Chapitre 15 : L’envers du silence
Ce matin-là, Milan brillait comme un miroir lavé par la pluie.
Les pavés luisaient encore un peu, mais la lumière accrochait les murs comme des fanions de fête. Je marchais vite, sans courir, le cœur battant plus fort que d’habitude. J’avais quitté le palais d’un pas léger. Il y avait cette chose rare dans mes jambes, dans ma poitrine, dans mon souffle : une sorte d’élan. De joie simple. Chaque bruit me paraissait plus net, chaque odeur plus vive. Le pain grillé au loin. La sueur des chevaux. L’acidité du citron sur les étals.
Giulio m’avait donné rendez-vous près de la fontaine aux poissons, à l’angle des teinturiers. Le simple fait de savoir qu’il m’attendait me réchauffait jusqu’aux doigts.
Je traversai Milan sans me presser, le cœur gonflé de cette légèreté fragile qu’on a lorsqu’on se sent attendu. Le ciel était bas, mais l’air tiède. Dans la rue, les marchands repliaient leurs étals, les enfants jouaient aux osselets près des fontaines. Tout semblait baigné dans une lumière grise mais douce. Calme.
Je l’aperçus de loin, assis en équilibre sur le rebord, balançant les jambes comme un enfant désœuvré. Il me fit un grand geste, la main haute, comme s’il saluait un prince.
— T’es vivant ! J’ai failli écrire une chanson triste à ton sujet. Une ballade, même. En deux couplets et demi.
Je ris, sincèrement.
— J’ai failli faire graver une stèle à ton nom : "ici repose Giulio, disparu mystérieusement après un duel avec un cuisinier."
— C’était un pâtissier. Nuance. Et j’ai survécu.
Il descendit d’un bond et m’entraîna aussitôt vers les ruelles plus calmes.
— J’ai trouvé un endroit parfait. À l’abri des oreilles indiscrètes. Et des moustaches de Salvatore.
Je grimaçai un peu.
— Il ne parle plus beaucoup. Il regarde. Il soupire. Il se tait fort.
— C’est une spécialité d’adulte, ça. Le soupir passif-agressif. Ma mère le fait très bien aussi.
Nous rîmes ensemble, d’un rire qui faisait du bien. Il me tendit une figue sèche en guise de bienvenue. Puis une autre.
— Il te traite mal ? demanda-t-il après un moment, plus sérieux.
— Non… enfin… non, pas mal. Mais depuis quelque temps, j’ai l’impression qu’il ne me regarde plus de la même façon. Comme s’il attendait autre chose. Comme s’il voulait que je sois… quelqu’un d’autre.
Giulio haussa les épaules.
— Peut-être qu’il ne sait pas vraiment qui tu es. C’est souvent le problème des maîtres : ils confondent ce qu’ils veulent voir avec ce qui est là.
On se tut un moment.
La ruelle où il m’avait conduit débouchait sur une placette minuscule, bordée d’un vieux puits, avec un figuier maigre au centre. Un banc en pierre, un chat endormi, et le chant d’un merle au loin.
— Tu vois, ici, j’viens quand j’ai besoin d’y voir plus clair. Ou quand j’ai piqué trop de pruneaux.
Je souris.
— T’en fais souvent, des bêtises, toi ?
— Tout le temps. Mais jamais deux fois la même. C’est ma seule règle.
Il sortit une petite gourde de sa besace, me la tendit sans un mot. Je l’ouvris, curieux. L’odeur était étrange. Miel, herbes, peut-être une pointe de vinaigre.
— C’est quoi ?
— Une potion d’un moine botaniste. Il appelle ça "l’eau de vérité". Moi j’appelle ça "l’eau bizarre mais efficace".
Je souris et portai la gourde à mes lèvres.
— Tchin, lança-t-il en mimant un toast invisible.
Le goût était doux d’abord. Puis légèrement piquant. Un arrière-goût d’amande et de menthe. Pas mauvais. Mais étrange.
Je reposai la gourde. Mon regard s’égara vers les branches du figuier. Elles bougeaient à peine. Comme dans un rêve.
Et là, doucement, la lumière sembla basculer.
Rien de brutal. Juste un glissement. Comme si quelqu’un avait tourné le monde d’un cran. Les sons s’étouffèrent. Les couleurs se firent plus floues. Mon ventre se serra.
Je me tournai vers Giulio.
— Tu… tu l’as goûtée aussi, cette potion ?
Mais ma voix ne sortit pas comme je voulais. Elle traînait. Comme si mes mots avaient mis des bottes trop grandes.
Giulio ne répondit pas tout de suite.
Et son silence, soudain, pesa plus lourd que tout le reste.
Je me levai d’un bond, ou plutôt, je crus me lever. Mon corps ne suivait plus.
— Giulio… pourquoi tu me regardes comme ça ?
Il baissa les yeux.
— Pardonne-moi, Milo.
Le sol tourna. Ma gorge se ferma.
Et tout devint noir.
---
Je me réveillai sans comprendre.
Pas tout de suite. Pas entièrement.
C’était comme sortir d’un rêve flou, avec des morceaux de souvenirs accrochés aux paupières. Mon corps pesait une tonne. Mon crâne aussi. Et l’air autour de moi… collait.
Je sentais l’humidité. La pierre. Et quelque chose d’âcre.
Pas le bois ciré du palais. Pas les herbes de Bianca. Pas le feu réconfortant.
Je me redressai lentement, très lentement, comme si chaque geste devait d’abord passer par la brume. Mon dos craqua. Ma bouche était sèche, pâteuse. Un goût amer. Comme du vinaigre et du fer.
Je tâtonnai autour de moi. Une couverture rêche. Des murs froids. Une lampe à huile. Un seau vide. Une cave.
Je ne comprenais pas.
Puis… les souvenirs revinrent.
Giulio.
La figue.
La gourde.
Sa voix.
Son regard.
Et ce mot, suspendu dans l’air comme un couperet :
Pardonne-moi.
Je me figeai.
Un frisson me remonta l’échine, comme une lame lente.
Mon estomac se retourna. Pas de peur. De dégoût.
— Non…
Je me levai. Titubai. Me pris les pieds dans le tapis.
Il n’y avait pas de fenêtre. Pas d’issue visible. Juste une porte en bois, épaisse, verrouillée de l’extérieur.
Je frappai. Une fois. Deux.
Rien.
Je laissai mes mains glisser contre le mur, cherchant une explication.
Rien ne venait. Juste cette sensation poisseuse, cette lassitude immense. Comme si mon cœur avait pris l’eau.
Je me mis à tourner en rond.
Mes pensées aussi.
Il m’a trahi. Giulio.
Je revoyais son sourire. Ses yeux.
Leur sincérité. Leur malice. Leur lumière.
Tout était faux ? Depuis le début ?
Je m’assis. Puis me relevai aussitôt.
Pourquoi ? Pourquoi lui ? Pourquoi moi ?
Et surtout… pourquoi avais-je cru ?
J’étais censé être un Passeur. Un observateur. Un messager de vérité.
Pas un pion.
Et soudain, tout remonta.
La sacoche. L’homme. Le message.
Et si tout ça… n’avait jamais été “pour le bien” ?
Je me sentais idiot. Utilisé. Petit.
Un jouet dans les mains de gens plus grands.
Et plus menteurs.
Je me laissai glisser au sol, dos contre la porte. Les yeux brûlants, mais secs.
Pas de larmes. Pas encore. Juste cette douleur sourde. Comme une épine qu’on aurait laissée trop longtemps.
Je murmurais, sans m’en rendre compte.
— Salvatore avait raison…
Et cette pensée me glaça.
Parce qu’elle me faisait encore plus mal.
Si Salvatore avait raison… alors Giulio était un traître.
Mais si Salvatore mentait aussi…
Alors qui ? Qui croire ?
Je n’avais plus de repères. Plus de haut, plus de bas.
Juste des morceaux éparpillés.
Et cette envie, cette colère, cette tristesse, cette honte, ce vide.
Je frappai le mur de mon poing. Pas fort. Juste assez pour sentir quelque chose.
Juste assez pour ne pas disparaître.
Et c’est alors que la serrure tourna.
Un cliquetis. Doux. Précis.
La porte s’ouvrit.
Et dans l’encadrement… deux silhouettes.
La première, grande, familière, silhouette d’homme, les bras croisés, le regard calme.
Léonard.
La seconde… plus fine. Plus jeune.
Giulio.
Je me levai d’un bond. Mon cœur explosa.
— TOI ! hurlais-je, la voix déchirée.
Toi… je t’ai fait confiance !
Tu m’as… tu m’as donné ça, tu m’as… laissé là, comme un sac, comme une chose !
Giulio ouvrit la bouche. Mais rien ne sortit.
Je fis un pas en avant.
— T’étais mon ami, Giulio. Mon seul ami ici. Et tu m’as drogué ? Pour m’enfermer dans un caveau ? C’est ça, ta vérité ?!
Léonard leva une main. Doucement.
— Milo. Écoute. Ce n’est pas ce que tu crois.
Je fis un geste furieux.
— Ça ne l’est jamais, ce que je crois ! Et pourtant… à chaque fois, c’est moi qui me retrouve avec la bouche pâteuse, les mains vides et le cœur cassé !
Giulio s’avança enfin. Il enleva lentement sa besace. La posa à ses pieds.
— Je suis désolé, Milo. Je ne voulais pas te faire de mal.
Mais il fallait… que tu sois loin.
Juste le temps qu’on puisse t’expliquer.
Je le fixai. Haletant.
Et je répondis, d’une voix glacée :
— Alors vas-y. Explique.
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