Chapitre 11 : La filature
Je restai figé un instant, la bouche sèche, l’étui en cuir serré contre ma poitrine. Le manteau m’enveloppait comme une ombre, mais je n’avais jamais eu aussi peur d’être visible. Ou trop silencieux. Ou pas assez invisible. Bref : j’étais paralysé.
L’homme descendait tranquillement les marches d’un perron de pierre. Sa cape noire traînait légèrement sur le sol humide. Il n’avait pas l’air pressé. Ni particulièrement dangereux. Il avait cette allure… neutre. Trop neutre. Comme s’il faisait exprès de ne pas laisser de trace.
Je pris une inspiration et me mis en mouvement.
La filature commença.
L’homme marchait d’un pas irrégulier. Tantôt lent, tantôt rapide, comme s’il hésitait ou cherchait à semer quelqu’un. Moi, peut-être ? Il ne levait jamais vraiment la tête, mais ses gestes n’avaient rien d’anodin. Il donnait l’impression d’un homme habitué à regarder sans se faire remarquer, à emprunter les recoins les plus discrets de la ville.
Chaque pas semblait trahir ma présence. Mon cœur battait si fort que j’avais peur qu’il résonne dans la rue. Mes semelles faisaient un bruit de succion molle sur les pavés encore trempés de rosée. J’essayais de garder mes distances. Ni trop près. Ni trop loin. Juste assez pour ne pas le perdre.
Je dus ralentir ma respiration, contrôler mes gestes. Ne pas courir. Ne pas coller les murs. Ne pas paraître suspect. Mais à neuf ans, comment ne pas l’être ?
Il tournait souvent la tête. Pas brusquement. Comme s’il regardait les étals, les pigeons, les fenêtres… mais je sentais qu’il vérifiait quelque chose. Et je n’étais pas sûr que ce soit la météo.
Je m’abritai brièvement derrière un tonneau renversé, puis repris ma marche à son rythme. Nous passâmes devant une échoppe de bougies, un porche effondré, un âne attaché à une grille. Tout devenait soudain chargé de sens, comme dans un rêve où chaque détail semble vous regarder.
Le plus difficile, ce n’était pas de le suivre.
C’était de douter.
Et s’il n’était pas le bon ? Et si Salvatore m’avait menti ? Et si ce message n’était pas ce que je croyais ?
Plus j’avançais, plus je me sentais déchiré. Entre la curiosité qui me poussait à réussir, et cette voix intérieure qui murmurait :
Tu ne sais rien. Tu n’as pas le droit d’être ici. Tu es juste un enfant qu’on utilise.
Je tentai de me convaincre du contraire.
Non, Salvatore croit en moi. Il me l’a dit. Il me l’a montré.
Mais dans ma gorge, quelque chose coinçait. Une amertume sourde. J’étais utile parce que je n’étais pas visible. Était-ce vraiment de la confiance… ou de la commodité ?
L’homme salua un marchand, échangea quelques mots en dialecte. Puis il reprit sa route. Mon souffle s’accéléra.
Il bifurqua dans une ruelle plus étroite. Les maisons s’y touchaient presque. L’ombre y tombait plus vite que le soleil ne pouvait la chasser. Je ralentis. La ruelle était un piège à silence. Chaque pas était un cri.
Je me plaquai contre un mur quand il s’arrêta pour attacher sa sandale. Mon cœur fit un saut de cabri. Je me recroquevillai comme une souris. Il ne me vit pas. Ou alors… il fit semblant de ne pas me voir.
Je repris ma filature.
Son pas était fluide, presque trop bien réglé. Comme un acteur qui connaît la scène par cœur. J’essayai d’anticiper ses mouvements, de trouver le bon moment, le bon angle… Celui où je pourrais m’approcher. Le moment où sa sacoche serait entrouverte. Accessible. Mais sans éveiller la moindre alerte.
Nous approchions d’une place. Plus large. Plus fréquentée. Je sentis que c’était ma chance.
Il ralentit. S’arrêta près d’un marchand de figues. Marchanda un instant. Se pencha. Son sac ballottait légèrement à son flanc. Juste là. Juste assez.
J’avançai. Mes jambes tremblaient.
Je tendis la main. Mon souffle s’arrêta. Je ne respirais plus. Mon doigt effleura le cuir.
Et là, il se retourna.
Je gelai. Net.
Son regard glissa sur moi. Comme s’il ne me voyait pas vraiment. Ou qu’il me voyait… mais m’ignorait.
Je fis semblant de regarder les figues. J’en montrai une du doigt. Le marchand me jeta un œil distrait. L’homme avait déjà tourné les talons.
J’étais encore entier.
Je vacillais.
Puis je simulais un faux pas, comme si je trébuchais.
— Pardon, monsieur ! soufflai-je, d’une voix tremblante.
Ma main droite attrapa un pan de sa cape pour garder l’équilibre. Ma main gauche glissa l’étui dans sa sacoche entrouverte. Il ne bougea pas.
Un instant suspendu.
Mon bras tremblait. Mon ventre aussi.
Puis… je courus.
Je ne savais même pas vers où. J’avais besoin de m’éloigner, de m’effacer, de me vider de cette peur acide qui m’avait noué la gorge pendant tout ce temps.
Quand je m’arrêtai, à bout de souffle, à l’ombre d’une arcade, je m’adossai au mur et laissai mes jambes flancher. Je me laissai glisser jusqu’à m’asseoir. Mes mains étaient moites. Mon dos ruisselait. Mais dans ma poitrine… quelque chose vibrait. Une fierté discrète. Minuscule. Mais bien réelle.
J’avais réussi.
Pas un mot. Pas un cri. Pas une erreur.
J’avais vu sans être vu. Agi sans laisser de trace.
Et à cet instant précis, pour la première fois, je compris ce que Salvatore voulait dire par : « Disparaître ».
Je pris à droite, puis à gauche, au hasard. Mon souffle était court. J’avais l’impression que chaque mur me suivait. Que chaque pierre m’accusait. J’eus soudain la nausée. L’impression d’avoir trahi quelque chose. Quelqu’un.
Quand je retrouvai Salvatore, il était là, dans une ruelle étroite aux murs noircis par la suie. Immobile. Bras croisés. Il semblait avoir toujours été là. Le décor autour de lui semblait suspendu dans le temps.
Il m’observa longuement.
— Alors ?
Je hochais la tête, incapable de parler.
— C’est fait, murmurai-je enfin.
Il hocha lentement la tête, l’air satisfait.
— Tu viens de réussir une mission que bien des adultes auraient échoué à mener. Tu as l’instinct. L’ombre te va bien, Milo.
Je baissais les yeux. Une part de moi avait envie d’être fière. Une autre se sentait sale. Pas à cause de l’homme. À cause du silence. À cause de cette sensation étrange que tout cela était faux. Un jeu dont je ne comprenais pas tout à fait les règles.
— Et… cet homme… il va faire quoi maintenant ?
Salvatore se redressa légèrement.
— Il fera ce qu’il doit faire. Ce n’est pas à toi de t’en inquiéter.
Il me répondit du tac au tac. Trop vite. Trop prêt. Sa voix était ferme. Trop ferme. Comme une porte qui claque.
Je hochais la tête encore une fois.
Mais quelque chose s’était figé en moi. Un petit nœud de froid. Un doute. Et une question qui ne me quittait pas :
Et si ce n’était pas un test ? Et si j’étais juste… un messager ? Un pion ?
Ce jour-là, j’avais appris à disparaître.
Mais j’avais aussi compris quelque chose que personne ne m’avait dit :
Parfois, quand on devient invisible…
…on devient aussi un outil.
Et je n’étais pas certain de vouloir être ça.
Je restai assis là un moment, dans cette arcade oubliée, le dos contre la pierre tiède, à écouter les bruits de la ville reprendre leur place. Un vendeur criait le prix de ses légumes. Une charrette grinçait. Deux enfants se disputaient une toupie.
Tout semblait normal.
Mais quelque chose, au fond de moi, ne l’était pas.
Je repensai à l’homme. À ses gestes. À sa manière de regarder les vitrines sans jamais vraiment regarder. À la façon dont il s’était arrêté juste assez longtemps pour que je glisse le message. Comme s’il savait. Comme s’il attendait ce message.
Et puis… pourquoi moi ? Pourquoi ne pas l’avoir donné à un messager, ou à un autre Passeur plus expérimenté ? Pourquoi ce silence, ces demi-mots ?
Un doute s’installa. Lentement. Insidieusement. Comme une brume fine.
Et si ce n’était pas un allié ? Et si le message que j’avais glissé… n’était pas un avertissement ? Mais une trahison ? Une clé ? Une condamnation ?
Et Salvatore… pourquoi ne m’avait-il rien dit ? Il m’avait raconté une belle histoire, oui. Une histoire de courage, d’enfance, de choix. Mais est-ce qu’elle m’expliquait vraiment ce que j’étais en train de faire ? Ou bien… m’avait-elle juste endormi ?
Je serrai les poings. Ce sentiment-là, je ne le connaissais pas encore bien. Ce mélange de méfiance et de loyauté. Cette fissure qui s’ouvre quand on veut faire confiance… mais que l’instinct murmure autre chose.
Je relevai les yeux vers le ciel. Un nuage passait devant le soleil, jetant une ombre passagère sur les toits.
C’était peut-être rien.
Ou peut-être le début de quelque chose.
Je me levai. Lentement. L’impression de porter un secret dont je ne connaissais pas le poids.
Et pour la première fois, je me surpris à penser :
Et si Salvatore… ne me disait pas tout ?
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