Chapitre 6 - La carte altérée
Le froid. C’est ce qui me tira du sommeil en premier.
Un froid qui collait à la peau, qui s’infiltrait sous mes vêtements trop fins, qui ne ressemblait en rien à celui que je connaissais chez moi. Ce n’était pas le froid de l’hiver dehors, c’était un froid venu des murs, des pierres, du sol. Il semblait émaner du palais lui-même. Je grelottais en enfilant une tunique trop large posée sur un banc, et quand je posai un pied à terre, la dalle glacée me fit grimacer. Il n’y avait pas de radiateur, pas de moquette, rien susceptible de me réchauffer à moins de me tenir dans les rares rayons de soleil qui traversaient les hautes fenêtres. Je tirrais sur la manche de ma tunique pour couvrir mes doigts engourdis. Salvatore m’attendait dans la salle d’instruction.
— Tu es prêt pour ta première épreuve ?
Je haussais les épaules, un peu intimidé.
— Une épreuve ?
— Un exercice, corrigea-t-il avec un sourire. Mais pour nous, chaque exercice a son importance.
Nous entrâmes dans une pièce rectangulaire, aux murs couverts d’étagères chargées de cartes anciennes, d’outils de mesure, de compas et de longues règles en bois. Sur une grande table centrale, il déroula lentement un parchemin que je reconnus comme une carte.
— Milan, expliqua-t-il. Une représentation actuelle de la ville. Je veux que tu la regardes avec attention. Tu vas me dire ce qui te semble incohérent, ou étrange. C’est ton intuition qui est importante ici.
Je m’approchais. Les lignes noires formaient des rues, des quartiers, des places. Mais certaines choses me dérangeaient sans que je sache pourquoi.
— C’est une carte... normale ? hasarda-je.
— Est-elle conforme à ce que tu as vu de la ville ?
Je plissais les yeux. Le Duomo, une grande église en cours de construction que nous avions contourné hier, était dessiné avec un dôme achevé. Pourtant, lors de notre balade dans Milan, la cathédrale était incomplète, en travaux.
— Là… le Duomo. Il est terminé ici. Mais dans la vraie ville, il ne l’est pas encore.
Salvatore hocha lentement la tête.
— Tu as l’œil d’un Passeur, Milo. Ce dôme en ce lieu, à cette époque est une altération. En réalité, les travaux du Duomo étaient censés être achevés depuis quelques années maintenant. Mais un événement est venu tout bouleverser : le décès de l’architecte principal, Francesco Solari.
Je m’écartais d’un pas, cherchant à prendre du recul. Je me remémorais la grande façade gothique, nue de toute coupole, telle que je l’avais vue la veille pendant notre excursion. Ici, sur la carte, l’architecte avait tracé la coupole et l'édifice était complet.
— Francesco Solari, aurait dû terminer la construction du dôme en 1491. Mais il a été assassiné. Un meurtre passé pour accident. Officiellement, il serait tombé d’un échafaudage. Mais en vérité… il a été éliminé pour empêcher la montée de l’influence religieuse des Sforza. En ralentissant la construction, cette autre confrérie a affaibli leur pouvoir.
Il fit une pause puis repris :
Tout le monde pense à tort que le temps est une ligne droite, mais il est en réalité malléable. Il a été altéré. Il y a des forces à l’œuvre qui changent l’Histoire, Milo. Certains groupes, que je ne nommerai pas encore ici, cherchent à tordre le passé à leur avantage. Ce que tu as vu hier n’est pas le vrai passé. C’est un passé modifié.
Je me penchais un peu plus sur la carte, soudain fasciné.
— Mais… pourquoi personne ne le sait ? demandai-je. Je n’ai jamais entendu parlé de ça.
— Parce que leur version de l’Histoire a été soigneusement enracinée. Le passé que tu connais, Milo, n’est pas le passé tel qu’il aurait dû être. C’est le reflet de leur influence. Ils manipulent, ils effacent, ils redessinent le monde dans l’ombre. Et nous, les Chronumbrii, luttons pour corriger ces déviations.
Il désigna une autre zone de la carte.
— Regarde ici, c'est le marché de la soie. Il aurait dû devenir un carrefour majeur du commerce européen. Mais là aussi, des accords ont été sabotés. Une délégation vénitienne n’est jamais arrivée. On pense qu’ils ont été détournés. Disparus en route.
Je me sentis glacé.
— Mais… c’est horrible. Pourquoi ferait-on ça ?
— Pour remodeler l’équilibre du monde. Chaque décision, chaque petit ajustement dans le passé change la direction du futur. Ces gens manipulent l’Histoire comme on joue aux échecs. Et nous, Milo, nous sommes là pour restaurer ce qui devait être.
Je plissais le front. Je m’en souvenais très bien. Hier, j’avais vu un atelier de tisserands, mais pas de marché de soie. Cet atelier plus modeste vendait des étoffes de moindre qualité, destinées aux pauvres gens.
Salvatore reprit :
— Tu es un Passeur, Milo. Ce que tu valides, ce que tu touches, peut fixer une ligne temporelle. Et ce que nous allons faire ici, c’est justement cela. Nous allons corriger les erreurs.
Il sortit un second calque, en papier huilé, et le posa sur la carte principale. Il y avait des lignes rouges tracées à la main. Il me tendit une plume taillée. Je tendis spontanément la main, la main gauche. Salvatore haussa un sourcil, mais ne fit aucun commentaire. Je crus même percevoir un sourire discret.
— Tu vas repasser sur ces lignes. Doucement. En traçant, tu réactiveras le passé tel qu’il aurait dû être.
Je pris la plume. Je traçais les lignes, guidé par ses indications, sans comprendre vraiment ce que cela impliquait. Mes doigts tremblaient un peu, mais je concentrais toute mon attention sur le maniement de la plume qui, je le découvrais, était un exercice d'une difficulté inattendue.
Au moment où l’encre toucha la carte, une lueur rouge s’éveilla. Une vibration légère monta dans l’air. Les lignes s’illuminèrent, suivies d’un halo discret. Le Duomo, sur le parchemin, sembla se stabiliser dans sa version achevée.
— Trace ici, reprit-il, les contours de la cathédrale telle qu’elle aurait dû être. Rétablis les fondations. Puis surligne les routes commerciales qui devaient relier Milan aux autres cités du nord et à Venise surtout. Redonne à l’Histoire sa forme légitime.
Ma main hésitait, la plume glissait maladroitement sur le parchemin. Salvatore me guidait du regard. Chaque trait semblait réveiller une mémoire enfouie dans la carte. L'effort me demandait une concentration que je n'avais jamais connue.
Quand ma main acheva la dernière ligne, la carte se mit à vibrer faiblement. Puis, soudain, les zones que j’avais retouchées s’éclairèrent d’un rouge profond, comme si une lumière souterraine remontait jusqu’à la surface.
— C’est fait, murmura Salvatore. Tu viens de réparer une brèche dans le tissu du temps.
Je relevais la tête, un mélange de crainte et de fierté au fond du ventre. J’avais agi. J’avais… réparé quelque chose ?
Mais une question me traversa alors l’esprit :
— Et si… et si ces modifications étaient justes ? Si c’était leur version qui était la bonne ?
Salvatore me fixa. Un très bref silence s’installa.
— Ce doute est naturel, Milo. Mais souviens-toi que l’Histoire qu’on t’a enseignée à ton époque est déjà fausse. Altérée. Ce que nous faisons ici, c’est rétablir le bon ordre. La vérité.
Il disait cela avec aplomb. Mais une fraction de seconde, une toute petite chose m’échappa, comme un tremblement dans sa voix, peut-être, ou une lueur étrange dans ses yeux. Quelque chose d’infime, que je n’étais pas encore capable de nommer, mais qui me fit frissonner.
La lueur sur la carte s’éteignit. Le parchemin était redevenu silencieux.
Je reposais la plume, le cœur battant.
Et sans comprendre pourquoi, je sentis que je venais d’accomplir quelque chose d’énorme. Quelque chose qui n’aurait peut-être jamais dû dépendre de moi.
Salvatore me fit signe de le suivre. Nous remontâmes lentement un escalier de pierre jusqu’à une loggia* du palais. Il écarta une tenture, et me laissa voir par une étroite fenêtre les toits de la ville.
— Regarde, Milo.
Je regardai. Et ce que je vis me laissa sans voix.
La cathédrale était là. Entière. Majestueuse. Son dôme surplombait désormais les toits de Milan comme s’il avait toujours été là. Mais ce n’était pas tout : au nord de la place, un nouveau quartier avait émergé. Des échoppes neuves, un marché couvert, des étendards vénitiens flottaient au vent.
Je crus voir des marchands en train de déballer leurs marchandises, des tissus aux couleurs vives, des caisses de parfums et d’épices. Une foule s’était formée. Des hommes en robe d’érudit parlaient fort, des femmes échangeaient des pièces d’argent. Une rumeur nouvelle, pleine de promesses.
— C’est... moi qui ai fait ça ? murmurai-je.
— C’est l’Histoire qui se répare, répondit Salvatore. Mais oui. Tu as rouvert une voie qui avait été effacée.
Je sentis mes jambes faiblir. Ce n’était plus un jeu. Ce n’était pas une carte. C’était réel.
— Et si quelqu’un se rend compte ? Si on pose des questions ?
— Certains poseront des questions. D’autres croiront que c’est toujours été ainsi. Le temps est étrange, Milo. Il s’adapte.
Je restai un long moment à observer. Les cloches sonnèrent. Un pigeon s’envola.
Je ne savais plus si j’étais un enfant... ou tout à fait autre chose, et ça me terrorisait.
L’après-midi s’étira dans un silence studieux. Salvatore ne dit presque rien. Il m’observait parfois du coin de l’œil, mais ses pensées semblaient ailleurs. De temps en temps, un valet passait dans le couloir, une torche vacillait sur un mur, ou un bruissement de vent s’infiltrait entre les pierres du palais.
Je passais quelques heures à feuilleter un manuscrit qu’il m’avait confié, sans parvenir à me concentrer. Les mots glissaient sur mes pensées, comme s’ils refusaient de s’ancrer. Ce que j’avais fait le matin même me tournait encore dans la tête. Cette carte, cette lumière rouge, ce pouvoir étrange que je n’avais jamais demandé.
Puis, lorsque le soleil commença à décliner, Salvatore referma un lourd volume d’un geste lent.
— Tu as bien travaillé, Milo. Repose-toi un peu, tu en auras besoin.
Il ne m’en dit pas plus.
Je regagnais ma chambre, les jambes lourdes et l’esprit encore plus. Le palais, avec ses couloirs de pierre et ses murs épais, semblait retenir la chaleur du jour comme un souvenir flou. La lumière rase de la fin d’après-midi caressait les voilages et projetait des ombres longues sur le sol.
Je m’assis un instant sur le rebord de mon lit, tenant le médaillon entre mes doigts. Il semblait tiède, presque vivant.
Je n’étais plus tout à fait le même qu’hier.
Et pourtant, je ne savais toujours pas si je faisais partie d’un jeu… ou si je venais de commencer à me perdre.
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