Chapitre 2 - Bienvenue dans le passé

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Le blanc d’abord.
Aveuglant. Écrasant. Comme si on m’avait plongé dans une mer de lumière.

Puis une chaleur soudaine, qui se retira d’un coup, remplacée par une impression de chute douce… et un bruit sourd au loin.
Comme des cliquetis. Des sabots. Des voix.
Mais tout ça... étouffé, comme entendu à travers une porte en bois épais.

Mon corps semblait léger, suspendu dans un coton étrange. Je ne savais pas si j’étais encore debout, allongé, ou en train de me dissoudre dans l’air. Il n’y avait ni sol, ni plafond.
Juste l’attente.

Puis…

Le monde revint. D’un coup. Sans prévenir.

Je rouvris les yeux.
Et la lumière m’aveugla presque.
Pas la même que tout à l’heure.
Pas blanche.

Orange et dorée.

Une lumière de fin d’après-midi, tiède et poussiéreuse, traversée par des rais de soleil obliques.
Mon nez me piqua. Je sentis l’odeur du bois brûlé, de la paille, de sueur et… de bêtes.
Beaucoup de bêtes.

Je baissai les yeux.
Mon sweat avait disparu.

À la place :
Une tunique en toile rêche, serrée par une ceinture de cuir.
Une chemise à lacets, un pantalon trop court, et à mes pieds…
Des chaussures en peau cousue, qui couinaient à chaque pas.

Je fis deux pas sur le côté. Le sol était pavé. Des pavés vieux, inégaux et froids.
Le genre de sol qu’on voit dans les vielles villes médiévales.

La vie autour de moi s'activait dans tous les sens. Et je ne parle pas d'une bande sonore qui serrait diffusée par des haut-parleurs.

Je parle des bruits de la vie, d'une autre vie.

Le bruit des sabots, d’abord.
Le vrai bruit : celui qui fait vibrer les pavés sous la plante des pieds.

L’odeur, aussi.
Celle de la rue. Pas la rue d’aujourd’hui, avec essence et bitume…
Non, une odeur ancienne, plus riche.
Un mélange de fumier, de bois mouillé, de cuir chaud, d’huile d’olive, et de quelque chose de… fumé.

Je me retournai lentement.

À ma droite, un homme traînait une charrette chargée de tonneaux.
Des cercles de fer autour du bois. Ça grinçait à chaque secousse.
Il transpirait sous sa cape marron. Une botte mal lacée traînait un peu.

C'est pas un rêve. Oui, c'est ça, je suis en train de rêver. j'ai dpu m'endormir dans sur un banc deu musée.
Ce n’est pas un rêve ? Réfléchis, respire. Tu as dû tomber. Tu as peut-être fait un malaise. Tu es encore au musée. Tu vas te réveiller.

Mais…
Le froid du vent me fouetta.
Un courant d’air réel, complétait par un nuage de poussière me chatouilla les narines.
Et une mouche me frôla l’oreille, bourdonnant comme si elle avait un message à livrer.

Je fis deux pas.

Mon pied heurta une pierre mal posée.
Je titubai, redressai la tête…

… et je levai les yeux.

Les façades étaient hautes, étroites, en pierre claire.
Une pierre beige, légèrement rosée par endroits, comme du sable compacté.
Certaines portions étaient rapiécées, d’autres noircies par le feu ou le temps.

Les fenêtres étaient étroites, verticales, souvent encadrées de bois foncé.
Pas de verre lisse : juste de petits carreaux bombés, légèrement déformants, tenus par des croisillons de plomb.
Certains volets pendaient de travers, d’autres étaient fermés par de simples planches clouées.
Parfois, un rideau dépassait. Un pan de lin, brodé de motifs rouges ou bleus.

Au-dessus de moi, des balcons sortaient du mur.
Certains étaient en pierre, d’autres en fer forgé.
Les balcons de pierre avaient des colonnettes fines, sculptées à la main, usées par les siècles.
Les balustrades de fer étaient torsadées, rouillées par endroits, souvent couvertes de plantes : du lierre, du thym suspendu, parfois même des géraniums rouges.
Une cage à oiseau était posée sur l’un d’eux. Vide.

Les toits, au-dessus, formaient un damier de tuiles rouges et brunes, un peu gondolées.
Certains coins avaient été réparés avec des morceaux de bois ou de cuir tendu.
On apercevait parfois une lucarne, une cheminée tordue, ou un linge suspendu à sécher : des chemises blanches, une robe d’enfant, un torchon rayé.

Les enseignes accrochées au-dessus des portes n’étaient pas écrites.
Elles étaient illustrées.

Une botte dorée pour le cordonnier.
Un croissant de lune sculpté dans le bois pour une herboristerie.
Un sablier géant en fer forgé pour une échoppe de livres.
Un cochon ailé (oui, vraiment) pour une taverne au coin d’une ruelle.
Certaines grinçaient doucement sous le vent. D’autres claquaient comme des drapeaux fatigués.

Les portes étaient massives.
En bois, pour la plupart. Parfois renforcées de plaques de métal cloutées.
Elles portaient les traces du temps : entailles, coups, brûlures, coulures de cire.
Parfois, des marques étranges gravées : un V doublé, une spirale, un X à l’envers.

Sous certaines portes, un paillasson de brins séchés.
Sous d’autres, juste la poussière du monde.

A mes pieds, les pavés étaient taillés grossièrement, inégaux, parfois bombés, parfois creusés.
Certains portaient des gravures. Des noms effacés. Des symboles ronds ou triangulaires.

De petites rigoles couraient le long des maisons, bordées de pierre.
Elles transportaient un filet d’eau brunâtre, probablement de la pluie, ou autre chose… que je préférais ne pas identifier.

Entre deux pavés, des plantes minuscules poussaient : un brin de mousse, une herbe sèche.
La vie s’accrochait partout.

Sur ma gauche, une placette se dessinait.
Un marchand y avait installé un petit étal.
Sur une nappe en toile, des œufs, des herbes fraîches et quelques figues violettes.
Un chat noir, assis sous la table, léchait ses pattes avec indifférence.

Des voix s’élevaient :
une femme qui hélait un enfant,
un homme qui chantait faux,
un forgeron qui appelait quelqu’un depuis son atelier.

Et là, entre deux maisons, une ruelle plus sombre.
Étroit couloir de pierre.
Deux lessives qui pendaient d’un balcon à l’autre.
Des gouttes tombaient encore, formant un petit clapotis.
Une chaussure solitaire traînait contre un mur.

Je restai là sans bouger.
Mes yeux enregistraient tout.

Et dans ma tête, ça gambergeait à 200km/h :

Mais où suis-je ?
Pas un seul panneau. Pas un bruit moderne. Pas une trace du monde d’où je viens.
Et pourtant, tout est… logique.
Tout fonctionne. Tout vit.

Mon regard s’attardait sur chaque détail, comme si mes yeux avaient faim.
Je sentais le monde m’absorber doucement.

Et puis… je le vis.

Un mouvement, tout au bout de la rue.
Quelqu’un venait d’apparaître.
Pas brusquement. Pas comme dans les films, en surgissant d’un mur ou d’un portail magique.

Non.

Il marchait. Simplement, mais vers moi.
Avec une évidence troublante.

Il portait un manteau long, sombre, dont les pans ondulaient au rythme de ses pas.
Ses bottes, en cuir souple, faisaient claquer les pavés à intervalles réguliers.
Il tenait ses mains croisées dans le dos.
Son visage était partiellement dissimulé par l’ombre de sa capuche.
Mais dès qu’il leva la tête, je su qu’il savait.

Il s’arrêta à quelques mètres de moi puis il parla

— Milo.

Ma gorge se noua.

Il connaissait mon nom, c’était impossible.

Et pourtant, il n’avait pas l’air surpris de me voir.
Il me regardait comme on regarde un invité qui est enfin arrivé.

— Ah, te voilà. Enfin.

Je restai figé.

— Je sais que tu es perdu. C’est normal.
La première fois, c’est toujours… déconcertant.

Sa voix était douce. Pas mielleuse mais plutôt comme celle d’un conteur patient, ou d’un professeur qu’on écoute sans savoir pourquoi.

Il pencha légèrement la tête.

— Tu as dû ressentir beaucoup de choses à la fois. C’est un peu rude, je te l’accorde.
Mais… ton médaillon t’a bien conduit.

Je baissai instinctivement les yeux vers ma poitrine. Il était là. Suspendu. Toujours chaud. Toujours vivant.

Je voulus parler.
Mais aucun son ne sortit.
Mes lèvres étaient collées.
Mon cerveau tentait de recoller les morceaux.

Je parvins à balbutier :

— Où… Où est-ce que je suis ?

Il sourit.
Un sourire discret.
Presque triste.

— Tu es dans le passé, Milo.

Puis, après une petite pause :

— Plus exactement… tu es à Milan, en l’an 1495.

Je reculai d’un pas.

Le mot s’écrasa dans mon esprit. Il roula comme un galet dans une rivière.

Ce n’est pas possible.
Ce n’est pas réel.
1495 ?

Je levai les yeux vers lui.

— Et vous… vous êtes qui ?

Il s’inclina légèrement.

— Salvatore dell’Isola et je suis là pour toi. Parce que tu n’aurais jamais dû arriver seul.

Je levai les yeux vers lui, qui m’observait en silence, le visage un peu plus grave.

Et sans que je dise un mot, il soupira doucement, comme s’il s’apprêtait à avouer quelque chose d’important — ou de gênant.

— J’étais censé être là au moment de ton arrivée, dit-il finalement, en croisant les bras devant lui.
J’aurais dû t’attendre, dans cette ruelle, à l’instant même où le médaillon s’est activé.

Il détourna brièvement le regard, observant les passants qui s’agitaient à quelques mètres, puis ajouta, presque à contrecœur :

— Mais… j’ai raté l’ajustement temporel.
J’ai mal interprété un alignement dans la cartographie. Trois petites minutes… qui, dans notre réalité, peuvent devenir des intervalles de plusieurs rues.
Je t’ai cherché aussitôt que j’ai réalisé l’erreur. Mais ici, même quelques instants peuvent faire basculer le fil.

Il secoua légèrement la tête, comme pour chasser un reste d’agacement envers lui-même.

— Ce n’est pas la première fois que ça arrive mais ce genre de retard reste rare. Précieux, et redoutés, surtout quand celui qui arrive… n’est pas préparé.

Je baissai les yeux, l’estomac soudain un peu plus noué.

Préparé ? Comment peut-on être préparé à... ça ?

— Tu n’as rien à te reprocher, poursuivit-il d’un ton plus doux.
Ce n’est pas à toi de porter cette charge.
C’est à moi, c’était ma responsabilité de t’attendre, de t’accueillir, de te guider immédiatement.

Il inspira profondément.

— Mais parfois, même les passeurs se trompent.
Et toi, Milo…
Tu as tenu bon.

Il tendit la main.
Pas un geste brusque. Pas une injonction.
Juste une invitation. Calme. Presque naturelle.

Sa voix, grave et posée, semblait contenir une forme de patience rare, celle de ceux qui ont déjà vu ce moment se produire mille fois, mais qui savent qu’il faut, pour la première fois de l’autre, le revivre comme s’il était unique.

— Viens.
Tu dois boire un peu d’eau, te poser un instant.
Je t’expliquerai ce qu’il faut savoir, mais pas ici, et surtout… pas maintenant.

J’hésitai.
Pas tant parce que je doutais de lui, son visage ne trahissait ni menace ni mystère mais parce que mon corps, lui, n’avait pas encore compris que j’étais ici pour de bon.

Je baissai lentement les yeux vers le médaillon, suspendu à mon cou, dont la pierre vibrait à peine, comme si elle respirait à mon rythme, ou guidait mes décisions à ma place.

Et je hochai la tête.

Pas un grand oui. Un petit mouvement sec, imperceptible, mais suffisant.

Nous quittâmes l’étroite ruelle pour emprunter une voie plus large, où la lumière, filtrée par les toits en tuiles rouges, se déversait comme un liquide doré entre les murs de pierre.

À mesure que nous marchions, le monde s’épaississait autour de moi.

Chaque bruit devenait plus net. Chaque odeur, plus profonde. Chaque détail, plus vivant.

Je n’étais plus spectateur. J’étais dans la matière même du décor.

Le quartier s’animait au fil de nos pas : des marchands s’interpellaient depuis leurs échoppes, une file de lavandières* s’allongeait jusqu’à une fontaine en pierre, des enfants jouaient à attraper une balle de cuir tressé, dont les rebonds se perdaient entre les pavés disjoints.

Je marchais au cœur de tout cela, mais je ne comprenais toujours pas.
C’était comme si mes pas appartenaient à quelqu’un d’autre, comme si je glissais dans une mémoire ancienne, que je découvrais et reconnaissais à la fois.

Salvatore me désigna d’un geste léger une petite fontaine adossée à un mur, protégée par une arche couverte de mousse et de lierre.

Un mince filet d’eau s’échappait d’un bec en fer forgé, tombant dans un bassin de pierre creusé par les ans.

Une jeune femme en tablier sombre s’y trouvait déjà, tenant à la main deux gobelets en bronze.

Elle nous adressa un signe discret, presque codé, puis s’éloigna en silence.

— Bois, me dit-il simplement.

Je saisis le gobelet, encore tiède de sa main à elle, et portai l’eau à mes lèvres.

Elle était froide. D’une froideur pure et saisissante. Presque douloureuse au premier contact, comme si elle réveillait en moi tout ce qui, depuis mon arrivée, était resté figé : mes pensées, mon souffle, ma capacité à croire ce que je voyais.

Je bus lentement.
Une gorgée. Puis deux.
L’eau glissa le long de ma gorge, chassant un reste de panique que je n’avais pas eu le temps de nommer.

— Merci, soufflai-je, sans même savoir si je parlais à lui, à la fille ou à l’eau elle-même.

Salvatore m’observait avec cette expression étrange, faite de bienveillance et de calcul.
Comme s’il évaluait déjà ce que je pourrais devenir.

— Je pense que le plus sage serait que nous rejoignions mon bureau, au palais.
Là-bas, tu pourras t’asseoir, manger un peu, et surtout comprendre ce que tu fais ici.

Il marqua une pause, puis ajouta dans un sourire léger :

— Tu es peut-être prêt pour beaucoup de choses, Milo, mais pas encore pour le tumulte d’un marché milanais à l’heure de la messe.

Je souris, malgré moi.
Un sourire court, presque volé. Mais un sourire quand même.

Je hochai la tête, une deuxième fois.

Nous quittâmes la fontaine en silence, Salvatore m’indiqua d’un signe de tête une ruelle plus large, en pente douce, qui s’ouvrait comme une artère vivante entre deux bâtiments.

À deux pas de là, le calme feutré de la petite cour s’effaça comme une buée sur une vitre, remplacé par le tumulte vibrant d’un marché en pleine effervescence.

La foule ne marchait pas : elle coulait, comme un fleuve de tissus, de paniers, de gestes et de voix.
Des hommes criaient les prix, des femmes interpellaient les vendeurs, des enfants slalomaient entre les jambes, et tout cela formait une symphonie désordonnée, dense mais étrangement cohérente.

Le sol sous nos pieds était plus irrégulier ici, creusé par des siècles de pas et de roues.
Des déchets organiques, des plumes, des éclats de fruits ou de pain parsemaient les pavés, dessinant une cartographie invisible des produits du jour.

À gauche, une échoppe débordait de tissus colorés, suspendus à des cordes tendues d’un mur à l’autre.
Du lin épais, de la soie brillante, des brocards chargés de fils dorés qui scintillaient sous les rais de soleil.
Un vendeur ventripotent agitait un rouleau rouge vif au-dessus de sa tête, en hurlant une réduction à la criée.

Plus loin, une femme triait des herbes fraîches sur une table bancale : thym, sauge, lavande, menthe.
Leurs parfums se mêlaient au cuir chauffé, au pain grillé, à la fumée grasse d’un brasero sur lequel grésillait une marmite de pois chiches.

Je suivais Salvatore de près, les épaules basses, le souffle court.

Pas de fil conducteur.
Pas de panneau "sortie".
Juste la conviction absurde que ce chemin avait toujours existé et que je venais de le découvrir.

Un marchand passa devant moi, poussant une carriole pleine de poteries dont les couvercles tintaient à chaque cahot.
Je faillis me faire renverser par un garçon qui portait un panier de figues, puis par un vieux chien à moitié pelé qui trottinait tranquillement au milieu de tout ça, parfaitement à sa place.

Un peu plus loin, un joueur de flûte improvisé tentait d’imposer sa mélodie entre deux crieurs.
Il portait un chapeau déformé, et son souffle tremblait, mais une fillette, assise à même le sol, l’écoutait avec de grands yeux fixés sur le ciel.

Je sentais la chaleur du monde me coller à la peau.
La moiteur des foules, les tissus qui frôlaient mes bras, les voix qui m’effleuraient l’oreille.

Et pourtant, au cœur de ce chaos vivant, Salvatore avançait comme s’il traçait une ligne invisible.
Aucun passant ne semblait le heurter.
La foule s’ouvrait naturellement sur son passage, comme s’il appartenait à la ville plus que les pierres elles-mêmes.

Moi, je devais me faufiler.
Lever le bras quand un panier menaçait de m’écraser l’épaule.
Ralentir quand un moine pressé passait avec un seau plein de poissons.

Mais je ne me plaignais pas.
Parce que tout, ici, semblait avoir un sens même si je ne le comprenais pas encore.

Puis, au bout de ce labyrinthe vivant, un portail apparut.

Ce n’était pas un portail de conte de fées. Pas de gracieuses volutes, ni d’arche rêveuse entrelacée de lierre.
C’était un battant. Brut. En bois noirci par le temps, cerclé de fer martelé, épais comme une muraille.
Chaque clou semblait peser son histoire et toutes menaçaient de s’enfoncer dans la peau du visiteur avant même qu’il frappe.
Le mur l’engloutissait presque, haut et crénelé, avec cette verticalité typique des places fortes lombardes où chaque brique semble pesée en ambition.
Au-dessus, sans la moindre trace de honte ou d’usure, l’armoirie des Sforza trônait dans sa rigueur héraldique : une vipère couronnée sur fond d’argent, l’enfant déjà à mi-corps dans sa gueule.
Rien de symbolique.
Un message, net : celui qui entre ici, entre dans la gueule du pouvoir.

Et dans le silence vibrant de la pierre, on sentait la loi des Hommes plus que celle des dieux.

Deux hommes en pourpoint, armés de hallebardes, se tenaient de part et d’autre.
Ils s’écartèrent à la vue de Salvatore, sans même poser de question.

Il me jeta un regard discret, presque complice.

— Nous y sommes.
Le Castello Sforzesco.

Le portail s’ouvrit sur un grincement bas, étiré, comme un avertissement.
Les battants, renforcés de barres de fer rivetées, s’écartèrent sans qu’aucun mot ne soit prononcé.
Salvatore franchit le seuil sans ralentir. Je le suivis, avalé à mon tour par la pierre et l’ombre.

Dès le premier pas, le bruit du dehors s’éteignit.
Les bottes de Salvatore faisaient écho sur les dalles, mais c’était un écho étouffé, avalé par les voûtes épaisses comme des silences de pouvoir.

Le palais ne brillait pas.
Il retenait la lumière.
Il ne montrait rien. Il murmurait tout.

À l’intérieur, la richesse ne s’exposait pas : elle se murait.

Les couloirs étaient larges, mais resserrés par les murs hauts, couverts de fresques anciennes aux couleurs absorbées par le temps, la suie, et la fumée des cierges.

Des putti*(chérubins nus) aux ailes effacées flottaient parmi des motifs géométriques, des scènes allégoriques où des hommes sans visage portaient des balances, des épées, des livres.
Tout ici semblait peser.
Peser chaque geste, chaque regard, chaque fresque.

Il n’y avait pas de dorures.
Pas de marbre criard.
Seulement la masse d’un pouvoir silencieux, gravé dans le plâtre.

Les fenêtres, hautes et fines comme des meurtrières, tamisaient la lumière lombarde jusqu’à la rendre grise, minérale, épaisse.
Elle ne baignait pas la pièce.
Elle y survivait.

Nous croisâmes deux gardes, debout, immobiles dans leur armure sombre.
Ils ouvrirent, sans un mot, une grande porte double, sculptée de symboles que je ne comprenais pas.
Je crus voir un faucon, un arbre noueux, un œil.
Mais je n’étais pas sûr.
La lumière dansait trop doucement pour en être certain.

Salvatore entra. Je le suivis.

La pièce n’avait pas de nom.

Elle n’était pas grande.
Elle n’en avait pas besoin.

Tout y était mesuré. Pensé. Ordonné.
Et, sans que je puisse l’expliquer, je sentais que ce lieu n’était pas fait pour le confort.
Il était fait pour le commandement.

Les murs étaient recouverts de cartes, de parchemins accrochés sur des tringles, de tableaux d’inventaire, de relevés topographiques.
Certains affichaient des arbres de familles, d’autres des lignes chiffrées accompagnées de symboles que je ne reconnus pas.

Pas un dessin n’était décoratif. Chaque ligne avait une fonction. Chaque trait, une mémoire.

Dans un coin, une horloge à poids, rare, battait le temps avec la régularité sèche d’un tambourin militaire.
Pas pour rythmer la journée mais pour rappeler à celui qui écoutait que le temps, ici, était un outil.

La seule fenêtre de la pièce, une ogive étroite, donnait non pas sur la ville, mais sur une cour intérieure.
On ne regardait pas Milan depuis ce bureau, on l’orchestrait.

Au centre, un bureau massif, en noyer sombre, nu, sans ornement.
Dessus, trois objets : une plume, un sceau, un couteau ouvragé.

Je ne savais pas pourquoi, mais ces trois objets me dérangèrent.
Ils semblaient posés là comme des rôles à jouer.
Trois symboles. Trois vérités.
Écrire. Marquer. Corriger.

Contre le mur du fond, un coffre à double verrou.
Sur le côté, une chaise basse. Très basse. Trop basse.

Je compris sans qu’on me l’explique :
on n’entrait pas ici pour discuter.
On entrait pour recevoir.

Salvatore posa sa main sur le dossier de cette chaise et, sans un mot, m’invita à m’asseoir.

Je ne savais pas encore ce que j’étais venu chercher ici.

Mais je sentais, dans chaque nerf, dans chaque fibre du bois autour de moi, que le monde venait de changer.

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