Chapitre 17 : Dans les cendres d'un songe, là où fini la colère

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Je m’éveillai doucement, comme on revient d’un rêve trop dense.

Le silence de la pièce n’était pas vide. Il était habité. Par les craquements du feu, par une odeur de cire chaude, par ce léger souffle qui accompagne les lieux pleins de mémoire.

Je ne savais pas depuis combien de temps j’étais là. Mon corps me paraissait lourd, mes bras cotonneux, mon cœur… presque vide. Comme si on m’avait essoré de l’intérieur.

Tout était calme. Trop calme, peut-être.

Mais c’était un calme nouveau. Pas celui qui précède le danger.

Plutôt celui qu’on trouve après. Quand plus rien ne bouge, sauf ce qu’il y a en nous.

Je clignai des yeux.

Le plafond était bas, voûté. Les pierres suintaient une lumière orangée, adoucie par les flammes d’un brasero en pierre. Des tentures épaisses couvraient les murs. Un tapis aux motifs effacés s’étalait sous mes pieds. Et près de moi… Giulio.

Il dormait, roulé dans une couverture, la bouche entrouverte, les cheveux en bataille comme un chat tombé du grenier.

Son visage avait retrouvé l'aspect de celui d’un enfant. Pas d’un messager. Pas d’un éclaireur. Pas d’un traître ou d’un sauveur. Juste un garçon, mon ami, assoupi.

J’eus envie de le réveiller. De le secouer. De le remercier. De lui en vouloir. Tout à la fois.

Mais je ne bougeai pas.

Je n’avais plus assez de force pour faire semblant. Ni pour crier. Ni pour pleurer.

Je me contentai d’exister.

C’était étrange, cette sensation.

Comme si j’étais resté longtemps sous l’eau, et que je venais juste de remonter à la surface.

Et que maintenant… je ne savais plus trop quoi faire de l’air.

Mes yeux glissèrent sur la pièce.

Quelqu’un avait pris le temps d’enlever mes chaussures. De replier un manteau sous ma nuque.

Sur une petite table en bois, un pichet fumait doucement à côté d’un bol.

Je m’en approchai à pas feutrés.

Du lait chaud au miel.

Je ne savais pas qui avait pensé à ça. Mais ce fut comme une caresse invisible, donnée dans un moment de grand désarrois.

Je bus à petites gorgées.

Et pour la première fois depuis des jours… je n’avais plus peur. Pas vraiment.

Pas de la même façon.

Ce n’était plus l’inquiétude qui griffe.

C’était celle qui pèse. Qui attend. Qui s’allonge au fond de soi et qui dit :

« Maintenant, tu sais. On fait quoi ? »

Je posai le bol.

Et je m’assis par terre, dos contre le mur, les genoux repliés.

J’étais encore moi.

Mais quelque chose avait changé.

Comme si l’enfance venait de se fendre d’une ligne discrète, à peine visible.

Un premier fil, tendu entre l’avant et l’après.

Juste cette fatigue douce. Celle qui vient après l’orage.

Celle qui ne demande rien. Sauf un peu de silence.

— Tu comptes rester muet jusqu’à demain ou t’as juste oublié comment on parle ?

Sa voix fendit le silence comme un fil craque dans la nuit.

Je ne répondis pas. Je le regardai s’étirer sous la couverture, encore froissé de sommeil, les cheveux en bataille et les yeux plissés par la lumière du feu.

— Parce que si tu veux, j’ai un manuel. « Comment parler à un garçon qu’on a trahi sans tout gâcher encore plus ». Il est imaginaire… mais je suis prêt à l’improviser, ajouta-t-il en se grattant l’oreille.

Je détournai les yeux, concentré sur le bord de ma tasse. Le lait avait tiédi. Je n’avais plus très envie de boire.

— Milo…

Il s’était approché. À mi-chemin entre l’envie de faire rire et celle de disparaître.

Je ne levai pas les yeux.

— Tu savais ? demandai-je enfin, dans un souffle.

Il s’arrêta net. Il comprit la question. Pas besoin d’expliquer.

— Non. Pas vraiment. J’avais des doutes. Mais… je voulais croire que c’était juste un jeu. Que Léonard me testait. Que toi, tu comprendrais après. Que je pourrais t’expliquer. Que…

Il s’arrêta. Se laissa tomber à côté de moi, sans grâce, en croisant les bras autour de ses genoux.

— J’ai été lâche. Voilà. Je me suis dit que si je disais rien, ça irait. Que tu m’en voudrais un peu, mais que tu finirais par comprendre. C’était plus facile que d’affronter ta colère.

Je le fixai. Longtemps. Il baissa les yeux.

— Tu t’es comporté comme un adulte, dis-je d’une voix basse.

Il leva la tête, surpris.

— C’est pas un compliment.

Un silence.

— Tu m’as trahi, Giulio.

— Je sais.

— Tu m’as endormi. Livré à des gens que je connaissais pas. J’ai cru que j’étais tombé dans un piège. Que Salvatore avait raison. Que t’étais juste… un outil.

Il inspira. Son visage s’était fermé. Mais ses yeux, eux, restaient ouverts. Authentiques.

— C’est ce que j’ai été. Un outil. Et un idiot.

Il secoua la tête.

— J’ai jamais eu beaucoup d’amis, Milo. Des copains, oui. Pour rire, pour voler des figues, pour se cacher sous une table. Mais pas quelqu’un à qui j’aurais confié mes peurs. Pas avant toi.

Je sentis quelque chose me serrer le ventre.

— Alors quand Léonard m’a dit qu’il avait besoin de t’éloigner de Salvatore, j’ai voulu croire que c’était pour ton bien. Que c’était justifié. Que t’étais prêt. Mais j’ai pas pensé à toi. À ce que t’allais ressentir. À la peur. À la solitude. J’ai été… bête.

Il ne pleurait pas. Il n’en avait pas besoin. Sa voix tremblait assez.

Je posai lentement ma tasse. Puis je m’assis en tailleur face à lui.

— Tu aurais pu me parler.

— Je sais.

— Tu aurais dû.

— Je sais.

Je le regardai, droit dans les yeux.

— Je ne sais pas si je te pardonne.

Il acquiesça. Lentement.

— Tu n’as pas à le faire. Pas tout de suite. Peut-être jamais.

Je passai une main dans mes cheveux, sans le quitter des yeux.

— Mais je veux te croire quand tu dis que t’as eu peur. Et que t’as choisi la facilité.

Un silence. Puis, à voix basse :

— Parce que moi aussi, j’ai eu peur.

Il releva la tête. Je continuai :

— Peur d’avoir été manipulé depuis le début. Peur d’avoir été un pion. Peur d’avoir trahi l’Histoire en croyant la protéger.

Il hocha la tête. Puis, très doucement, il tendit la main.

Je la regardai. Une main de garçon. Un peu sale, un peu tremblante, un peu cabossée.

Je finis par tendre la mienne.

Pas pour oublier.

Mais pour reconstruire.

Nos doigts se touchèrent.

— Alors… on fait quoi maintenant ? murmura-t-il.

Je haussai les épaules.

— On écoute. On apprend. On doute. Et… on reste ensemble.

Il souffla un petit rire.

— C’est un bon début.

Je regardai le feu. Et pour la première fois depuis longtemps, il ne me faisait plus peur. Il ne brûlait pas. Il réchauffait.

Un petit morceau de confiance venait de renaître. Pas un miracle. Juste une étincelle.

Mais parfois, une étincelle suffit.

— Vous avez l’air de conspirateurs en pause, lança une voix calme derrière nous.

Giulio sursauta à moitié. Moi aussi.

Léonard se tenait dans l’embrasure, les bras croisés, adossé au chambranle de la porte. Il ne souriait pas, mais une lueur douce flottait dans ses yeux.

— Je peux entrer ? demanda-t-il.

— C’est… chez vous, non ? bredouilla Giulio.

— Peut-être. Mais les vraies maisons sont celles où les gens vous laissent entrer, pas celles où on a les clés, répondit-il tranquillement.

Il s’approcha et s’assit en tailleur face à nous, comme s’il avait toujours été là.

Un silence. Pas gênant. Juste… ample.

— Tu vas mieux, Milo ? demanda-t-il.

Je hochai la tête.

— J’ai eu peur. Je crois que je suis encore en train de… recoller les morceaux.

Il acquiesça.

— C’est normal. Ce que tu as vécu secouerait même un cœur plus âgé que le tien.

Puis, il sortit de la poche de sa tunique un petit objet. Un miroir, de forme ovale, cerclé de cuivre terni. Il le posa entre nous.

  • Je le reconnais ce mirroir ! Il était au palais !

— Ce miroir… c’est lui qui m’a révélé ta présence.

Je fronçai les sourcils.

— À la fête ?

— Oui. Je ne t’avais pas vu avant. Pas vraiment. J’avais senti des choses étranges. Des signes… masqués. Comme si ton aura cherchait à se cacher. Mais ce miroir, lui, ne ment pas.

Il tourna doucement l’objet du bout des doigts.

— Il ne montre pas les visages. Il reflète les âmes. Et lorsqu’un Passeur regarde un autre Passeur dans ce miroir, il voit… une lumière. Une spirale. Une forme ancienne, unique à chacun. La tienne était là. Vive. Incontrôlée. Les Passeurs sont dotés d'une vibration spéciale, ils dénotent du commun des mortel. Et la tienne, Milo est particulièrement spéctaculaire.

Giulio observait, bouche entrouverte.

— Mais pourquoi vous ne l’avez pas vue plus tôt ? demanda-t-il.

Léonard leva les yeux vers lui, puis vers moi.

— Parce que quelqu’un a brouillé les pistes. Volontairement. Une sorte de voile posé entre toi et moi, Milo. Pas assez fort pour t’effacer… mais suffisant pour me faire douter. Pour retarder le moment de te voir vraiment.

Je baissai les yeux.

— Salvatore.

Il ne répondit pas tout de suite. Puis hocha la tête.

— C’est probable. Il sait comment dissimuler. Il connaît les anciens rituels. Il sait t’enseigner, te guider, mais aussi… te cacher.

Je sentis une brûlure remonter en moi. Mélange de tristesse, de colère et de trahison.

— Il a voulu me détourner, il a peur que je choisisse, soufflai-je.

— Oui, confirma Léonard. Il a peur que tu voies autre chose que son chemin. Que tu rencontres des voix qui ne chantent pas la même histoire. Il t’aime à sa manière, Milo. Mais sa peur… parle plus fort que sa confiance.

Je serrai les dents un instant, puis finis par souffler, la gorge serrée :

— Il m’a dit des choses… sur vous.

Léonard ne répondit pas, mais son regard s'attarda sur le feu.

— Il a dit que vous étiez un voleur. Que vous voliez les idées des autres. Que vous manipuliez les gens pour briller à leur place.

Je marquai une pause. Les mots m’écorchaient encore.

— Et que vous aviez trahi les vôtres. Que vous étiez du mauvais côté.

Léonard inspira profondément. Il ne sembla ni surpris, ni offensé. Juste… triste.

— Salvatore a connu bien des désillusions. Certaines que je comprends. D’autres que je regrette. Il a vu des hommes dévorés par l’orgueil. Il a vu la vérité travestie, utilisée comme une arme. Alors il s’est mis à douter de tout… y compris de moi.

Il me regarda droit dans les yeux.

— Oui, j’ai parfois repris des idées venues d’autres. Mais je les ai toujours reconnues. Je les ai mises en lumière. Pas pour m’en vanter. Pour les sauver de l’oubli. Pour qu’on n’efface pas ceux qui les ont pensées.

Il baissa la voix.

— Ce n’est pas moi qu’il vise, Milo. C’est ce que je représente. Le doute. L’indépendance. Le choix.

Je restai figé, le cœur lourd.

— Alors… il m’a menti ?

— Non. Il t’a raconté ce qu’il croit être vrai. C’est plus dangereux encore. Mais c’est aussi ce qui le rend humain.

Il tendit la main, la paume ouverte, sans rien forcer.

— Ce n’est pas en choisissant entre deux versions qu’on devient Passeur. C’est en acceptant qu’elles existent… et en gardant les yeux ouverts.

Je me renfonçais dans mon siège, muet et un peu perdu.

Giulio serra les poings.

— Et maintenant ? On fait quoi ?

Léonard nous regarda, l’un après l’autre.

— On tisse. On tisse doucement des liens, des choix, des actes. On ne détruit pas Salvatore. On ne nie pas ton passé. On accepte. On doute. On avance.

Il se pencha vers le miroir, puis le referma avec un petit clic.

— Ce n’est pas un pouvoir, Milo. C’est un rappel. Tu es ce que tu choisis de faire avec ce que tu sais.

Je restai silencieux.

Puis, à voix basse :

— Et si je ne suis pas assez fort ?

Léonard sourit enfin. Un sourire doux. Immense.

— Alors tu apprendras à l’être.

Giulio s’était éloigné un moment, le temps de rapporter un pain encore tiède et deux pommes tachées. Nous étions restés là, côte à côte, assis sur le bord d’une marche usée, comme deux voyageurs un peu cabossés, partageant un silence qui ne pesait pas.

Je grignotais distraitement un morceau de mie, les yeux rivés sur les flammes vacillantes. Léonard écrivait sur un rouleau de parchemin, concentré, le front plissé par la lumière.

— Il a dit des choses sur moi, hein ? demanda Giulio soudain, sans me regarder.

Je hochai lentement la tête.

— Il m’a dit que tu n’étais pas celui que tu prétendais être. Qu’il fallait me méfier. Que Léonard… n’était pas un homme digne de confiance. Qu’il volait les idées des autres. Qu’il manipulait.

Un silence. Puis un rire triste, presque sans air.

— C’est drôle. C’est exactement ce qu’ils font, eux. Et ils ont peur qu’on les regarde trop longtemps. Alors ils brouillent les miroirs.

Je tournai la tête vers lui. Il fixait le feu, les yeux brillants mais secs.

— Pourquoi t’es pas venu me chercher plus tôt ? Pourquoi t’as laissé Salvatore me raconter tout ça ?

Il inspira profondément.

— Parce qu’on ne savait pas si tu voulais entendre une autre version. Léonard disait qu’il fallait attendre. Que tu devais choisir par toi-même. Moi… moi j’aurais voulu te parler dès le début. Mais on a eu peur de te perdre.

Je déglutis, les dents serrées.

— J’ai cru que tu m’avais trahi. Que t’étais comme eux. Tu comprends ça ?

Il hocha la tête.

— J’aurais cru pareil. Mais tu sais quoi ? Si j’avais dû boire un truc louche avec n’importe qui dans cette ville… j’aurais préféré que ce soit avec toi.

Je soufflai un rire. Léger. Vraiment léger.

— T’es bizarre.

— Merci, toi aussi.

Un nouveau silence. Mais cette fois, il avait une couleur plus claire.

Léonard s’approcha, déroulant un parchemin constellé de schémas.

— Je sais que tout ça est beaucoup, Milo. Mais tu tiens bon. Et c’est ça, la force d’un vrai Passeur. Rester debout, même quand le monde s’écroule à moitié.

Il me tendit le rouleau.

— Voici ce que nous savons pour l’instant. Des noms. Des lieux. Des interférences de Chronumbra.

Je pris le parchemin, le regard embué.

— Et maintenant ?

— Maintenant, tu choisis, dit Léonard simplement. Tu peux rester. Tu peux repartir. Tu peux fuir, te relever ou rentrer chez toi.

une main sur mon épaule.

Je restai figé, les yeux rivés sur les flammes. L’idée de "rentrer chez moi" me frappa en plein ventre. Chez moi. Mais c’était où, maintenant ? La chambre au-dessus du salon de maman ? Celle au palais ? Cette cave étrange où l’on m’avait dit la vérité ?

Je n’avais pas de réponse. Juste une chose, là, au fond : je n’étais plus exactement celui que j’étais. Et peut-être que fuir ne suffisait plus. Peut-être qu’il fallait choisir… avec tout ce que ça voulait dire.

Je pris une grande inspiration.

— Je crois que je vais rester un peu. J'ai besoin de comprendre.

Léonard inclina doucement la tête, comme un maître approuvant un trait de pinceau discret mais juste.

— Tu es plus prêt que tu ne le crois.

Giulio bondit sur ses pieds, théâtral.

— Parfait ! Tu restes. On va pouvoir continuer nos missions secrètes d’observation de nobles ridicules et de pâtisseries abandonnées.

Je ris. Pour de vrai.

Je pris sa main.

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