Chapitre 10 : Dans l'ombre du doute
Cette tartine me résistait. J’avais lutté un long moment pour étaler le beurre, et maintenant je me perdais dans l’observation d’une goutte de miel qui glissait lentement sur le pain, comme si elle hésitait entre tomber ou rester.
Ce matin-là, tout semblait ordinaire. La lumière douce filtrait entre les volets entrouverts. Bianca s’affairait près du feu, versant de l’eau chaude dans un pot de terre. L’odeur du pain grillé, du bois tiède et de la laine séchée formait une bulle rassurante. Une de ces journées qui semblent promises à la tranquillité.
Je mâchais lentement, encore engourdi par les images de la veille, quand Salvatore entra et posa un manteau sombre sur la table, soigneusement plié.
— Termine vite, Milo, dit-il d’un ton calme, mais sans appel. Aujourd’hui, tu vas apprendre à disparaître.
Je levai les yeux, surpris.
— Disparaître ?
Il ne répondit pas tout de suite. Il désigna simplement le manteau.
— Mets ça. Et suis-moi.
Je n’ai pas insisté. J’avais déjà compris que cette journée ne serait pas comme les autres.
Nous quittâmes la maison à l’aube. Les couloirs étaient encore assoupis, baignés de pénombre. L’air sentait la pierre froide et la cire éteinte. Salvatore marchait vite, en silence. Je peinais à suivre, le cœur déjà tendu.
— Disparaître ? ai-je murmuré de nouveau.
— Voir sans être vu. Être là sans exister. Un art subtil… et indispensable pour un Passeur.
Il n’en dit pas plus. Son regard fuyant fermait aussi la porte aux questions.
Le manteau qu’il m’avait donné était épais, trop grand, mais il semblait absorber la lumière. J’avais l’impression d’être englouti dans cette étoffe sombre, comme fondu dans le décor.
Dehors, la ville somnolait encore. Une brume pâle effaçait les contours. Les pavés luisaient d’humidité, les ruelles chuchotaient encore les rêves de la nuit.
Salvatore s’arrêta à l’angle d’un immeuble et me fit signe de me coller au mur. Il sortit un petit étui en cuir de sa cape, marqué du symbole de mon médaillon.
— Voilà ce que tu vas faire, Milo. Tu vois cet homme là-bas ? Celui qui descend les marches ?
Je suivis son regard. Une silhouette encapuchonnée, discrète, avançait d’un pas mesuré.
— Tu vas le suivre. De loin. Tu observeras tout : ses arrêts, ses gestes, les gens qu’il croise. Et quand tu en auras l’occasion, tu glisseras ceci dans sa sacoche.
Il me tendit l’étui.
Je le saisis, mal assuré. Mon cœur tambourinait déjà dans ma poitrine.
— Mais… pourquoi moi ? Pourquoi lui ? Et qu’y a-t-il dans ce message ?
Il y eut un silence. Son visage resta impassible, mais ses yeux se durcirent.
— Ce n’est pas à toi de le savoir. Pas encore. Ce qui compte, c’est ta discrétion. Ta maîtrise. Et ta confiance.
Je baissai les yeux. Le message semblait peser une tonne. Tout en moi criait que je n’étais pas prêt.
— Je… je ne suis pas sûr d’y arriver, soufflai-je. Je ne comprends même pas ce que je fais là. Je suis qu’un enfant…
Je m’attendais à un reproche. Une leçon sèche sur le devoir ou le destin. Mais Salvatore resta silencieux. Lorsqu’il parla enfin, sa voix était étonnamment douce.
— Milo. La peur n’est pas un défaut. Elle est là pour t’apprendre à faire attention. Et parfois, elle te guide mieux que le courage.
Il marqua une pause, puis ajouta :
— Moi aussi, j’ai eu peur. J’avais ton âge, ou presque. Et cette nuit-là, j’ai dû faire un choix que je n’ai jamais oublié…
Il s'arrêta un instant avant de poursuivre, sa voix plus lourde, comme chargée par les souvenirs.
J’avais dix ans, Bianca en avait six, et nos parents étaient morts quelques mois plus tôt. On s’apprêtait à nous séparer, ma sœur et moi, comme si nous n’avions pas déjà assez souffert. Je me souviens de la peur qui m’étreignait quand j’ai entendu le prêtre annoncer que Bianca partirait dans une autre famille. C’était plus fort que moi : je ne pouvais pas la laisser partir. J’avais promis de toujours veiller sur elle, et je comptais bien tenir parole.
Cette nuit-là, alors que tout le monde dormait à l’orphelinat, j’ai attrapé la main de Bianca et je l’ai entraînée dehors, sans bruit. Nous avons traversé la cour sur la pointe des pieds, le cœur battant. Bianca tremblait, mais elle ne m’a pas lâché. Dans son regard, il y avait une confiance absolue en moi, comme si tant que nous restions ensemble, rien de mauvais ne pouvait nous arriver.
Je serrais sa main dans la mienne aussi fort que possible, pour lui donner du courage, ou peut-être pour m’en donner à moi aussi. Nous ne savions pas exactement où aller, juste loin de cet endroit où l’on voulait nous séparer.
Au bout de quelques minutes, nous avons quitté le village endormi. Devant nous s’étendait un chemin de terre qui menait vers la campagne. Chaque ombre autour de nous me semblait menaçante : un buisson agité par le vent devenait un monstre prêt à nous sauter dessus, et le hululement d’un hibou me faisait sursauter. J’avais peur, terriblement peur, mais je ne pouvais pas le montrer. Bianca avait besoin que je sois fort. Alors j’ai inspiré profondément et j’ai continué d’avancer, une petite main chaude blottie dans la mienne.
La route nous a conduits jusqu’à la lisière d’une forêt. À cet instant, un éclair a zébré le ciel au loin, suivi d’un grondement de tonnerre. Une tempête se préparait, et nous n’avions nulle part où nous abriter. Bianca a levé vers moi des yeux inquiets. Elle était fatiguée : je voyais ses jambes flageolantes et ses larmes qui menaçaient de couler. Mon cœur se serrait, mais je lui ai fait un sourire qui se voulait rassurant.
— On va trouver un refuge, d’accord ? lui ai-je murmuré en essuyant une larme sur sa joue. Je te promets que tout ira bien.
Elle a hoché la tête sans un mot et a resserré son étreinte autour de mon cou lorsque je l’ai prise dans mes bras. Je sentais son cœur battre contre ma poitrine. Malgré ma peur, la savoir blottie contre moi m’a donné la force de continuer.
Nous nous sommes enfoncés sous les arbres juste au moment où la pluie commençait à tomber, d’abord en grosses gouttes glacées, puis en un déluge qui nous a trempés jusqu’aux os en quelques secondes. Dans l’obscurité de la forêt, je distinguais à peine le sentier. Mes chaussures s’enfonçaient dans la boue, et chaque pas était une lutte. Je protégeais du mieux possible Bianca de la pluie, me penchant sur elle, mais je sentais qu’elle grelottait.
Le vent faisait craquer les branches au-dessus de nos têtes. Soudain, un bruit plus fort a retenti tout près : une branche s’est rompue et s’est écrasée au sol à quelques mètres de nous. Je me suis figé, le cœur affolé. Pendant une fraction de seconde, j’ai vraiment cru que tout était perdu. J’ai serré Bianca encore plus fort. Je me souviens lui avoir chuchoté : « N’aie pas peur… Je suis là. » Je ne sais pas si je rassurais ma petite sœur ou si je m’encourageais moi-même.
Puis, à travers le rideau de pluie, j’ai aperçu une faible lueur vacillante entre les arbres. Une lumière ! Je me demandais si je ne l’avais pas imaginée, quand je l’ai revue : c’était bien la lueur d’une lanterne que quelqu’un portait en marchant parmi les arbres. Mon cœur a fait un bond. Il y avait peut-être là une chance de nous en sortir.
Hésitant, j’ai avancé vers la lumière. Chaque pas me demandait du courage, car je ne savais pas sur qui j’allais tomber. Peut-être était-ce un inconnu dangereux… Mais Bianca commençait à sangloter doucement contre mon épaule, transie de froid. Je n’avais plus le choix : je devais tenter notre chance.
— Il y a quelqu’un ?! ai-je crié aussi fort que je le pouvais.
Ma voix, brisée par l’angoisse, s’est presque noyée dans le vacarme de la pluie.
La lueur s’est immobilisée, puis s’est dirigée droit vers nous. Bientôt, la silhouette d’un vieil homme est apparue entre deux chênes noueux. Il portait une grosse cape et tenait une lanterne d’une main et un bâton de l’autre. Son chien trottinait à ses pieds. En nous apercevant, l’homme a levé la lanterne pour mieux nous voir. J’ai fait un pas en arrière instinctivement, serrant Bianca qui cachait son visage contre moi.
— N’ayez pas peur, les enfants, a-t-il dit d’une voix grave mais bienveillante. Que faites-vous donc ici, seuls sous cette pluie ?
Je le dévisageais sans savoir quoi répondre. Devant son regard, je me suis senti soudain très petit. J’avais lutté de toutes mes forces jusqu’ici, mais à cet instant, je ne savais plus quoi faire. Le vieux monsieur a alors posé sa lanterne sur une souche et levé les mains paumes ouvertes, pour nous montrer qu’il ne nous voulait aucun mal.
— Tout va bien… Vous êtes trempés. Venez, je connais un endroit où vous pourrez vous réchauffer.
Il nous montra du bras une petite cabane de bois que je n’avais pas remarquée, tapie dans l’ombre un peu plus loin parmi les arbres. Une fine fumée s’échappait de sa cheminée : il y avait du feu à l’intérieur, de la chaleur. J’ai senti Bianca bouger dans mes bras ; elle aussi l’avait aperçue et elle a levé la tête. Ses lèvres étaient bleues de froid et elle murmurait entre ses dents qui claquaient : « Salva… j’ai… j’ai froid… ».
Le choix était vite fait. J’ai ravalé mes doutes et acquiescé.
Quelques minutes plus tard, nous étions blottis tous les deux sous une épaisse couverture près d’un foyer qui rayonnait, pendant que le vieil homme faisait chauffer une soupe. Dans la lumière dansante des flammes, j’ai enfin pu voir le visage de notre sauveur : ridé, barbu, avec des yeux clairs et doux. Il nous a tendu deux bols fumants. Je revois encore ma petite sœur, trempée et épuisée, essayer de sourire en portant la cuillère à sa bouche. À cet instant, un soulagement immense m’a envahi, et sans que je ne puisse le contrôler, des larmes ont commencé à couler sur mes joues.
Le vieil homme a posé sa large main sur mon épaule, comme je l’ai fait pour toi tout à l’heure.
— Tu as été très courageux, mon garçon, m’a-t-il dit doucement. Prendre soin de ta sœur ainsi… tes parents doivent être trés fiers de toi.
En entendant ces mots, j’ai éclaté en sanglots contre lui, libérant enfin toute la peur et la tension que j’avais gardées en moi. Il m’a laissé pleurer, en me frottant le dos avec patience. Je crois que c’est ce soir-là que j’ai compris que je n’avais pas à porter seul tout le poids du monde sur mes épaules. J’avais voulu jouer les héros sans l’aide de personne, mais cet homme bon nous avait montré que l’on peut faire confiance aux autres. Sans lui, je n’aurais sans doute pas pu sauver Bianca du froid cette nuit-là.
Peu à peu, mes larmes se sont taries. Bianca s’était endormie, blottie contre moi sous la couverture chaude, et je sentais son petit souffle régulier. Je me souviens avoir remercié le vieil homme d’une voix hésitante. Il a hoché la tête et m’a simplement répondu : « Vous êtes en sécurité ici. Reposez-vous. » À ce moment précis, j’ai ressenti quelque chose que je n’avais pas éprouvé depuis la mort de nos parents : un sentiment de sécurité… et même un peu d’espoir. Parce que j’avais osé faire confiance à un inconnu, ma sœur était sauvée, et moi aussi.
Salvatore s’arrêta là, le regard perdu dans le vide, immergé dans ses souvenirs. Puis il tourna doucement la tête vers moi et m'adressa un sourire empreint de bienveillance.
— Tu comprends, Milo ? conclut-il d’une voix sincère. Cette nuit-là, j’ai appris que le courage, ce n’est pas de n’avoir peur de rien, mais de faire ce qui est juste malgré la peur. Et j’ai compris aussi qu’on n’est pas seul face aux épreuves : il y aura toujours quelqu’un pour nous aider, si l’on accepte de lui faire confiance. Alors, quoi qu’il arrive pendant cette épreuve, souviens-toi que tu n’es pas seul. Courage… et aie confiance. Tu es un Passeur, Milo. Et aujourd’hui, tu vas en faire la démonstration. Pour toi. Pas pour moi.
Je ne répondis pas. Mais une chaleur étrange s’était glissée dans ma poitrine. Un mélange de peur, de courage… et d’une envie de ne pas le décevoir.
Je hochai la tête.
— Je suis prêt.
Salvatore disparut aussitôt dans une rue adjacente. Il me laissa seul avec l’homme à suivre… et mille questions plantées dans le ventre.
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