Chapitre 5 - Découverte et exploration

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Le soleil s’élevait doucement au-dessus des toits de Milan, encore timide dans sa lumière mais déjà porteur de promesses. Une légère brume s’attardait dans les ruelles, suspendue comme un souffle ancien entre les pierres. La ville s’éveillait lentement, et moi avec elle.

Salvatore m’avait réveillé sans un mot, à l’aube, posant devant moi un morceau de pain noir et une boisson tiède à la couleur indéfinissable. Je n’avais pas eu le temps de protester, ni l’envie d'ailleurs. Mon ventre criait famine, et mon esprit était trop encombré de rêves flous pour résister.

— Aujourd’hui, Milo, tu ne seras pas un élève. Tu seras un observateur. Un arpenteur du monde. Milan t’ouvre ses bras, mais elle ne se donne pas facilement. Tu devras mériter ses secrets.

Il avait souri, l’air plus mystérieux que jamais, puis m’avait tendu une cape de voyage et un carnet vierge.

— Note tout ce que tu vois. Même ce que tu crois inutile. Tu apprendras que dans l’Histoire, ce sont les détails qu’on oublie qui finissent par nous trahir.

Nous quittâmes la place par une rue en pente douce, où les pavés devenaient plus irréguliers, les façades plus modestes. Des enfants, à califourchon sur des poutres ou accrochés aux balcons, sifflaient en nous voyant passer, comme pour tester notre patience.

Un mendiant se redressa à moitié de son tas de chiffons, tendant la main sans dire un mot. Salvatore lui glissa un jeton de bois sculpté. L’homme le porta à ses lèvres, ferma les yeux, puis se rassit.

— Il ne mendie pas pour manger, dit Salvatore. Il mendie pour rester vu. C’est différent.

Plus loin, une venelle* s’ouvrait entre deux maisons de torchis. Nous y glissâmes, comme des ombres. Le sol y était humide, mouillé d’une eau qui ne venait de nulle part. Des plantes poussaient entre les murs, des fougères timides, des herbes oubliées. Une vieille femme, voilée de noir, nourrissait un chat depuis une assiette de bois. Elle ne nous regarda même pas.

Nous débouchâmes dans un petit marché de quartier. Moins théâtral que le précédent, mais plus dense. Ici, on marchandait à voix basse, on échangeait des tissus, des outils, de la pâte d’amande pressée dans des moules. L’Italie n’était pas encore un pays uni, et elle ne le serait pas de sitôt mais ici, tous savaient vivre dans une belle harmonie.

Salvatore me fit remarquer une femme portant un petit coffret en bois sculpté.

— Tu vois ça ? C’est un drageoir. Elle y garde des petits fruits secs ou des graines de fenouil. Cadeau d’un marchand, ou souvenir d’un mariage.

Plus loin, un homme réparait un harnais avec des gestes lents, presque rituels. Son établi était couvert d’outils en fer, aux manches patinés par l’usage. Il travaillait sans parler, le dos voûté, le regard précis.

Je m’arrêtai. Chaque coup de maillet sur la sangle semblait battre dans mes côtes.

— C’est un savoir qu’on transmet précieusement, dit Salvatore.

Un peu plus loin, dans une cour silencieuse, un groupe d’enfants s’entraînait à l’épée avec des bâtons. Un vieil homme les observait, impassible. Il me lança un regard bref, puis hocha la tête, ni salutation, ni avertissement. Juste la reconnaissance d’une présence.

La lumière avait changé. Plus dorée, plus directe. Le matin s'étirait, mais la ville ne ralentissait pas, elle s’affirmait. Chaque quartier semblait avoir sa cadence, sa respiration propre.

Nous passâmes devant une église en construction. Les échafaudages craquaient sous le poids des tailleurs de pierre. L’un d’eux fredonnait un chant en dialecte, que les autres reprenaient en chœur. Une chanson de métier, ancienne, bien plus vieille que le bâtiment lui-même.

Un homme vendait de petits rouleaux de papier sur un tabouret. Dessus, des prières copiées à la main, des maximes de Cicéron (politicien romain), ou des recettes de cuisine. Il leva les yeux vers moi :

— Tu veux un mot pour la route, jeune seigneur ? Ou bien une parole pour ne pas te perdre ?

Je souris, mais n’achetai rien. Salvatore, lui, en prit un, le glissa dans sa manche.

— On ne sait jamais quand un mot peut devenir une clé.

Sur la place, les façades, hautes et serrées, se couvraient de tons ocre, safran et argile rouge. Des volets en bois usés battaient doucement dans le vent. Aux balcons, des linges séchaient déjà, accrochés entre des pots de plantes et des cages à oiseaux.

Un étal débordait de cerises éclatantes, de figues gorgées de sucre et de grappes de raisin encore poudrées de poussière. Un gamin criait :

— Deux sous pour une bouchée, jeune maître ?

Je m’approchai. Le marchand me tendit une figue violette. Je la pris, sans trop réfléchir. Sa peau se rompit sous mes dents, libérant une chair douce, un peu tiède, incroyablement sucrée.

C’était… meilleur. Différent. Vrai.

Salvatore ne dit rien. Il observait. Il savait.

Nous traversâmes une place où s’élevaient les bruits des sabots et des cris de marchands : fromagers, cordonniers, relieurs, apothicaires. Chacun défendait son coin de rue à la voix, comme un chanteur en représentation.

Un homme tirait une charrette remplie de tonneaux cerclés de fer. Une femme au châle indigo* proposait des rubans. Une file attendait devant un four à pain, d’où s’échappait une vapeur grasse et rassurante.

Je ralentis, perdu dans ce tumulte étrange. Et soudain, mes pensées revinrent brutalement à maman. Était-elle en train de me chercher ? De pleurer ? Ou bien tout cela n’avait-il duré qu’une seconde de son côté ? Je me tournai vers Salvatore, les larmes aux yeux, en quête de réponse et d'un peu de réconfort.

— Tu veux savoir si tu rentreras un jour chez toi ? murmura-t'il.

J’hochai lentement la tête.

— Le médaillon te ramènera. Pas aujourd’hui. Pas sans maîtrise. Mais le fil du temps n’est pas linéaire. Quand le moment viendra, tu diras simplement "je veux rentrer", et ce sera comme si tu n’étais jamais parti.

J’aurais voulu lui demander plus. Mais je n'osais pas.

Plus loin, une fontaine chantait doucement. Des femmes y lavaient du linge en chantonnant, les bras plongés jusqu’aux coudes. Leurs voix roulaient dans l’air, colorées d’un accent inconnu. Certaines portaient des robes à broderies fines, d’autres des vêtements simples, tachés de cendre.

Nous bifurquâmes dans une ruelle où les murs se touchaient presque. Un chat noir bondit sur un muret, me jeta un regard sévère, puis disparut dans une cour. Les enfants jouaient là, à un jeu étrange avec des gants de cuir et une balle faite de chiffons serrés.

L’un d’eux s’arrêta pour me fixer. Il avait mon âge, ou presque. Nos regards se croisèrent, puis il sourit. Un sourire franc, presque complice. Et puis il s’en alla, happé par le jeu.

— Ce quartier n’est pas dans les guides, murmura Salvatore. Mais il est dans tous les souvenirs.

Un peu plus loin, une taverne ouvrait ses volets. De l’intérieur s’échappait une musique lente, presque triste. Un homme grattait les cordes d’un luth, seul, le regard perdu dans sa chope. L’odeur de viande grillée et de vin tiède flottait dans l’air.

Salvatore me proposa une pause. Nous nous installâmes à l’extérieur, sur un banc de pierre tiède. Une assiette m’attendait : du pain encore chaud, quelques légumes poêlés, et une tranche de viande fumée.

Je mangeai en silence, les yeux perdus dans les pavés. Chaque bouchée semblait contenir une époque.

En sortant, un apothicaire montra ses herbes. Lavande, sauge, romarin séché, posés dans des sachets en lin.

— Ne crois pas tout ce qu’on vend, dit Salvatore en me soufflant à l’oreille. Dans cette époque, l’apparence est souvent plus soignée que l’intention.

Et je compris. Être Passeur, ce n’était pas seulement voyager dans le temps. C’était apprendre à voir. À écouter. À discerner. Peut importe l'époque.

Vers la fin de la journée, nous finîmes par atteindre les abords du Castello. Le sol changeait sous nos pieds, moins de terre, plus de pierre taillée. Les rues devenaient larges, stratégiques. Ici, on ne marchait pas par hasard. On avançait.

Un groupe d’hommes en pourpoint* rouge discutait sous une arcade. Des chevaux attendaient, sanglés et nerveux, près d’une fontaine. Les gardes, immobiles, scrutaient la foule sans vraiment la voir.

Salvatore posa une main sur mon épaule.

— Voilà Milan. Tu y reviendras demain, pour ta première mission. Aujourd’hui, tu l’as regardée. Tu l’as sentie. Tu l’as traversée. Et c’est là que commence le travail d’un vrai Passeur.

Je hochai la tête. Le cœur bousculé. Les sens en éveil.

J’avais marché dans le passé. Mais le passé, lui… avait marché en moi.

— N’oublie jamais ce que tu as vu aujourd’hui. Ce que tu sens, ce que tu entends, ce sont des preuves, Milo. Des morceaux du temps qu’aucune chronique ne retiendra.

Je hochai la tête. Mon carnet était déjà noirci de notes, tâché par endroits d’un peu de figue, d’une goutte d’eau ou d’un grain de poussière. Et pourtant, il ne contenait pas le tiers de ce que j’avais absorbé.

Ce n’était pas une visite. C’était un fil qu'on passait entre les mailles de ma mémoire, un tissage invisible dont je devenais le centre.

Milan, 1495, s’était imprimée en moi — non pas comme un lieu, mais comme une vérité.

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