Chapitre 8 : Le Duc milanais

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Je n’avais pas dormi longtemps, mais suffisamment pour que mes pensées se calment.

Quand j’ouvris les yeux, la lumière du jour filtrait à travers les rideaux épais, baignant ma chambre d’une clarté dorée. Le soleil approchait de son zénith. Le silence de la pièce tranchait avec la rumeur étouffée qui montait du palais : quelque chose bougeait dans les murs, une journée déjà bien engagée.

Je m’habillai à la hâte. Mes mains tremblaient légèrement, d’anticipation, pas de peur. Dans le couloir, je retrouvai Salvatore, déjà prêt, son manteau sombre impeccablement boutonné, son regard plus tranchant qu’à l’accoutumée.

Le palais vibrait. Valets, messagers, artisans, scribes, soldats... chacun allait quelque part, avec un but précis, un document à remettre, un nom à prononcer à mi-voix.

Le bruissement des étoffes, le claquement sec des bottes sur la pierre, les ordres susurrés ou tranchants formaient une symphonie étrange mais rigoureuse. C’était la machine du pouvoir en marche et nous venions d’y entrer.

Salvatore avançait d’un pas rapide. Je peinais à le suivre sans courir.

Ce n’est qu’au détour d’un escalier en colimaçon, alors que nous longions une tapisserie effilochée représentant une scène mythologique, Hermès conduisant les âmes, qu’il s’arrêta enfin.

— Nous avons été convoqués.

Je levai les yeux. Son visage était plus fermé qu’à l’accoutumée, mais ses yeux semblaient brûler d’un feu clair et contenu.

Nous progressions dans une aile plus ancienne du Castello. Ici, le marbre poli laissait place à une pierre sombre et nue. Les murs n’étaient plus décorés — ils étaient chargés, comme s’ils contenaient des strates de décisions, de serments, de secrets. Une odeur de cire, de cuir sec et de parchemin humide flottait dans l’air. Elle s’épaississait à mesure que nous descendions.

Nous nous arrêtâmes devant une porte basse en bois noirci, sculptée de motifs floraux et hérissée de petits clous forgés. La poignée, en bronze usé, était en forme de serpent lové, ses yeux deux minuscules rubis ternis.

— Ne dis rien. Observe.

Salvatore ouvrit la porte.

C'était la bibliothèque. La pièce était immense, silencieuse comme une église. Des rayonnages s’élevaient jusqu’au plafond voûté, chargés de livres reliés de cuir, de rouleaux de parchemin, de manuscrits oubliés. L’atmosphère exhalait une senteur douce d’encre séchée, de cuir tanné et de chandelles consumées.

Je m’arrêtai net, le souffle coupé.
C’était… magnifique.

Je n’avais jamais vu autant de livres réunis au même endroit. Chez moi, la bibliothèque municipale avait quelques rayons et une salle informatique où personne ne se parlait. Ici, c’était un autre monde. Un monde dense, feutré, comme suspendu.
Je me sentais… bien. À ma place.

Il y avait quelque chose de rassurant dans ce silence, dans l’ordre calme des ouvrages, dans la poussière paisible qui brillait dans la lumière du jour. C’était un refuge. Un endroit loin des regards, loin des attentes.
Un endroit où je pouvais exister sans avoir besoin de parler.

Un filet de lumière pâle, filtré par la verrière, glissait entre les rayonnages, effleurant les livres d’un éclat d’ambre glacé. Des étagères montaient jusqu’aux poutres, chargés de manuscrits, de rouleaux, de grimoires reliés en cuir sombre ou en velin ivoire. De fines verrières en ogive filtraient une lumière douce, poudrée de particules en suspension. L’air avait cette densité que seuls les lieux où les idées pèsent plus que les corps possèdent.

Je restai figé dans ma contemplation.

C’était un sanctuaire.

Un temple de papier, de silence et de pouvoir feutré.

Dans un recoin, un homme lisait debout, penché sur un pupitre couvert de feuillets, de cartes, et d’objets étranges : un galet peint, une plume dorée, un anneau sans pierre.

Il se retourna sans hâte, comme si notre venue était attendue depuis longtemps. Comme si le présent n’avait fait que se plier à sa volonté.

Il portait une cape doublée de velours sombre, sobrement taillée mais tissée dans une matière presque liquide. Un pourpre profond, presque noir, couleur de vin dense ou de sang ancien. Sous la cape, un habit brodé d’un motif à peine visible : un entrelacs de serpents et de rameaux, comme un avertissement secret. Sur sa main gauche, une bague massive, simple or lourd, usé sur les bords et un sceau plus ancien que son titre.

Il avait cette allure de ceux qu'on n'ose pas appeler par leur prénom. Mais le monde semblait l’avoir contourné sans jamais l'user.

Ses yeux, d’un gris acier étaient calmes. Trop calmes.

Pas l’immobilité de la paix : celle du calcul permanent.

— Salvatore, dit-il enfin.

— Votre Excellence, murmura Salvatore en s’inclinant.

L’homme me détailla longuement.

— Voilà donc le jeune prodige que tu protèges comme un secret ?... Milo, c’est cela ?

Je soutins son regard. Il ne clignait pas des yeux. Puis je baissai les miens, sans honte, mais avec prudence. Je me sentais d'un seul coup redevenu un enfant tout petit avec l'envie folle d'aller me réfugier derriere un long rideaux et disparaître de la vue de tous.

— Il apprend vite, dit Salvatore.

— Il faudra qu’il apprenne à oublier aussi, murmura le duc.

Il s’approcha de moi. Je crus d’abord qu’il allait m’adresser une bénédiction ou une phrase convenue. Mais il se contenta de me regarder. Longtemps. Puis il dit, sans détour :

— Tu as vu Milan aujourd’hui ?

J’acquiesçai. Il ne commenta pas.

— Et qu’as-tu vu, exactement ?

J’ouvris la bouche, mais aucune réponse ne vint. Il eut un léger sourire, presque indulgent.

— Parfait. Tu es encore digne d’apprendre.

Puis il se détourna, comme si le moment avait déjà cessé d’exister.

Nous étions dans ce que Salvatore m’avait décrit comme l’aile silencieuse. Pas une pièce publique. Pas un salon d’apparat. Un sanctuaire d’études et de décisions. Les murs étaient couverts de livres, de cartes, de plans. Un grand manuscrit était ouvert au centre de la table : non pas un livre de lois, mais une compilation d’observations astrologiques croisées avec des récoltes de froment.

Sur un lutrin, un autre document, plus ancien, répertoriait les familles influentes de Lombardie depuis cent ans, avec des annotations en marge. Certaines lignées étaient barrées d’un trait rouge, d’autres encerclées avec la mention : “douteuse loyauté.”

Le Duc ne dirigeait pas un État : il gardait un équilibre sur une lame.

Il s’installa dans un fauteuil bas, inclina légèrement la tête en arrière.

— Tu veux connaître Milan, Milo ? Alors retiens ceci : ce n’est pas une ville. C’est un cœur. Un cœur qui bat selon les lois du commerce, de l’ambition et de la peur. Si tu comprends ce rythme, tu peux prédire chaque respiration. Sinon… tu seras avalé.

Il désigna une carte de la ville, accrochée au mur. Elle n’était pas topographique : elle représentait des flux.

— Voilà la Milan réelle. Ici passent les rumeurs. Là circulent les grains. Ici, les lettres secrètes. Ce quartier est bruyant, donc sûr. Celui-là est silencieux… donc dangereux.

Il se leva, marcha jusqu’à une armoire, en ouvrit un tiroir contenant des lettres scellées, empilées selon des codes de couleur.

— Je reçois chaque jour des rapports de Florence, de Venise, de Naples, du Saint-Empire. Et d’au-delà.

Certains pensent que j’aime la guerre.

Je l’évite.

Mais parfois, la guerre est plus économique que la paix.

Il revint vers nous, posa une main sur l’épaule de Salvatore.

— Cet homme m’est fidèle. Mais il m’échappe. Et c’est pour ça que je lui fais confiance. Il me dit ce que je ne veux pas entendre. Et toi, Milo, si tu veux servir Milan, tu devras apprendre à voir ce que les princes refusent de voir.

Car c’est là que se cache le danger.

Et parfois… le génie.

Il alla vers la fenêtre. La cour s’étendait sous lui comme une maquette vivante. Des hommes d’armes s’entraînaient. Des artisans passaient avec des chargements. Un enfant traversa en courant, poursuivi par un chien. Il sourit.

— J’ai fait restaurer cette forteresse de mes mains. Elle n’était qu’un tas de ruines quand j’ai pris la régence. Aujourd’hui, elle abrite Léonard de Vinci, Bramante, des médecins, des poètes, des hérétiques. Je les nourris tous. Je leur donne les murs pour penser. En échange, ils me donnent l’éternité.

Il se tourna vers moi.

— On dit que je suis un usurpateur. Ce n’est pas faux. Gian Galeazzo est l’héritier légitime. Mais il est faible, malade, ou drogué par sa propre mère, la duchesse Bona n’a jamais su choisir entre ses alliances et ses rancunes.

Alors j’ai pris les rênes. Pas pour la gloire.

Pour éviter l’effondrement.

Un long silence s'installa.

— Un jour, les rois de France descendront par les Alpes. Ils prétendront libérer Naples. Mais leur regard… il est déjà tourné vers nous.

Tu verras, Milo. Ils viendront. Ils briseront des murs. Et ce que nous avons bâti ici… sera jugé en un instant.

Il ferma un livre d’un geste sec.

— Mon nom est Sforza. Cela signifie "force". Mais la vraie force, Milo, c’est de connaître le moment exact où il faut plier, pour mieux frapper plus tard.

Il me fixa à nouveau.

— Apprends ça. Et tu survivras. Sinon, tu resteras un témoin. Charmant. Curieux.

Mais inutile. Les empires ne se bâtissent pas avec des armées. Mais avec des témoins capables de se taire. Si Salvatore t’a choisi, tu es déjà plus utile que la moitié de ma chancellerie.

Puis il se détourna, reprit un feuillet, y ajouta un trait à la plume, puis releva les yeux.

— Salvatore. Il faut trancher. Les cargaisons de blé vers Lodi : on annonce un hiver sec et les moulins de Pavie tardent encore.

— J’ai envoyé un homme au Granai mercantili ce matin. On peut prélever sur les réserves prévues pour les hôpitaux des cloîtres, à condition de calmer les Dominicains ensuite.

Un léger sourire.

— Vous négocierez avec l'abbé Tiberio ? Ou dois-je vous envoyer mon fou ?

— L’abbé m’écoute mieux, répondit Salvatore avec calme.

— Faites donc. Mais qu’il pense que c’est lui qui décide.

Il se détourna à nouveau, puis revint :

— Et Ferrare ? Les Este ?

— Silencieux. Trop. Ils attendent une ouverture côté Vénétie.

— Envoyez-leur l’astrologue, celui qui parle des lunes italiennes. Officiellement, pour lire leur ciel. Officieusement, pour lire leurs comptes.

Un hochement de tête. Tout cela, pour lui, était de la mécanique fine, pas de la politique. Il ne gouvernait pas : il ajustait le cours d’une machine trop ancienne pour s’arrêter.

— Et le garçon, gardez-le à l’écart de ces jeux-là. Il doit voir. Comprendre. Mais ne pas croire qu’il joue encore.

Salvatore s’inclina.

Nous quittâmes la pièce sans un mot de plus.

Dans le couloir, le bruit de la ville semblait plus lointain.

Milan ne m’était plus étrangère, elle était devenue une pensée. Un mécanisme. Un vertige.

Et Ludovico ?

Il n’était pas seulement un seigneur. Il était un carrefour, une digue dressée contre le chaos, et en même temps… une faille.

Je ne savais pas encore s’il sauverait le monde ou le précipiterait dans la ruine.

Mais une chose était sûre : je ne l’oublierais jamais.

Après quelques minutes, je n’y tins plus :

— C’était lui ?

— Ludovico Maria Sforza. Le duc sans couronne. On l’appelle Il Moro.

Il s’arrêta devant une grande fenêtre. En contrebas, la cour intérieure s’animait. Un chien aboyait. Une roue grinçait. La vie reprenait comme si rien ne s’était dit dans la pièce derrière nous.

— Il n’a pas toujours été duc. Ce titre, il l’a saisi l’an dernier, à la mort de son neveu Gian Galeazzo. Le garçon était jeune, fragile... Certains disent "malade". D’autres, qu’il est mort de trop de solitude, ou de trop d’intérêts mêlés.

Il marqua une pause.

— Ludovico l’a protégé. Ou étouffé. Ou les deux. Mais quand le trône est devenu vide, il n’a pas hésité. Il s’est levé, et il l’a pris.

Il se tourna lentement vers moi.

— Il ne règne pas comme les autres. Il ne gouverne pas — il oriente. Il façonne. Il incline le réel.

Je ne dis rien.

— Il rêve de faire de Milan une Athènes nouvelle. Il attire Léonard. Bramante. Des astronomes, des anatomistes, des rêveurs et des monstres. Il restaure des ruines, bâtit des palais, écrit des traités, commandite des fresques. Il veut qu’on se souvienne de lui.

Il se tourna vers moi. Plus grave.

— Mais il sait que tout cela ne dure pas. Il le sait mieux que quiconque. Et c’est pourquoi il accélère. Il concentre. Il brûle.

— Et toi ? fis-je à voix basse. Tu fais partie de son cercle ?

Un sourire triste.

— Je suis de passage. Comme toi. Mais... je veille à ce que certains fils ne se rompent pas.

Il m’écoute. Mais il ne voit pas tout. Il ne doit pas tout voir.

Il marqua une pause.

— Milo, certains hommes dirigent des villes. D’autres... dirigent l’Histoire.

Nous, les Passeurs, veillons à ce qu’aucun ne devienne les deux à la fois.

Je restai figé, saisi. Quelque chose en moi avait basculé.

Ce n’était plus un rêve.

Ce n’était plus une visite.

J’avais marché au cœur du pouvoir. Et le pouvoir, lui, avait glissé un fil dans ma main.

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