Chapitre 9 : Le feu et la laine

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Les jours commencèrent à s’assembler comme les pages d’un vieux carnet. D’abord hésitants, griffonnés, maladroits. Puis de plus en plus nets. De plus en plus vrais. Ils sentaient moins le rêve étrange et plus la réalité rugueuse.

Chaque matin, je me réveillais un peu plus tôt, sans y penser, comme si mon corps s’était calé sur le rythme d’ici. J’apprenais à plier ma tunique correctement, à me laver à l’eau glacée sans râler (ou presque), à reconnaître le son des cloches.
Il y avait celles de l’aube, claires et pressées ; celles du marché, plus graves, comme des tambours lointains ; celles du couvre-feu, lentes et tristes. Chaque cloche avait sa voix, sa respiration. C’était comme une langue que seuls les gens d’ici comprenaient. Et je voulais, moi aussi, la parler.

Je commençais à distinguer, dans le vacarme du dehors, le rythme particulier du marteau d’un forgeron, sec, régulier, presque impatient, de celui d’un tanneur, plus étouffé, plus lourd, comme s’il portait la fatigue des bêtes. Les sons eux-mêmes devenaient des repères.

Le palais aussi. Il m’était devenu presque familier : le couloir aux tapisseries effilochées où passait toujours le même courant d’air glacé à l’aube, l’escalier dont la sixième marche grinçait avec un petit cri aigu, le banc de pierre près du puits où les servantes riaient en frottant le linge. Leurs mains rouges, leurs voix claires, leur énergie... Tout ça me paraissait soudain… vivant. Chaleureux. Tous ces détails, que j’avais trouvés hostiles au début, étaient devenus une carte invisible. Un code secret entre moi et ce monde. Mon monde changeait. Et moi avec.

Salvatore ne disait pas grand-chose. Mais il voyait tout. Il me corrigeait parfois, d’un simple regard, ou par une remarque discrète, presque chuchotée. Il m’enseignait sans en avoir l’air. Pas des leçons. Des manières. Des silences. L’art de remarquer sans se faire remarquer. L’art de comprendre sans poser trop de questions.

Parfois, il me confiait une tâche simple : porter une missive à un scribe, mesurer l’ombre d’un cadran, recopier un symbole oublié dans un vieux livre. Et chaque soir, immanquablement, la même question :

— Qu’as-tu appris aujourd’hui ?

Il posait cette question comme on plante une graine. Et j’y répondais, parfois très sérieusement, parfois presque en riant. Même si ce n’était que « j’ai appris une nouvelle façon de lacer mes chaussures. » Oui, on les laçait déjà, les chaussures, en 1495. Incroyable, non ?

Un soir, après un repas simple, pris dans une salle basse éclairée à la chandelle, Salvatore m’invita à le suivre.

— Viens. Il est temps que tu voies autre chose que ces murs.

Il me guida jusqu’à une petite cour intérieure, silencieuse sous le ciel étoilé.

— Ce que tu apprends, Milo, ce n’est pas seulement l’Histoire. C’est à vivre dans une époque. À en ressentir le rythme, à en comprendre les règles, les usages… et surtout les silences. Les vrais Passeurs sont ceux qu’on oublie. Ceux qui savent écouter l’Histoire quand elle ne parle plus.

Je hochai la tête. Pas parce que je comprenais, mais parce que j’avais envie de comprendre.

Quelques jours plus tard, alors que le soleil commençait à se cacher derrière les toits, Salvatore me proposa de le suivre chez lui.
C’était la première fois qu’il parlait de sa maison.

J’étais surpris. Curieux. Un peu nerveux aussi. Mais j’acceptai. Peut-être parce que j’étais encore secoué de tout ce que j’avais vécu, ou peut-être parce que… j’avais simplement envie d’un endroit qui ressemble à une maison.

Nous quittâmes le palais par une porte discrète. Le soir était tombé. Les ruelles étaient animées, pleines de voix, de rires, d’odeurs de pain chaud et de fumée. Mais tout semblait lointain, comme s’il y avait un rideau entre moi et le reste du monde.

Nous traversâmes un marché déserté, longeâmes une fontaine, évitâmes un groupe de joueurs de dés. Puis, entre deux murs couverts de mousse, Salvatore s’engagea dans un escalier si étroit que mes épaules frôlaient les deux parois.

En haut, une terrasse débordait de plantes. Des pots, des herbes, des fleurs oubliées… comme chez maman. L’odeur me saisit. Un nœud dans la gorge. Un souvenir sans image.

Derrière une porte en bois lourd, une chaleur différente nous attendait. Quelque chose entre la soupe, le feu, et les herbes sèches.

— Entre, Milo. Tu es ici chez toi.

L’intérieur était modeste, mais incroyablement vivant. Des coussins, des rideaux de lin coloré, un tapis élimé par les années. La cheminée éclairait la pièce d’une lumière mouvante. Une femme, grande et élancée, nous tournait le dos. Elle se retourna.

Ses yeux étaient ceux de Salvatore. Mais avec une lumière en plus. Ou peut-être une blessure différente.

— Milo, je te présente ma sœur. Bianca.

Elle sourit et s’approcha avec un bol fumant entre les mains.

— Tu dois avoir faim. Assieds-toi me dit-elle.

J’hésitai. Mais l’odeur... C’était irrésistible. Je pris le bol. Il réchauffa mes doigts et mon ventre rien qu’en le tenant.

— Il mange, donc c’est bon, conclut-elle en riant doucement.

Elle me posa des questions : d’où je venais, ce que j’aimais, ce que je faisais "là-bas". Je répondis, doucement, presque en chuchotant. Mais elle écoutait vraiment. Sans presser. Sans juger. Comme si mes mots avaient un poids.

Après le repas, elle m’emmena dans une autre pièce, pleine de boîtes, de tissus, de jeux faits à la main. Elle me tendit un manteau.

— Essaie. Il est pour toi. Tu dois avoir froid.

Je restai figé. C’était trop beau pour moi. Trop doux. Trop… cadeau.

Salvatore me lança un regard calme.

— Elle a raison. Il faut que tu sois bien ici. Tu vas rester quelque temps.

Je hochai la tête. Une partie de moi voulait rentrer. L’autre commençait à rêver de rester pour toujours.

Bianca sortit une boîte. Des lettres en bois, des puzzles, des casse-têtes. Je m’assis par terre sans réfléchir. Les doigts plongés dans ce monde ancien, je m’absorbai. Je m’oubliai.

Salvatore s’assit près de moi.

— Qu’as-tu appris aujourd’hui ?

Je lui parlai des sons du matin, des odeurs de cuir, de la lumière dorée sur les dalles du palais. Il écoutait. Comme si mes mots traçaient une carte invisible.

Bianca s’était approchée du feu, un petit ouvrage de laine à la main. Elle le reposa sans un mot et fixa les flammes un instant. Puis, sans me regarder, elle commença :

— Tu veux une histoire ? Une vraie ? Pas celle des rois, pas celle des héros qu’on peint sur les murs. Non. Celle d’un petit garçon qui ne faisait pas de bruit.

J’acquiesçai doucement. Elle continua, d’une voix lente, presque basse, comme si elle parlait plus aux braises qu’à moi.

— Il y avait un garçon qui vivait seul dans une maison trop grande. Chaque pièce faisait de l’écho quand il parlait, alors il avait cessé de parler. Il marchait pieds nus pour ne pas déranger le silence. Et le soir, il grimpait sur le toit pour écouter les étoiles. Il croyait qu’un jour, l’une d’elles lui répondrait.

Elle fit une pause, les yeux dans le vide.

— Un jour, une vieille femme s’est installée dans la maison d’à côté. Elle ne voyait presque plus rien, et ses oreilles n’entendaient que ce qu’elle voulait. Mais elle avait une voix qui savait raconter, même quand elle faisait simplement du pain. Et un jour, le garçon éternua. Un minuscule éternuement. Rien du tout. Mais elle l’a entendu.

Elle leva un doigt, doucement :

— Elle lui déposa une miche chaude sur le muret. Et elle a dit : “Je ne sais pas comment tu t’appelles. Mais je sais que tu es là. Et c’est suffisant.”

Je restai immobile. Mon ventre s’était serré. Pas de peur. D’autre chose. Comme une corde qui vibrait au fond de moi.

— À partir de ce jour, le garçon est descendu du toit. Il ne parlait pas encore. Mais il s’asseyait près de la clôture . Et elle parlait pour deux. Tous les jours, un peu. Et un jour, il rit. Pas fort. Juste assez pour que la vieille femme s’arrête, le regarde, et dise : “Ah ! Voilà. Le monde peut recommencer.”

Elle se tut. Le feu craqua. Une braise s’envola dans la cheminée.

— Tu sais ce que je crois ? dit-elle enfin. Je crois qu’on n’a pas besoin d’être fort. Ni courageux. Il suffit d’être là. Vraiment là. Et parfois, ça change tout.

Elle se leva, m’ébouriffa les cheveux.

— Toi aussi, tu es là. C’est déjà beaucoup.

Bianca déposa une couverture sur mes épaules. Elle regarda son frère.

— Salva… Cet enfant a besoin de plus qu’un lit. Il a besoin d’un toit. Laisse-le dormir ici cette nuit. Je veillerai sur lui comme s’il était des nôtres.

Salvatore hésita. Longtemps. Puis il hocha la tête.

Avant de partir, il me prit à part.

— Cette maison est la tienne, Milo. Sois toi-même ici. Ma sœur veillera sur toi. Mais n’oublie pas ta mission. Elle ne sait rien. Pour sa sécurité… et la tienne… garde le silence.

Je promis. Sans même réfléchir.

Avant que je ne me couche, Bianca me tendit un petit sachet en toile.

— Pour toi. Des herbes à glisser sous ton oreiller. Elles aident à dormir… sans cauchemars.

Elle me guida vers une alcôve près de la cheminée. Un matelas, une couverture brodée, une veilleuse d’argile. Elle borda les draps. Me caressa les cheveux.

— Tout va bien se passer, Milo. Repose-toi. Tu es en sécurité.

Je lui adressai un sourire fatigué. Un “merci” presque inaudible.

Et cette nuit-là, pour la première fois depuis mon arrivée…
Je me sentis à ma place. Vraiment.
Comme si ce feu, cette voix, cette histoire… étaient plus puissants que tous les secrets de Salvatore ou tous les plans du palais.

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