Chapitre 3 : Le bureau de l'ombre
Je restai là, un instant, sans bouger, comme suspendu entre deux battements.
Mes jambes étaient figées. Mes bras ne savaient pas où se placer.
Une chaise m’attendait, sculptée et massive, avec un coussin rouge foncé au tissu un peu râpé.
Je savais que je devais m’asseoir, mais j’avais l’impression qu’en le faisant, j’allais valider quelque chose.
Signer un contrat invisible.
Salvatore s’était éloigné vers un petit meuble bas, en bois sombre, dont les ferrures tintaient doucement quand il l’ouvrit.
Il ne parlait pas. Pas encore. Il bougeait lentement, avec cette élégance silencieuse que seuls les gens sûrs d’eux possèdent.
Il revint avec un petit coffret d’étain, qu'il posa délicatement sur le bureau, et s’assit de son côté, sans me presser.
— Assieds-toi, Milo.
Sa voix, douce mais ferme, me fit franchir le pas.
Je pris place.
Le bois craqua légèrement sous mon poids.
Le coussin était tiède, pas chaud, pas moelleux, mais… tiède.
Comme s’il m’acceptait, à défaut de m’attendre.
Je ne savais pas où poser mes mains. Alors je les gardai serrées l’une contre l’autre, froides et moites à la fois.
Mon dos restait droit. Trop droit. Chaque muscle semblait encore tendu, comme si mon corps n’avait pas compris qu’il avait le droit de se poser.
Salvatore ouvrit le coffret. L’odeur me frappa avant même que je voie son contenu : un parfum discret de bois ciré, de figues séchées, d’herbes frottées entre les doigts.
Il en sortit deux figues à la peau fripée, presque noire, un morceau de pain craquant et une petite fiole de verre, scellée de cire verte.
Il posa le tout devant moi, sans mot inutile, avec ce soin simple des gestes qui comptent.
— Bois d’abord, dit-il.
Je pris la fiole entre mes mains.
Elle était plus lourde que je l’aurais cru. Et froide, comme si elle avait été posée là depuis très longtemps, juste pour moi.
Je brisai la cire. L’odeur qui s’en échappa était douce, presque florale.
Un mélange étrange de miel, de feuilles froissées, et d’un autre parfum que je n’identifiai pas tout de suite : quelque chose d’oublié.
Je bus une gorgée.
Le liquide était tiède et glissait dans ma gorge.
Sucré d’abord, puis légèrement amer.
Une chaleur se diffusa dans ma poitrine, lente et rassurante, comme une couverture posée sans bruit.
Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais froid.
Pas de ce froid-là : celui de la peur rentrée. Du déracinement.
Je croquai dans la figue. Elle était dense, sucrée, douce comme une pâte de fruit tiède.
Les grains craquaient sous la dent. Et d’un coup, je sentis mon estomac se souvenir qu’il existait.
Plus je mangeais, plus j’avais l’impression de revenir.
Comme si j’étais… remonté dans mon corps, petit à petit.
Salvatore, de son côté, s’était assis. Les mains croisées. Le regard posé sur moi, sans insistance.
Il ne parlait toujours pas. Il me laissait du silence. Un silence qui ne jugeait pas, qui ne pressait rien.
Et dans cette pièce froide et feutrée, au milieu des cartes anciennes, des étagères pleines et des rideaux figés, j’eus, pour la première fois depuis mon arrivée, la sensation d’être à ma place.
Pas bien. Pas tranquille. Mais… là.
Je ne savais pas trop où j’étais.
Mais ce n’était pas juste un endroit.
Ce n’était pas juste une autre époque non plus.
C’était… un truc entre deux.
Comme quand on rêve, mais qu’on sent que le rêve va devenir vrai.
Et lui, là, assis de l’autre côté, il avait l’air de savoir exactement ce que c’était.
Et pourquoi j’étais dedans.
Salvatore ne se leva pas, ne bougea pas.
Il ne parla pas tout de suite non plus.
Il me regarda, les doigts croisés devant lui sur le bureau, comme s’il évaluait par où commencer sans me faire peur.
Le silence n’était pas lourd.
Puis, il se redressa légèrement et dit, d’une voix douce :
— Avant toute chose, il faut que tu comprennes ce que tu es. Et ce que tu n’es plus.
Je clignai des yeux.
Ma gorge était encore un peu sèche. Mon ventre, lui, recommençait à me faire sentir qu’il était là.
— Tu n’es pas un prisonnier, ni un cobaye, ni un élu magique tombé par hasard.
Tu es un Passeur, Milo.
Il prononça ce mot comme on pose une pièce d’or sur une table. Lentement. Avec poids.
Je fronçai les sourcils.
— Un passeur ? répétai-je, un peu à mi-voix.
Genre… quelqu’un qui passe à travers quelque chose ?
Il acquiesça.
— Quelqu’un qui traverse, oui.
Mais surtout… quelqu’un qui veille.
Je n’étais pas sûr de comprendre.
Je m’attendais à un grand discours magique, des révélations avec des portails qui s’ouvrent et des prophéties en flammes.
Mais lui, il parlait calmement.
Comme un prof qu’on écoute malgré soi. Même quand on comprend pas tout.
— Notre ordre s’appelle Chronumbra, poursuivit-il.
C’est un mot ancien. Il signifie “l’ombre du temps”.
Nous sommes ceux qui marchent dans l’ombre des siècles.
Pas pour les changer, mais pour s’assurer qu’ils restent ce qu’ils doivent être.
Je le regardai sans rien dire.
Un frisson me remontait doucement la colonne. Je ne savais pas si j’avais froid, ou juste un peu… la trouille.
— L’Histoire, Milo, est fragile.
On croit qu’elle est solide, écrite dans les livres, rangée sur des étagères.
Mais elle est vivante. Et parfois, elle tremble. Parfois, on la pousse.
Il se leva. Lentement.
Faisant le tour du bureau pour venir s’asseoir plus près, sur un banc bas contre le mur.
Il prit un petit rouleau de parchemin, l’ouvrit sur ses genoux.
— Il existe des gens et des groupes, qui veulent changer le passé.
Pas pour le corriger. Pour le plier à leur avantage. Pour effacer des noms, retarder des inventions, provoquer des guerres, ou les empêcher quand elles auraient dû éclater.
Je sentis mon cœur cogner plus fort.
Attends… des gens peuvent faire ça ?
Genre… vraiment ? Ils trafiquent le passé comme s’ils bougeaient des meubles ?
Salvatore hocha la tête.
Il avait l’air fatigué d’avoir à le dire.
— Nous, les Chronumbrii, nous faisons le contraire.
Nous réparons ce qui a été brisé. Nous corrigeons ce qui a été tordu. Nous gardons le fil.
Il leva légèrement le parchemin.
Un symbole était dessiné dessus : une spirale, entourée de quatre flèches pointant vers l’extérieur.
— Et ce que tu as fait, Milo, quand tu as activé ton médaillon… c’était ça.
Tu as ouvert un lien. Tu as réveillé une brèche.
Je sentais mes mains picoter. Mon ventre recommença à se tordre un peu.
— Mais… moi j'ai rien fait du tout ! J'étais juste là devant la vitrine et le médaillon en est sorti tout seul. Je suis juste un enfant, murmurai-je.
Je sais pas réparer l’Histoire, moi. J’ai même du mal à ranger ma chambre…
Salvatore sourit. Pas pour se moquer.
Plutôt comme s’il savait exactement ce que ça faisait.
— Tu n’as pas besoin de tout savoir maintenant.
Tu n’es pas ici pour agir tout de suite. Tu es ici pour apprendre.
Il roula le parchemin avec soin. Le déposa dans un coffret près de lui.
— Le temps t’a choisi.
Nous, nous allons t’entraîner.
Pas pour être un héros. Mais pour être un gardien.
Et là, pour la première fois depuis que j’étais arrivé, je sentis moins de peur.
Pas parce que tout devenait clair. Mais parce que je savais que quelqu’un allait m’expliquer.
Et surtout… que je n'étais plus tout seul.
Salvatore resta un moment silencieux, les yeux fixés sur le coffret qu’il venait de refermer, comme s’il hésitait à l’ouvrir à nouveau, ou peut-être à ouvrir autre chose. Une porte plus grande. Une vérité plus vaste. Et comme s'il pouvait lire dans mes pensées il enchaîna :
— Tu n’es pas le seul, Milo et tu ne seras plus jamais seul, dit-il enfin, d’une voix plus basse.
Il y en a d’autres. Des Passeurs. Un peu partout. Dans le temps, et dans le monde.
Je redressai la tête.
Mes doigts jouaient machinalement avec l’ourlet de ma manche.
— Des… enfants, comme moi ?
Il haussa les épaules, lentement.
— Certains sont enfants, oui.
D’autres ont cinquante ans. Ou cent.
Il y a des Passeurs qui n’ont pas mis les pieds dans leur époque d’origine depuis des décennies.
Et d’autres qui ne savent même plus s’ils veulent y retourner.
Je sentis ma gorge se serrer.
Retourner... ? Ça veut dire que je vais pas pouvoir…
Je vais rester bloqué ici ?
Il vit mon trouble.
Tout de suite.
— Tu n’es pas prisonnier, Milo. Je te l’ai dit.
Tu apprendras à rentrer, quand ce sera le moment.
Le médaillon sait retrouver son point d’origine.
Il me regarda avec sérieux, mais sans dureté.
— Tu rentreras. Mais tu ne seras plus le même.
Je restai muet.
Un peu à cause du choc.
Un peu parce qu’au fond… une partie de moi ne voulait pas encore revenir.
Pas tout de suite.
Salvatore se leva pour aller chercher un rouleau plus large, qu’il déroula sur le bureau.
Cette fois, ce n’était pas une carte. C’était… une sorte d’arbre. Pas un arbre de famille. Un arbre du temps.
Les branches portaient des noms, des dates, parfois des lieux. Mais certaines étaient floues, barrées, ou comme brûlées. Des chemins coupés net. Des bifurcations noircies.
— Ceci est une trame d’événements majeurs, expliqua-t-il.
Les traits en bleu sont les flux tels qu’ils ont été observés.
Ceux en rouge… sont des anomalies. Des altérations.
Des changements provoqués par des interventions non autorisées.
Je ne savais pas trop ce que ça voulait dire, mais mon regard se fixa sur une branche à moitié effacée, où l’on devinait encore les lettres “A-L-E-X-A…”
Alexandrie… ?
— C’est un des points les plus sensibles de toute notre Histoire. La destruction de la grande Bibliothèque.
Il marqua une pause, et son regard devint plus sombre.
— Certains pensent que ce fut un accident. Mais d’autres… savent que ce fut un sabotage.
Salvatore laissa un silence s'installer. Pas celui d’un homme qui ne sait pas quoi dire.
Celui de quelqu’un qui choisit comment il va raconter ce qu’il va raconter.
— Tu dois comprendre, Milo… que cette guerre n’a pas commencé avec des ennemis.
Elle a commencé avec des amis.
Il roula doucement la carte, la garda entre ses doigts, puis reprit, le regard fixé quelque part derrière moi. Comme s’il voyait encore les flammes.
— À l’origine, il n’y avait pas de Chronumbra, ni de dissidents.
Nous étions un seul et même ordre. Pas encore nommé. Pas encore codifié. Seulement unis par une intuition : que le temps avait besoin d’être protégé.
Il se leva, et se mit à marcher lentement dans la pièce, comme pour dérouler ses souvenirs à mesure qu’il parlait.
— Pendant des siècles, ceux qu’on appelait alors les Veilleurs ont œuvré en silence.
Ils observaient. Ils notaient. Ils réparaient de petites fractures. Discrètement. Humblement.
Mais un jour, certains d’entre eux… ont commencé à se poser des questions.
Il se tourna vers moi, doucement.
— Que faire lorsqu’on voit venir une guerre, et qu’on peut l’éviter ? Lorsqu’on sait qu’un roi mourra assassiné… et qu’il suffirait d’un mot pour le sauver ?
Quand on découvre qu’un manuscrit majeur sera détruit dans trois jours, et qu’il suffirait de le déplacer pour qu’il survive ?
Il haussa légèrement les épaules.
— Certains disaient : « Non. Nous ne devons pas intervenir. »
Mais d’autres… ont cessé de demander la permission.
Il revint près du bureau, et reprit place, un peu plus lourd.
— Au début, ce n’étaient que de petits gestes.
Un mot glissé à l’oreille d’un copiste. Un soupçon soufflé à un général. Une porte laissée ouverte. Rien de visible. Rien de traçable.
Mais le temps, lui, sent tout.
Il frappa du doigt un point sur le bureau, sans brutalité.
— Et ceux qui dirigeaient à cette époque… n’ont pas vu venir ce qui se préparait.
Ou pire : ils ont vu, mais n’ont rien fait.
Ils croyaient que leur sagesse suffisait à tout contenir. Qu’ils savaient mieux que les autres ce qui devait être fait. Ils ont étouffé les avertissements. Ont minimisé les tensions. Et laissé la division se propager.
Sa voix était basse. Mais plus tendue maintenant.
— Ce fut à Alexandrie que tout a basculé.
Il se tut un moment.
— Deux groupes.
Un même manuscrit. Des interprétations opposées. Un affrontement qui n’aurait jamais dû sortir de la salle du Conseil. Mais les passions étaient devenues plus fortes que les règles.
Il me fixa, droit dans les yeux.
— Il n’y a pas eu de combat. Pas d’épée.
Juste… le feu. Et quand les flammes ont dévoré les étagères, les parchemins et les mots,
elles ont aussi brûlé le lien entre nous.
Un silence, cette fois plus lourd. Plus intime.
— Depuis ce jour, deux visions s’opposent.
La nôtre, celle qui veille et qui accompagne, sans imposer.
Et la leur, celle qui agit et qui croit savoir, qui transforme.
Il ferma les yeux une seconde.
— Certains les appellent traîtres. D’autres… prophètes.
Il rouvrit les paupières.
— Mais moi, Milo, je les appelle les perdus.
Je me penchai un peu plus.
Les lignes se croisaient, se coupaient, comme si le temps se débattait sur le papier.
— Il y a des gens qui veulent réécrire le passé à leur image, Milo. Pas pour le comprendre. Pour le contrôler.
Sa voix était redevenue plus ferme.
— Ils changent les batailles, les inventions, les alliances. Ils effacent certains noms, imposent des idées, étouffent des vérités. Et à chaque altération… le fil du monde faiblit un peu plus.
Je déglutis.
— Et vous… vous êtes combien pour les empêcher ?
Il détourna les yeux.
— Pas assez.
Je baissai la tête.
Un peu dépassé.
Un peu en colère.
Et aussi… un peu fier, quelque part au fond.
Ils ne sont pas assez.
Mais maintenant… je suis là.
Je fixais encore l’arbre du temps, les yeux accrochés à ces branches brûlées, à ces traits rouges qui zébraient la carte comme des cicatrices qu’on n’aurait pas réussi à effacer.
Il y avait tant de noms. Tant de dates. Certains me parlaient vaguement, des villes, des rois, des batailles peut-être. D’autres n’évoquaient rien, mais semblaient porter un poids invisible.
Salvatore reposa la carte et la roula lentement, comme s’il refermait un livre qu’on ne pouvait lire qu’à moitié.
— Le monde est fait d’équilibres, Milo. De chaînes invisibles. De causes minuscules qui provoquent des effets énormes. Et certains… veulent briser ces chaînes. Ou les redessiner pour leur propre profit.
Il leva les yeux vers moi, plus grave cette fois.
— Chronumbra existe pour empêcher cela.
Pour que l’Histoire… reste l’Histoire.
Je hochai lentement la tête. Il y avait quelque chose de juste là-dedans. Et pourtant, au fond de moi, une question flottait, floue, pas encore prête à se poser.
Je la laissai couler. Pour l’instant.
— Mais… vous les connaissez, ceux qui changent les choses ?
Vous savez qui c’est ? demanda ma voix sans que j’y pense.
Un éclair traversa ses yeux, discret mais réel.
— Il existe plusieurs groupes, répondit-il.
Certains très anciens. D’autres plus récents.
Tous… persuadés d’agir pour le bien.
Il marqua une pause.
— Et c’est peut-être ça, le plus dangereux.
Je fronçai les sourcils.
— Vous voulez dire… qu’ils croient faire le bien ?
Il hocha la tête, l’air presque triste.
— Ils pensent réparer des injustices, sauver des peuples, empêcher des souffrances.
Mais à force de recoudre, ils tordent.
À force de vouloir effacer des erreurs, ils en créent d’autres, pires encore.
Je restai silencieux.
Mais alors… qui décide ce qui est juste ?
La pensée me frappa sans prévenir. Elle s’installa dans mon crâne comme une bulle d’air coincée.
Salvatore ne répondit pas à cette question. Je ne l’avais pas dite à voix haute.
Mais peut-être qu’il l’avait vue dans mes yeux.
Il se leva, traversa la pièce, et s’arrêta devant une armoire basse qu’il ouvrit à moitié.
Il en sortit un petit coffret de bois noir, sans décoration, sans serrure.
Il le posa entre nous.
— Tu vas devoir apprendre à lire les signes, Milo.
Pas seulement ceux qui sont écrits sur les parchemins.
Mais ceux qui se cachent derrière les gestes, les silences, les symboles.
Il ouvrit la boîte. Dedans : une plume. Une loupe ancienne. Un carnet aux pages vierges.
— Voilà ce qu’on donne à chaque nouvel apprenti.
Il me tendit le carnet.
— Tu n’auras pas de manuel. Pas de règles fixes. Seulement des indices. Et des choix à faire.
Je pris le carnet. La couverture était rugueuse, tissée d’un tissu entre le cuir et le lin. Pas de titre. Pas de nom.
Et pourtant, j’avais l’impression que c’était déjà le mien.
Salvatore referma doucement le coffret.
— Tu veux savoir si nous sommes les bons, Milo.
Je sursautai à peine. Il parlait comme s’il répondait à une question que je n’avais pas osé formuler.
— Je te dirai ceci : nous faisons ce que nous croyons juste. Et nous portons les conséquences de nos choix.
Il se rassit.
— Peut-être qu’un jour, tu verras les choses autrement.
Mais pour l’instant, tu dois apprendre à marcher dans l’ombre.
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