en empêcha.
Je restai là un moment, juste à écouter.
Pas un bruit, mais mon cœur, lui, battait plus fort, plus vite.
Comme s’il essayait de rattraper un rendez-vous qu’il ne comprenait pas.
Au plafond, un drôle d’oiseau en bois battait doucement des ailes.
Très lentement.
Pas comme une machine animée.
Plutôt comme une créature vivante… qui respirait.
Je clignai des yeux.
Avais-je rêvé ?
Je restai planté là, la tête levée, le souffle suspendu.
Un sentiment bizarre montait dans ma poitrine.
Un mélange de curiosité, de peur douce… et de reconnaissance.
Comme si j’étais déjà venu.
Et puis je le vis.
Au fond de la salle, dans une vitrine discrète, à demi dissimulée par l’ombre.
Un carnet, ouvert à une page couverte de croquis complexes.
Des spirales, des cercles, des notes en miroir.
Mes yeux peinaient à suivre les lignes, comme si elles refusaient de se laisser lire.
Et juste à côté…
Un médaillon.
Petit. Rond.
Un peu terni.
Posé sur un coussin de velours foncé, comme un bijou oublié d’un roi alchimiste.
Je m’approchai encore.
La vitrine avait un reflet étrange.
Je vis mon visage s’y superposer à celui d’un autre garçon — ou peut-être était-ce encore moi, mais plus vieux, ou ailleurs, ou...
Mon souffle s’accéléra.
La pierre au centre du médaillon semblait… vivante.
Pas vraiment en mouvement.
Mais pas immobile non plus.
Comme de l’eau capturée sous un verre.
Comme si elle me regardait.
Je tendis la main. Je ne sais pas pourquoi.
Peut-être parce que tout en moi me disait que je n’avais pas le choix.
Peut-être parce qu’au fond, j’attendais ce moment depuis toujours.
Ma paume effleura la vitre.
Et alors…
Le médaillon s’illumina.
Pas un reflet.
Pas un effet spécial.
Une vraie lumière, douce et bleutée, comme un battement.
Comme un cœur. Un cœur qui battait dans le verre.
Je reculais d’un pas, le souffle coupé.
— Qu’est-ce que… ?
Un frisson me glaça la nuque.
Un téléphone vibra quelque part derrière moi.
Puis… plus rien.
Mon dos heurta une colonne.
Je levai les yeux, vérifiant que personne n’avait vu.
Mais la salle était… vide.
J’étais seul.
Ou peut-être pas ?
Quelque chose avait changé.
L’air vibrait, comme avant un orage.
J’avais la gorge sèche, les mains moites.
Et puis…
Je l’entendis.
Pas une voix. Pas vraiment.
Plutôt un souffle. Un murmure à l’intérieur de moi.
Miiiiiilo…
Je clignai des yeux.
Peut-être que j’avais rêvé.
Miiiilloooo…
Le médaillon n’était plus dans la vitrine.
Je ne savais pas comment. Ni quand.
Mais il était là, dans ma main.
Je ne l’avais pas pris.
Je n’avais pas brisé la vitre.
Et pourtant, je le tenais.
Tiède. Lisse. Lourd.
Vivant.
Un éclat pulsait au centre de la pierre, plus fort cette fois.
Comme un tambour dans ma paume.
MIILO !
Là, ce n’était plus un chuchotement.
C’était une injonction.
Je sursautai, mon cœur s’emballa.
Mes jambes devinrent du coton.
Mais mes doigts… refusaient de lâcher le médaillon.
Il était comme… greffé à moi.
Ancré.
Une chaleur étrange grimpa le long de mon bras.
Pas une brûlure. Pas douloureux.
Mais… intense. Comme si quelqu’un me prenait par la main de l’intérieur.
Le sol vibra légèrement.
Ou alors c’était moi ?
Mes pensées ? Mon corps ?
Je ne savais plus.
Je ne comprenais plus rien, et pourtant, une seule pensée tournait en boucle dans ma tête : rien n'arrive par hasard.
Et soudain…
Le médaillon se noua autour de mon cou et tout s’accéléra.
La lumière bleue devint plus vive, m’enveloppant d’un halo lumineux.
Je ne voyais plus la vitrine, ni les murs.
Le plafond avait disparu.
Tout le musée… fondait autour de moi comme de la cire.
Je sentis mon corps basculer.
Pas vers le sol.
Pas dans le vide.
Mais dans une sorte de tunnel tournant, comme si l’espace avait pris la forme d’un entonnoir, et que j’étais aspiré vers un autre endroit.
Des images flottaient.
Des visages.
Des horloges éclatées.
Des plumes d’oiseaux.
Des tours en feu.
Des cartes à moitié effacées.
Je voulais hurler.
Mais le son ne sortait pas.
Et au milieu de tout ça, je sentais le médaillon vibrer contre ma poitrine,
comme s’il guidait la descente.
Je fermai les yeux.
Et le monde…
bascula.
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