Chapitre 14 : Les mots qu'on murmure
Il y a des choses qu’on entend sans les écouter.
Des phrases glissées entre deux portes, des regards trop appuyés, des soupirs qui ne veulent rien dire… mais qui finissent par résonner, quand le silence s’installe.
Depuis quelques jours, tout sonnait plus creux.
Salvatore parlait un peu moins. Ou un peu trop. Il avait ce ton-là, posé, calme, presque tendre… mais derrière chaque mot, on aurait cru entendre un autre mot, un mot caché.
Giulio ne revenait plus.
Il avait dit "à bientôt", mais ce bientôt s’étirait comme un fil trop tendu. J’avais attendu. Espéré. Chaque bruit de pas dans la cour me faisait lever les yeux. Chaque porte qui grinçait, chaque rire d’enfant me tirait un battement de cœur.
Mais non.
Personne.
Alors Salvatore avait rempli l’espace. Il m’avait proposé de nouveaux exercices, de nouvelles lectures. Il s’était montré plus doux, plus présent… presque comme au début.
Et puis, un soir, alors que nous étions assis dans la petite bibliothèque haute, entre les parchemins à demi effacés et les ombres qui dansaient aux murs, il avait lancé cette phrase. Une phrase qui semblait tout changer.
— Tu sais, Milo… il y a des noms qui brillent trop fort. Des noms comme des lampes. Et les gens, comme des papillons, s’y brûlent sans le savoir.
Je l’avais regardé, surpris.
Il tournait une page d’un vieux traité sur les proportions, le regard fixé ailleurs.
— Léonard de Vinci en fait partie.
Il marqua une pause. Puis, presque à voix basse :
— Tu devrais savoir qui il est… vraiment.
Je restai figé. Le nom de Léonard vibrait encore dans l’air, comme une corde frappée trop fort.
— Comment ça… vraiment ? demandai-je, à mi-voix.
Salvatore reposa le manuscrit, puis croisa lentement les doigts, comme s’il allait m’enseigner une vérité ancienne. Une vérité qu’on ne livre qu’à ceux qui sont prêts.
— On dit qu’il est un génie. Un inventeur. Un maître de la lumière et du trait. C’est ce qu’on dit, oui. Mais ce qu’on oublie de dire… c’est que la lumière, parfois, éblouit pour mieux cacher l’ombre.
Je fronçai les sourcils.
Il ne me regardait pas. Il parlait au feu. Ou à lui-même.
— Léonard… c’est un collectionneur. Pas de choses. De savoirs. D’idées. De secrets. Il les accumule, les tord, les signe de son nom. Ce qu’il n’a pas inventé, il l’a observé. Ce qu’il n’a pas observé, il l’a volé.
— Mais… personne ne dit ça, soufflai-je.
Il eut un rictus triste.
— Parce que ceux qui le pourraient n’ont pas la voix qu’il a. Parce que le pouvoir de Léonard, ce n’est pas son génie. C’est sa réputation. Son masque. Et les masques… tu as vu ce qu’ils font. Ils font danser ceux qui ne voient plus clair.
Je me recroquevillai légèrement sur ma chaise.
Il y avait dans sa voix une tristesse étrange. Pas une colère. Une forme de désillusion.
— Tu sais pourquoi il est ici, à Milan ? demanda-t-il soudain.
Je haussai les épaules.
— Il travaille pour Ludovico Sforza, non ?
— Il travaille… pour lui-même, Milo. Il va là où il peut manipuler. Il charme les puissants. Il s’installe dans leur palais, dessine leurs fêtes, peint leurs visages… et pendant ce temps, il glisse ses mains dans l’Histoire. Il change ce qui l’arrange. Il écrit ce qu’il veut qu’on retienne. Et les autres… disparaissent.
Je déglutis. L’image que j’avais de Léonard vacillait.
Mais une partie de moi résistait. Parce que ses yeux, dans la salle des miroirs, n’avaient rien volé. Ils avaient vu. Et il avait dit "je reviendrai".
— Tu ne l’aimes pas, murmurai-je.
Salvatore tourna enfin la tête vers moi.
— Je me méfie de lui. Et c’est pire. Parce qu’il est dangereux. Et parce que toi… tu l’écouterais. Tu lui ferais confiance. C’est ce qu’il veut. Il le fait avec tous ceux qu’il sent… précieux.
Je ne répondis pas.
Il se leva. Me posa une main sur l’épaule.
— Promets-moi de rester prudent. Ne crois pas tout ce que ce peintre te dira. Il a déjà volé des idées à des hommes bien plus brillants que lui. Il n’hésitera pas à te voler… toi aussi.
Puis il s’éloigna, me laissant seul au milieu des parchemins, avec cette phrase qui flottait encore dans ma tête :
Il n’hésitera pas à te voler… toi aussi.
Je restai là, longtemps, sans bouger. Les parchemins devant moi n’étaient plus que des lignes sans sens. Mon encrier avait débordé sans que je m’en aperçoive. Et dans ma tête, les mots de Salvatore se répétaient.
Il n’hésitera pas à te voler… toi aussi.
C’est alors que j’entendis des pas étouffés dans le couloir. Deux voix familières. Des valets, sans doute. Je ne voulais pas écouter. Mais je ne parvenais pas à me lever. Alors je restai là, l’oreille tendue malgré moi.
— …et ils ont installé des échafaudages tout le long du réfectoire, au couvent.
— Pour la fresque de Léonard, oui. Tu sais, celle qu’il prépare depuis des mois.
— Mmh. "Prépare", tu dis ? C’est drôle… Frère Anselmo racontait que l’idée initiale venait d’un vieux carnet de son ordre. Une scène de table. Douze personnages. Un repas.
— Et alors ? Léonard est pas obligé d’inventer chaque cuillère pour être un génie. C’est pas l’idée qui compte, c’est ce qu’il en fait.
— Peut-être. Mais ça fait plusieurs fois qu’on entend ça, non ? Une invention "empruntée", une inspiration "retravaillée". Toujours dans l’ombre.
— Tu vois des fantômes partout. Moi j’dis qu’il capte ce que les autres ne voient pas. Même les vieilles idées, il les éclaire différemment.
— Ou il les signe en bas, à sa manière, et c’est suffisant pour qu’on s’incline. Tu trouves ça juste ?
— Ce monde est-il juste ?
— Touché.
Un silence.
— Et puis entre nous, tu crois vraiment qu’on laisse un moine peindre une fresque dans le réfectoire du duc ?
— Non, c’est sûr… Mais ce n’est pas une raison pour tout lui attribuer non plus.
Leurs pas s’éloignèrent dans un murmure de balais sur les pierres.
Je ne bougeai toujours pas.
Il n’y avait ni preuve, ni accusation. Juste une conversation banale, entre deux hommes ordinaires. Et pourtant… quelque chose s’était insinué. Une hésitation. Une petite torsion dans ma confiance.
Peut-être rien.
Ou peut-être le genre de rien qui change tout.
Je ne savais pas si c’était vrai. Mais dans mon cœur, ça s’était fiché comme une écharde. Une petite piqûre de rien du tout… qui empêche de s’asseoir tranquille. Qui rend méfiant. Qui gratte juste assez pour qu’on se mette à douter de tout.
Et dans ce doute, Salvatore avait gagné un pas.
Je refermai doucement la porte de l’atelier.
Dehors, la nuit avait gagné du terrain. Le palais s’était apaisé, comme s’il retenait son souffle. À travers les vitres, les étoiles semblaient hésiter à briller. Même le vent s’était arrêté de chuchoter.
Je longeai les couloirs à pas feutrés, encore enveloppé des voix que je venais d’entendre. Des mots simples. Murmurés. Presque banals. Et pourtant…
Je ne savais plus ce que je devais penser.
Léonard… ce regard, cette voix, cette façon d’observer le monde comme s’il cherchait à le comprendre au lieu de le dominer… Est-ce qu’un homme comme ça pouvait vraiment être un imposteur ?
Mais si c’était vrai ?
Si tout ça… n’était qu’une mise en scène ?
J’arrivai dans ma chambre. Rien n’avait bougé. Mon lit, mon carnet, ma cape. Tout était à sa place. Et pourtant, tout semblait avoir changé.
Je m’assis sur les draps. Je fit tourner la toupie offerte par Giulio, doucement sur le sol, dans une lente spirale imparfaite. Je la fixai, hypnotisé. Elle vacillait. Hésitait. Puis finit par tomber sur le flanc.
Un soupir m’échappa. Je me laissai glisser sous la couverture, les mains croisées sur le ventre, les pensées emmêlées.
Ce soir-là, je ne trouvai pas le sommeil. Pas vraiment.
Mais je compris une chose : parfois, ce ne sont pas les cris qui font trembler un monde.
Ce sont les mots qu’on murmure, ceux qu'on laisse entrer sans trop y croire et qui finissent par réécrire nos vérités.
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