Chapitre 12 - Le miroir de vérité

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Les jours m'avaient échappé depuis la mission.
Comme les pages d’un carnet qu’on tourne trop vite, sans les lire.
Je m’étais levé, j’avais mangé, appris, dormi. J’avais même ri, de temps en temps, pour faire semblant. Mais au fond de moi… quelque chose restait coincé.
Un petit nœud. Une inquiétude sans nom.

Je n’avais pas revu l’homme à la sacoche. Ni entendu parler du message.
Et Salvatore… Salvatore soit me tenait à distance, soit m'étouffait avec trop d'attention. Comme s’il hésitait à me parler. Ou à me mentir.

Je voulais croire que tout allait bien. Que j’étais un vrai Passeur. Que j’avais agi pour le bien.
Mais parfois, la nuit, en regardant le plafond depuis mon matelas, je me demandais :
Et si j’avais été… utile, mais pas juste ? Je secouais la tête. Quelle drôle d'idée. Mais elle revenait, encore et encore, chaque soir.

C’était une peur étrange. Pas une peur qui donne envie de fuir. Une peur qui reste. Qui creuse.

Et c’est dans cet état, un peu décalé, que Salvatore m’emmena en début de soirée dans une autre aile du Castello.

— Une fête, avait-il dit. Pour célébrer un projet artistique. Rien de plus.

Rien de plus.
Mais tout, déjà, sonnait différemment.

La nuit était tombée sur Milan comme on tire un rideau de velours, piqué d’or et de murmures.
Au sommet du Castello Sforzesco, les lanternes s’allumaient une à une, suspendues dans les hauteurs comme des étoiles apprivoisées. Des ombres gracieuses se déplaçaient dans la cour pavée, drapées de soie et de velours, de plumes et de secrets.

— Avance, Milo. Et garde ton masque.

Salvatore n’avait pas souri. Il ne souriait presque plus ces derniers temps.

Je resserrai mon manteau sur mes épaules. Dans ma main, un masque noir en papier laqué, sans fioritures. Il me grattait un peu les joues, mais j’aimais la sensation qu’il me procurait : celle d’être quelqu'un autre. D’un moi moins visible. Moins vulnérable.

Derrière les lourdes portes de bois, la fête battait déjà son plein.

Une fête, enfin !

Depuis des jours, il n’y avait eu que des lectures, des exercices, des silences, et cette étrange méfiance qui s’était installée entre Salvatore et moi, comme une fumée sans feu. Ce soir-là, tout semblait différent. Plus léger. Presque irréel.

Je franchis le seuil et le monde bascula.

La salle était immense, creusée de miroirs sur toute sa longueur. De vieux miroirs gondolés, bordés de cuivre, fendus par endroits. Chacun reflétait un angle, un éclat, un mouvement volé. Et dans ces reflets : des dizaines de silhouettes masquées, tournoyantes, évanescentes.

Un orchestre discret jouait depuis une galerie suspendue, il jouait une musique ancienne qui flottait comme un parfum oublié.

Je n’avais jamais vu autant de couleurs, de masques ou de mouvements.
Des lions dorés dansaient avec des colombes, des chimères avec des bouffons, des enfants costumés se glissaient entre les jambes des adultes. Les murs eux-mêmes semblaient vibrer d’un vieux secret. Des miroirs avaient été placés dans un désordre maîtrisé, un peu partout dans la pièce de bal. Ils refletaient les êtres, leurs costumes, leurs masques. Ils rendaient aussi quasiment impossible l'éventualité de pouvoir se réfugier quelque part, loin des regards.

Derrière moi, légèrement en retrait, se trouvait un miroir différent des autres. Plus ancien, moins poli. Son cadre n'était ni doré, ni ouvragé. Juste une fine bordure de bois sombre, presque effacée par le temps. Mais surtout, il ne renvoyait pas exactement le même reflet. Pas toujours, mais surtout quand je ne regardais pas vraiment, pas directement. J'avais alors l'impression que mon reflet frissonait, qu'il se teinté d'un halo bleu. Probablement un jeu de lumière, ou simplement mon imagination.

Un homme passa devant moi, le visage couvert d’un masque de renard. Il me salua d’un clin d’œil avant de disparaître dans la foule.
Une femme au masque de lune éclata de rire près d’une fontaine intérieure, une coupe à la main.

Et moi, au milieu, minuscule, un enfant de neuf ans, déguisé en… rien. Ou peut-être en moi-même.

— Reste en retrait, m’avait dit Salvatore. Observe.

Alors j’observai. Un peu déçu malgré tout de ne pas pouvoir me méler à la foule et enfin pouvoir profiter de cette parenthèse bien méritée.

Dans un recoin oublié, entre deux colonnes de marbre, que je le vis émerger de l'ombre.

Un homme. Silencieux. Immobile.

Il portait un masque blanc, d’une sobriété étrange. Et ses yeux, au travers des fentes, me regardaient sans ciller.

Un frisson me traversa. Il s'était raproché de moi, comme attiré par quelque chose. Il se pencha.

— Tu vois quelque chose à travers ton masque ? murmura-t-il.

Sa voix était douce. Grave. Fatiguée et joyeuse à la fois.

Je voulus répondre. Mais mes mots restèrent coincés. J'aurais juré voir briller mon reflet dans l'iris de ses yeux.

Il s’approcha encore un peu. Lentement.

Et sans un bruit, il ôta le sien.

Je le reconnus aussitôt. Pas grâce à son visage, que je ne connaissais que des tableaux… mais à cause de ce regard : perçant, bienveillant, rempli de questions.

Léonard de Vinci. Comme s’il m’attendait. Il jeta rapidement un regard par dessus mon épaule puis revint à moi comme s'il ne m'avait jamais quitté.

— Intéressant, souffla-t-il. Très intéressant…

Alors que mes yeux n’osaient plus quitter ceux de Léonard, une voix grave s’éleva derrière lui, rompant d’un trait net la bulle étrange dans laquelle nous venions d’entrer.

— Maestro ! Ludovico attend votre avis sur la fresque du vestibule nord. Il est… disons, curieux de savoir si le ciel a besoin de plus de bleu… ou moins de nuages.

Léonard détourna lentement le regard, sans se départir de son calme. Derrière lui se tenait un homme en tenue d’apparat, la quarantaine, le port altier et les cheveux lustrés comme ceux d’un faucon. Il portait un masque à demi levé, juste assez pour qu’on puisse y lire un sourire pincé.

— Galeazzo Sanseverino, murmura quelqu'un à mon oreille. Gendre du duc. Toujours là pour rappeler à Léonard qui paie les pinceaux.

Léonard inclina la tête, à peine. Son regard, une seconde encore, revint vers moi.

— Je reviendrai, dit-il simplement. Et je n’oublie pas ce que j’ai vu.

Puis il se détourna, entraîné à contrecœur par l’homme aux gants blancs. Sa silhouette s’éloigna entre les miroirs et les masques, avalée par le marbre et les murmures de la fête.

Je restai là, comme suspendu. Le cœur battant. Le garçon qui s'était glissé derière moi, lui, sifflota doucement. Il fit un pas en avant pour apparaître clairement à la lumière des torches. Une autre réalité m'attrapa soudain par la manche.

— Eh bien… c’est pas tous les jours qu’on tape dans l’œil du plus grand esprit du duché. Il t’a dit quelque chose ?

Je hochai la tête, sans parvenir à répondre. Une étincelle venait de s’allumer.

Il portait un costume doré trop grand pour lui, un masque de renard sur le visage… et un sourire qui dépassait largement les règles de bienséance de la soirée.

— T’as pas l’air d’avoir envie d’être là, toi.

Sa voix n’était ni moqueuse ni douce. Juste… vraie. Et franchement inattendue.

Je haussai les épaules sans répondre. Il me détailla un instant, puis leva son masque juste assez pour me montrer ses yeux.

Bleus. Très clairs. Et remplis d'une curiosité qui tranchait avec les dorures de la fête.

— Moi c’est Giulio, annonça-t-il. J’ai douze ans, j’ai déjà renversé une dame en robe trop large, j’ai failli voler une pâtisserie, et je suis à ça (il me montra l'espace entre son pouce et son indexe) d’être renvoyé du bal par un homme à moustache. Et toi ?

Je le regardai, interdit.

Puis, sans trop savoir pourquoi, son sourire me prit de court.

— Milo, répondis-je. Neuf ans. Je… j’essaie de comprendre ce que je fais ici.

Il éclata de rire.

— Parfait, on va bien s’entendre.

Il attrapa ma manche sans me demander et m'entraîna entre deux colonnes de marbre, dans un petit renfoncement caché par une tenture. De là, on pouvait voir la salle entière sans être vus.

— Viens. On observe. Les masques racontent plus que les visages. T’as jamais remarqué ?

Je ne répondis pas. Je regardai avec lui.

Pour la première fois depuis longtemps, je n’avais plus besoin de douter. Juste de rester là, à côté de ce garçon étrange, à scruter les miroirs et les masques.

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