Chapitre 4 - Le nouveau maître
Un voile de brume m’enveloppait. Pas une vraie brume, plutôt une sorte de coton dans le crâne, un entre-deux flou entre le sommeil et le réveil, comme si mes pensées pataugeaient dans un nuage.
J’ouvris les yeux en clignant, plusieurs fois, pour chasser ce brouillard. La lumière du matin perçait à travers une tenture épaisse, filtrée, diffuse. Les contours de la pièce m’apparaissaient lentement : un pan de mur, une poutre sombre, une ombre flou… puis plus rien.
Je portai la main à mon visage. Mes doigts étaient froids. Les draps l’étaient aussi et rugueux, rêches, tissés d’un lin épais qui grattait un peu, comme si j’avais dormi dans un vieux sac de farine.
Mais boudu, pourquoi maman avait-elle acheté des draps aussi irritants ? ça gratte !
L’habitude de penser que j’étais chez moi disparut au moment même où je tendis la main vers ma table de chevet. Ma montre. Mon réveil. Mon livre préféré ?
Rien.
Ma main rencontra le vide, là où tout aurait dû se trouver.
Un léger grincement de volet au-dehors, un souffle d’air frais, et une voix douce, presque irréelle, glissa sous la porte :
— Milo, c’est l’heure.
Je me redressai d’un bond, encore engourdi. Mon dos me faisait mal, mes muscles étaient raides. Et surtout… je ne reconnaissais rien.
Ni la chambre, ni les meubles, d'ailleurs, il n’y en avait presque pas. Une chaise en bois, une armoire massive, une bassine en pierre sur un pied, un banc. C’était tout.
Et puis, je sentis quelque chose contre ma peau. Quelque chose de froid.
Ma main se porta à mon cou. Le médaillon.
Toujours là. Glacial. Immobile. Sombre et lourd, comme un rappel.
Un frisson me traversa. L’air sentait la pierre humide, le bois ciré, et… quelque chose d’ancien. Pas vieux comme une cave, non : ancien, comme un livre qu’on n’a pas ouvert depuis des siècles.
Je me levai à tâtons, pieds nus sur les dalles inégales. Le sol semblait respirer sous mes pas, vivant et silencieux. Chaque pas me donnait l’impression d’être en équilibre précaire.
— Milo ?
La voix n’était pas plus forte qu’un souffle.
Une lanterne s’alluma de l’autre côté de la porte, projetant une lumière vacillante sous le bois.
Je sursautai, le cœur battant. La panique me saisit un instant.
Où suis-je ? Où est maman ? Et… est-ce que tout ça est réel ?
Puis tout revint. Le musée. Le couloir. La vitrine. Le médaillon. L’éclat de lumière. Et Salvatore.
Milan. 1495.
Je passai devant la bassine en pierre et vis, à travers un mince rideau entrouvert, une silhouette. Dos droit, capuchon relevé, immobile comme une statue.
— Tu es réveillé, constata Salvatore. Parfait.
Je ne répondis pas. Ma bouche était sèche. Mon cœur cognait contre ma poitrine. Mais en regardant les chapiteaux* en bois sculpté, les murs épais, l’absence totale de tout ce que je connaissais… je ne pouvais plus nier.
J’étais ailleurs. Et à une autre époque.
Salvatore retira sa capuche. Son visage était comme la veille : calme, précis, mais insondable. Il savait. Il savait exactement qui j’étais. Et moi… je n’étais même pas sûr de savoir qui j’étais encore.
Il me fit signe de le suivre.
Nous descendîmes un escalier en colimaçon, guidés par une torche que portait un valet silencieux. Les murs étaient couverts de fresques effacées, de motifs géométriques et de signes dont je ne comprenais pas le sens.
Le palais respirait une lenteur ancienne. Rien ne pressait. Et pourtant, tout semblait à sa place, à sa juste cadence.
Au rez-de-chaussée, un couloir désert nous mena jusqu’à une large pièce baignée d’une lumière pâle. Les volets mi-clos laissaient passer des rayons obliques, qui découpaient dans la poussière des lignes presque magiques.
Au centre, une immense table. Dessus, un enchevêtrement de cartes, de compas, de plumes, de pierres colorées, et de parchemins roulés.
Salvatore tira un tabouret et me désigna le siège. Je m’assis.
Il s’installa face à moi, et déroula un grand parchemin. Une carte. Une vue en coupe de Milan. Mais pas le Milan des guides touristiques : celui d’un autre temps, d’une autre mémoire.
Les rues étaient tracées à l’encre noire. Les quartiers, soulignés de rouge. Des noms oubliés, des lieux effacés du présent. Et des symboles étranges. Un œil. Une spirale. Une main ouverte.
Salvatore prit une plume, la trempa dans l’encrier, puis leva les yeux vers moi.
— La journée d'hier a été longue, et tu as beaucoup encaissé, Milo. Je préfère te réexpliquer calmement certaines choses ce matin, maintenant que ton esprit est plus clair.
Il s'installa face à moi. Ses doigts glissèrent sur la carte avec douceur.
— Tu sais déjà que tu es un Passeur. Mais ce mot ne dit pas tout. Un Passeur, expliqua-t-il en effleurant la carte du bout des doigts, n’est pas seulement un témoin du temps, c’est celui qui le guide, qui veille à ce que l’Histoire demeure fidèle à son essence. Comme je te l'ai dit hier, notre ordre s’appelle Chronumbra. Chaque membre s’engage à transmettre le savoir, à conserver les récits authentiques et à empêcher toute altération imprudente.
Je baissai les yeux sur la carte, encore marqué par l’incompréhension :
- Vraiment ? demandai-je à voix basse. Vous… vous avez cette responsabilité ?
Salvatore acquiesça et s’adossa à la chaise, comme pour mieux me fixer du regard :
- Nous sommes les Chronumbrii, oui. Les “ombre du temps” ; nous sommes la garde silencieuse des instants qui forment le monde. Nous ne sommes pas des spectateurs : nous orientons les événements, nous conservons les archives les plus précieuses et nous transmettons aux générations futures la Vérité que seule notre confrérie détient.
Je sentis mon cœur se serrer : d’un seul coup, mon initiation prenait une importance insoupçonnée. J’étais venu de nulle part, et voilà qu’on me confiait une mission terrifiante : protéger la mémoire du monde.
- Mais pourquoi… moi ? articulai-je, la voix tremblante. Je ne suis personne.
Un sourire bienveillant se dessina sur les lèvres de Salvatore :
- Tu n’es pas personne, répondit-il doucement. Tu viens d’un temps lointain et différent, et c’est précisément ta “différence” qui fait de toi un atout rare. Lorsque le médaillon t’a choisi, une résonance s’est produite : cela signifie que l’essence temporelle a détecté en toi une affinité pour notre mission. Nous ne pouvons pas prédire l’avenir, mais tu as fait une apparition dans notre monde parce que quelque chose appelait ta présence.
Je me tournai vers le parchemin, cherchant à éviter son regard.
- Alors, comment devient-on un Passeur ? finis-je par demander.
Il se leva et contourna la table. D’un geste, il me fit signe de le suivre dans un coin de la pièce où une porte basse, presque dissimulée derrière une tenture*, s’ouvrait sur une étagère remplie de volumes de cuir relié.
- Pour être un Passeur, il faut d’abord accepter d’apprendre nos règles et nos secrets. Ensuite, il faut éprouver sa volonté en suivant des épreuves concrètes : lecture de cartes, déchiffrement de textes anciens, repérages sur le terrain et, surtout, développer sa capacité à ressentir le flux du temps. Mes prédécesseurs ont laissé ici suffisamment de connaissances pour que je puisse te guider.
Malgré les doutes qui m'assaillaient, un frisson d’excitation m’envahit.
Il retira de la pile un vieux manuscrit relié en cuir craquelé, dont la couverture portait un sigle que je ne reconnus pas.
- Ce document, expliqua-t-il en caressant légèrement la couverture, s’appelle Chronica Origo, « Les Chroniques des Origines ». Il raconte comment, bien avant le règne des Papes ou l’essor des cités italiennes, exista une confrérie de lettrés et de sages. Leur rôle était de veiller, non pas sur la vie des hommes, mais sur le fil invisible qui relie les époques.
Il tourna une page avec précaution : le parchemin, jauni, était orné de dessins stylisés : des ailes d’aigle, une horloge solaire, et, au milieu, la silhouette d’une tour.
— Ce que tu dois comprendre, Milo, c’est que les Passeurs existaient bien avant nous. Bien avant Milan, ou même Rome. Notre nom moderne — Chronumbra — n’est qu’un écho. Une ombre d’un mot plus ancien, plus sacré, que nul n'osait prononcer à voix haute à l'époque.
Il ouvrit le livre, lentement.
— Ils s’appelaient les Diabatai. Ceux qui traversent.
Il tourna les pages. Des symboles grecs, tracés à la main, côtoyaient des cartes d’étoiles et des lignes courbes.
— Ils sont nés quelque part entre les rituels d’Éleusis* (ville de Grêce sacrée) et les murmures de Delphes. Pas des prêtres. Pas des philosophes. Mais… des passeurs de seuil. Ils ne cherchaient pas la vérité éternelle, ni la paix intérieure. Ils cherchaient le moment de bascule. L’instant où un monde cède la place à un autre. C’est là que naquit l’idée, parmi un groupe d’érudits, que le temps ne se protège pas lui-même. C'est à nous de protéger le temps.
- Protéger le temps ? répétai-je, incrédule. Comment un groupe de savants peut-il « protéger le temps » ?
Salvatore esquissa un léger sourire :
- Ce n’est pas une question de bâton magique, Milo. Ces savants portaient une conviction : si on laisse l’Histoire dévier, certaines connaissances pourraient être perdues ou falsifiées et la trame même du monde se désagrègerait. Imagine une tapisserie dont on arrache quelques fils : peu à peu, elle se défait.
Je fronçai les sourcils.
- Des passeurs de seuil ? demandais-je encore.
— Oui. Des hommes et des femmes qui sentaient venir les ruptures. Pas pour les éviter, mais pour guider le savoir à travers le chaos. Ils ne conservaient pas les textes comme des archivistes : ils les emportaient. Ils les escortaient dans les poches du temps. Quand une cité tombait, ils prenaient ce qui devait être sauvé — et laissaient le reste brûler.
Il s’interrompit, son doigt glissant sur un passage du manuscrit.
— Quand Alexandre le Grand marcha vers l’Égypte, certains Diabatai quittèrent la Grêce avec lui et le suivir en Egypte. Pas comme soldats. Comme ombres. Ils portaient avec eux des fragments d’écrits interdits, des cartes incomplètes du ciel, des textes qu’on n’aurait jamais dû lire. Ils savaient qu’un monde finissait. Et qu’un autre naissait.
Il tourna la page.
Une illustration représentait une haute silhouette vêtue d’une cape, de dos, dans un désert constellé d’étoiles. Puis, une page suivante, noircie d’encre brûlée, révélait un dessin à demi effacé d’une bibliothèque immense.
— Ils ont fondé une cellule discrète à Alexandrie. Pas au cœur de la Bibliothèque mais sur les marges de ses ouvrages. Ils se mêlaient aux scribes, aux cartographes, aux astronomes. Ils ne signaient jamais. Ils écrivaient dans les marges. Ou dans les silences entre deux phrases.
Je restai figé. Je connaissais Alexandrie. Enfin… ce que les livres de l’école en disaient. Je savais que c'était une ville qui avait pris le nom du célèbre Alexandre le Grand et qui était devenue ensuite une ville cosmopolite.
- Et puis, la bibliothèque a brûlé… dis-je.
Salvatore hocha lentement la tête.
— Oui. Mais les Diabatai le savaient. Ils l’avaient vu venir. Et ce jour-là, un choix a été fait.
Il marqua une pause.
Je n’osais plus parler. Salvatore referma le manuscrit avec une lenteur presque rituelle.
— Ce jour-là, l’ordre s’est brisé. Certains pensaient avoir raison. D’autres ont disparu sans rien dire. Et les survivants… ont cessé de se reconnaître.
Il leva les yeux vers moi, et sa voix baissa encore d’un ton.
— Le feu n’a pas tué les Diabatai. Mais il a allumé en chacun de nous une question : Que mérite d’être sauvé ? Et à quel prix ? Un jour, une faction interne, convaincue que certains écrits étaient trop dangereux pour être laissés à la portée de tous, s’empara de parchemins sacrés. Ils croyaient que seuls eux pouvaient juger quelles vérités devaient traverser les siècles. Leur avidité les perdit : en tentant de s’approprier le savoir, ils déclenchèrent l'incendie qui embrasa la bibliothèque. Les flammes consumèrent à la fois les manuscrits et la tour où siégeaient les sages. C’est ainsi que survint la Scission d’Alexandrie : un schisme terrible, qui plongea la confrérie au plus sombre de son histoire.
Je restais pétrifié, les yeux rivés sur l’image du feu imprimée sur le livre que tenait encore Salvatore.
- C’était une trahison intérieure, un fratricide intellectuel. Les rescapés, reprit Salvatore, sauvèrent ce qu’ils purent : quelques écrits dispersés, des fragments de parchemins, un médaillon gravé du symbole que tu portes aujourd’hui. Mais, plus que tout, ils décidèrent que jamais plus ils ne laisseraient le pouvoir corrompre le savoir. Ils jurèrent de veiller, de génération en génération, sur la vérité historique. Certains textes furent abandonnés. Volontairement. Trop puissants. Trop instables. Trop dangereux. Mais d’autres… furent confiés à des enfants. De jeunes initiés, appelés les fils d’Exil. On les a envoyés vers Byzance, vers l’Hindou-Kouch (chaine de montagne d'Asie centrale) ou jusqu’aux rives d’Hispanie (actuelle Espagne), portant sur eux la mémoire, codée dans des objets, dans des gestes, dans des rêves.
Il joignit les mains et posa son regard sur moi :
- C’est après cet événement fondateur que naquit le nom de Chronumbra : « l’Ombre du Temps ». Nous ne sommes pas là pour juger l’humanité, mais pour veiller à ce que ses récits demeurent intacts, à l’abri des mauvais desseins.
Je sentis mon pouls s’accélérer : le médaillon venait-il directement de cette époque antique ? Était-ce un fragment de la confrérie d’Alexandrie ?
- Chaque fois que le fil du temps est menacé, expliqua Salvatore, un nouvel élu, un nouveau Passeur, se réveille. Cette fois-ci, c'est toi. Il y a 23 ans, ce fût moi.
Il prononça alors une dernière phrase, comme une prière ancienne.
Nous sommes les os du passage,
le silence entre deux âges,
la main qui ne retient rien, sauf le sens.
Le feu n’est pas notre fin.
C’est notre épreuve.
Nous ne gravons pas l’Histoire.
Nous la portons jusqu’à l’autre rive.
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