Chapitre 16 : Tu peux encore réparer
Je finis par m’asseoir. Lentement. Pas pour lui faire plaisir.
Juste parce que mes jambes tremblaient.
Léonard ne parla pas tout de suite. Il se tenait debout, les mains dans le dos, les yeux rivés sur une pierre du mur, comme si elle contenait un souvenir.
- Milo, avant de commencer, j'aurais un service à te demander. Accepterais-tu de me permettre de te raconter toute l'histoire, en une seule fois, sans m'interrompre ?
Je hochais la tête, même si la colère me faisait encore bouillir de l'intérieur.
Alors il commença, d’une voix posée, grave, presque chuchotée.
— On dit souvent que la bibliothèque d’Alexandrie a disparu dans un incendie.
C’est en tout cas ce que racontent les livres. Ce qu’on enseigne dans les écoles.
Mais ce n’est pas toute l’histoire, Milo. Ce n’est… qu'un épilogue.
Un point final posé après avoir effacé les chapitres les plus précieux.
Il s’approcha du feu. Sa silhouette projetait une ombre immense sur les murs.
— À l’origine, il n’y avait pas de factions. Pas de guerre de l’ombre.
Juste un groupe d’hommes et de femmes, venus de toutes les terres, de toutes les cultures.
Ils s’appelaient les Passeurs. La confrérie des Passeurs d'Histoire.
Ils ne dirigeaient rien. Ne régnaient sur personne. Mais ils savaient lire les lignes entre les lignes.
Et leur mission… était simple. Préserver.
Il se tourna vers moi, les yeux pleins d’une lumière ancienne.
— Préserver les récits, les objets, les traces.
Pas pour les contrôler. Pas pour les transformer.
Mais pour qu’ils vivent. Pour que ceux qui viendraient après nous puissent choisir… en connaissance de cause. Nous étions les gardiens des souvenirs de l'Histoire.
Il marqua une pause. Les flammes se mirent à danser plus haut, comme si elles sentaient l’importance de ses mots.
— Pendant des siècles, ils ont veillé. En retrait.
Ils ont dissimulé des manuscrits dans des grottes oubliées.
Sauvé des langues en les cousant dans des tissus.
Gravé des cartes sur des coquilles d’œufs, dissimulées dans des tombeaux.
Je l’écoutais, peu à peu apaisé par ses mots, mais aussi fasciné.
— Mais un jour, tout a changé. Certains parmi eux ont cessé de croire à la neutralité.
Ils se sont mis à penser que l’Histoire ne devait pas seulement être conservée… mais corrigée, modifiée.
Il se pencha, ramassa une poignée de cendres, les laissa couler entre ses doigts.
— Pour eux, certaines vérités étaient dangereuses. Des idées trop avancées. Des voix trop fortes. Des peuples trop libres. Ils ont commencé à… filtrer. À effacer. D’abord des erreurs, disaient-ils. Puis des détails. Puis des noms.
Je sentis un froid glisser le long de ma nuque, je frissonais. Leonardo me tendit une couverture en silence puis poursuivi.
— Et quand la bibliothèque d’Alexandrie est devenue un symbole trop éclatant, trop incontrôlable…ils décidèrent qu'il était temps d'agir. Ils entamèrent alors une grande purge, pour nettoyer l'Histoire de ce qui l'empêchait d'évoluer.
En cherchant à supprimer des pans entiers de l'Histoire du monde, des découvertes majeures et des avancées scientifiques révolutionnaire, ils profannaient ce lieu sacré pour la confrérie.
Alertés un peu tard par les scribes de la bibliothèque, les Passeurs vinrent défendre ce qu'ils estimaient être l'un des plus beau trésor de l'humanité. L'odeur de papier brûlé se mêlait aux cris, aux chocs, aux pas fuyants dans les couloirs.
Une grande bataille s'ensuivit. Les Passeurs luttèrent avec la force du désespoirs de voir tous ces ouvrages détruits. Les autres eux étaient alimentés par la haine et la cupidité. Acculés dans un couloir sans issus, les Passeurs se retrouvèrent submergés par le nombre et subirent de très lourdes pertes. Enhardis par cette victoire, il renoncèrent au tri des ouvrages avant d'entamer leur autodafé*.
Ils brûlèrent absolument tout. jusqu'à ce qu'il ne reste plus que le silence et de la poussière.
Sa voix était redevenue très basse. Presque brisée.
— Ce n’était pas une tragédie aveugle. C’était un acte fondateur.
La naissance de ce qu’ils sont devenus : Chronumbra.
L’Ombre du Temps.
Je serrai les poings.
— Depuis ce jour, ils avancent dans les marges.
Ils réécrivent. Déroutent. Suppriment.
Ils ont glissé des erreurs dans les copies.
Changé des dates. Inventé des héros. Détruit des preuves.
Ils ne veulent pas que le monde comprenne.
Ils veulent qu’il retienne ce qu’ils choisissent.
Léonard s’approcha lentement.
— Tu n’as rien vu encore.
Mais ils sont partout.
Dans les archives secrètes de la Cité du Vatican.
Sous les pierres du Parthénon.
Dans les annotations des grands cartographes.
Ils codent. Ils simplifient. Ils nettoient l’Histoire… comme on nettoie une blessure.
Mais ce qu’ils appellent infection… c’est souvent la vérité.
Je murmurai, d’une voix blanche :
— Et Salvatore… il en fait partie ?
Léonard baissa les yeux.
— Salvatore a été formé par eux. Il y a cru. Peut-être… y croit-il encore.
Mais ce que tu dois comprendre, Milo…
C’est qu’il n’est pas méchant. Il est convaincu.
Convaincu que l’Histoire est trop fragile pour être laissée au hasard.
Convaincu qu’il vaut mieux choisir une version… que laisser les Hommes penser par eux-mêmes. Ils ont effacé des révoltes, transformé des resistants en traître, des inventeurs en fous. Ils ont changé les fins des histoires. Et parfois... les débuts aussi.
Il s’assit enfin, face à moi.
- Tu ne t'en rends peut-être pas compte, Milo, mais tu as déjà été utilisé pour plusieurs de leurs manipulations.
Je baissai les yeux pennaud.
— Le marché de la soie ? C’était un levier. Pour affamer un quartier et en renforcer un autre.
Le Duomo ? Un point d’ancrage mystique, où ils voulaient sceller leur passage.
Et ce message que tu as glissé dans la sacoche ?
Il a déclenché une série d’événements que tu n’imagines même pas.
Je me recroquevillai. Tout en moi vibrait d’un écho douloureux.
— Alors je suis responsable ?
— Tu es un Passeur, Milo.
Et un Passeur… apprend en tombant.
Mais aujourd’hui, tu sais.
Il sortit de sa poche une petite pierre polie, gravée d’un symbole spiralé. Je le reconnus : celui de mon médaillon.
— L’Entrela, dit-il.
C’est le nom de notre sanctuaire. C'est là que l'Histoire est préservée et que nous luttons jour après jour pour garantir qu'elle puisse suivre son cours naturel sans intervention ou manipulation.
Nous ne voulons pas changer l’Histoire. Nous voulons l’écouter. La comprendre. L’aimer, dans toutes ses cicatrices.
Il tendit la pierre vers moi.
— Tu n’as rien à prouver.
Mais si tu veux faire partie de ceux qui veillent…
Alors c’est à toi de choisir.
Je fixai la spirale, les mains moites.
Et au fond de moi, une voix timide… murmurait enfin :
Tu peux encore réparer.
*autodafé : Désigne la destruction rituelle de livre ou d'écrits par le feu.
Annotations
Versions