Chapitre 13 : Une figue, un mensonge
Les jours suivants passèrent comme des rubans un peu défaits. Pas tristes, pas joyeux. Entre les deux. Un entre-deux flou, comme lorsque le soleil hésite à percer la brume.
Mais Giulio était revenu.
Sans prévenir. Sans frapper. Il était là, un matin, accoudé au muret du puits, un croissant aux figues dans une main, un clin d’œil dans l’autre.
— Tu vis dans un monastère ou quoi ? plaisanta-t-il. Pas un rire, pas un chahut, pas même une bêtise… Je suis venu réparer tout ça.
Je n’ai pas souri tout de suite. Mais quelque chose en moi a bougé. Comme une poussière de lumière dans un grenier trop longtemps fermé.
— T’as pas peur de Salvatore ? demandai-je.
— J’ai peur des grenouilles géantes, des couverts mal rangés, et de ma mère quand elle m'appelle par mon nom de bâpteme. Mais Salvatore ? Non. Il fait juste semblant d’être en pierre.
Il sortit de sa poche une petite toupie taillée dans du bois sombre.
— Cadeau. Elle tourne mieux si tu lui dis merci.
Je la pris, un peu surpris.
— Merci ?
— Voilà ! Elle tournera deux secondes de plus maintenant.
Il me regarda, sérieux.
— J’ai pas envie de te laisser tout seul, Milo. Pas dans ce genre d’endroit. Trop de gens qui parlent bas et pensent fort. T’as besoin d’un traducteur. Et je suis très bon en langage de palais.
— Et si Salvatore ne veut pas ?
Il haussa les épaules.
— Alors il râlera. Et moi, j’écouterai pas. Facile.
Je souris. Cette fois, vraiment.
— Tu paries combien qu’on peut grimper jusqu’au troisième palier sans se faire voir ?
— Zéro, parce qu’on va se faire attraper avant.
— Alors tu paries ?
— ...Évidemment.
Et nous voilà, deux garnements masqués derrière leur sérieux, à escalader une colonne de pierre, en retenant notre souffle pour ne pas rire. Giulio avançait comme un chat, moi comme un enfant prudent, mais rieur malgré moi.
Les jours s’étaient mis à battre un nouveau tempo. Moins de solitude. Plus de souffle. Entre les leçons du matin et les repas en silence, Giulio apparaissait. Parfois dans la cour, parfois à l’atelier, parfois juste là, avec un pain fourré et une histoire plus grande que lui.
On explorait les recoins oubliés du palais. On mimait les gardes, on tentait de comprendre les horloges solaires, on classait les statues selon leur degré de moustache.
Et moi… j’avais recommencé à rire. À m’asseoir sur les marches sans raison. À parler sans avoir peur de mal dire.
Mais Salvatore, lui, changeait de visage.
Un matin, alors que je recopiais une inscription antique, il s’était approché en silence, puis avait posé une main sur mon épaule.
— Tu as fait deux fautes, Milo.
— Ah… je…
— Et hier, tu avais oublié de noter le déplacement du cadran de midi. Et avant-hier, tu n’as pas repliéle parchemin dans le bon sens.
Je baissai la tête.
— Je suis désolé. Je… je crois que je me suis un peu emmêlé.
Il croisa les bras.
— Tu es moins concentré depuis cette fête. Moins… impliqué.
J’ouvris la bouche pour répondre, mais il m’interrompit d’un ton neutre.
— Je ne t’en veux pas. C’est naturel. Les distractions existent. Mais rappelle-toi que chaque minute ici compte. Ce que tu apprends… ce que tu oublies… tout a des conséquences.
Je hochai la tête, un peu penaud. Derrière lui, une silhouette passa en courant. Giulio. Qui me lança un clin d’œil avant de disparaître derrière une arche.
Salvatore, lui, ne souriait pas.
— Qui est cet enfant, exactement ? demanda-t-il, presque pour lui-même.
Je me figeai. Puis détournai les yeux.
— Un ami, répondis-je doucement.
Salvatore resta silencieux un long moment.
— Fais attention, Milo. Parfois, l’Histoire avance grâce aux amitiés… et parfois, elle en souffre.
Puis il tourna les talons.
Et je restai là, les doigts tachés d’encre, un mot en travers du cœur.
Les jours passaient, légers, un peu flous. Et si Giulio ramenanit de la lumière, une ombre persistait pourtant dans un coin du palais.
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Il faisait chaud, une chaleur lourde, presque collante. Dans l’atelier aux vitraux colorés, je recopiais une carte ancienne, le front perlé de sueur, quand une voix familière s’éleva dans le couloir.
— Tu appelles ça une table de travail, toi ? On dirait un nid à parchemins. Ou un piège à professeurs.
Je levai les yeux. Giulio ! Besace de cuir en bandoulière, sourire au coin des lèvres, les mains pleines de figues fraîches.
— J’en ai volé cinq. Quatre pour moi, une pour toi. Je suis un ami équitable.
Je souris malgré moi à son visage radieux.
- Tu sais que tu changes Milo ? Tu ris plus... mais tu regardes aussi plus souvent derrière toi.
Il s’approcha, me tendit trois de ses figues et observa la carte.
— C’est joli, ce truc. Mais tu t’es planté sur l’axe des vents. Nord-ouest, pas nord-nord-ouest. T’as inversé les chevrons.
Je clignai des yeux. Il avait raison. Je sortis ma plume pour corriger quand une ombre coupa la lumière derrière moi.
— Et vous êtes ?
Giulio se retourna lentement.
Salvatore se tenait là. Bras croisés. Regard dur.
Giulio ne perdit rien de son assurance. Il s’inclina exagérément, comme un acteur de la commedia dell’arte.
— Giulio, pour vous servir. Compagnon de promenade, testeur officiel de pâtisseries, correcteur de cartes en détresse.
— Et apprenti d’un peintre un peu trop célèbre, compléta Salvatore sans sourire.
Giulio haussa un sourcil, amusé.
— Oh, vous savez, il est surtout célèbre parce qu’on parle beaucoup de lui. Pas parce qu’il le cherche.
— Il parle de vous comme d’un élève prometteur, ajouta Salvatore, sa voix affûtée. Mais je ne me souviens pas qu’il vous ait présenté au palais.
— Peut-être parce qu’il pensait que le talent n’a pas besoin d’autorisation pour entrer quelque part, répondit Giulio en fixant Salvatore droit dans les yeux.
Le silence fut bref. Tendu. Le genre de silence où l’on entend les pierres du sol se demander si elles ne devraient pas s’éloigner, juste au cas où.
— Ce garçon est sous ma responsabilité, dit Salvatore en me désignant du menton. Je vous serais reconnaissant de ne plus troubler sa formation.
Giulio ne recula pas. Il posa sa figue sur la table avec lenteur, comme on pose un gant dans un duel.
— Moi aussi, je suis un apprenti, monsieur. Et je respecte les maîtres… tant qu’ils respectent la vérité.
Salvatore plissa les yeux.
— Et que savez-vous de la vérité, exactement ?
— Assez pour savoir qu’elle n’a pas toujours bonne presse. Et qu’on aime bien l’éloigner des enfants trop curieux.
Je crus un instant que Salvatore allait le renvoyer d’un geste. Mais il se contenta de désigner la porte.
— Dehors.
Giulio ne bougea pas tout de suite. Il me lança un regard. Pas triste, pas inquiet. Juste… solide.
— Je repasserai quand l’air sera plus respirable, Milo. À bientôt.
Et il sortit.
Salvatore resta un moment immobile. Puis, il se tourna vers moi, dans un mouvement plus froid que la pierre.
— Tu ne dois plus lui parler.
Je tentai de répondre, choqué.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’est pas ce qu’il semble être. Et son maître encore moins. Léonard de Vinci n’est pas un génie. C’est un voleur d’idées. Un homme qui s’est entouré de légendes pour mieux cacher ses trahisons. Il se joue de l’Histoire pour mieux s’y inscrire.
Je restai figé.
— Mais… pourquoi personne n'en parle, dans ce cas ? A mon époque, il est encore concidéré comme l'un des plus brillants artiste et inventeur que l'on ait connu !
— Parce que ceux qui savent se taisent. Par peur. Ou par intérêt... ou par lâcheté.
Il me fixa, plus intense que jamais.
— Je ne te laisserai pas tomber dans le piège de son éclat. Tu es plus important que tu ne le crois. Et lui… est plus dangereux qu’il n’y paraît.
Il sortit à son tour.
Je restai seul dans l’atelier. Le cœur battant. Les mains tremblantes.
Et je ne savais plus qui venait de me mentir.
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