Chapitre 18 : Le repos des Histoires éternelles

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Le feu crépitait encore doucement.

Je n’avais pas bougé depuis de longues minutes. Ma colère s’était tue. Mais une drôle de gravité flottait encore autour de moi, comme une poussière qu’on ne parvient pas à chasser.

Léonardo s’était relevé. Il allait et venait, les mains croisées dans le dos, son regard perdu dans des pensées que lui seul semblait comprendre.

Puis il s’arrêta net, et s’adressa à moi d’une voix douce, presque confidentielle :

— Il est une chose que je voudrais te montrer avant que tu ne retournes au palais.

Je levai les yeux, surpris.

— Encore une révélation ?

Un mince sourire traversa le visage de Léonardo.

— Non, pas cette fois. Pas une révélation. Une respiration.

Il s’agenouilla devant l’âtre, glissa une pierre plate sous la cendre et la souleva délicatement.

Dessous, une lumière pâle filtrait, comme si le sol lui-même portait un cœur lumineux.

— Tu ne pourras y rester longtemps. L’endroit ne s’ouvre que rarement… et pas pour n’importe qui.

— C’est dangereux ?

— Non. Mais c’est exigeant. Ce que tu y verras n’obéit pas aux règles du monde. Ni aux horloges. Ni aux mensonges.

Il se redressa et tendit la main à l’enfant.

— Tu as traversé la colère, Milo. Le doute, la chute, la vérité.

Maintenant… tu dois rencontrer l’Histoire.

J'hésitai. Puis je glissai ma main dans celle du peintre.

— Comment s’appelle cet endroit ?

— L’Entrela. Là où convergent les fils du passé. Là où vivent encore les récits oubliés. Là où tout commence… et recommence.

Un dernier regard entre nous.

Un battement suspendu.

Puis, sans bruit, le sol se déroba sous nos pieds.

Et je basculai.

---

Je n’ai pas chuté.

Je n’ai pas volé non plus.

J’ai… glissé, comme on passe d'une page à l'autre.

Comme si le monde avait cessé d’être solide. Comme si l’air était devenu liquide.

Puis, doucement, mes pieds ont touché quelque chose.

Pas un sol.

Une surface douce, un peu chaude… comme une page.

Une page immense, qui vibrait sous mes chaussures.

Autour de moi, pas de murs. Pas de plafond.

Juste… le silence.

Mais un silence qui parlait.

Un silence rempli de souvenirs, de rires très anciens, de noms que je ne connaissais pas mais que mon cœur reconnaissait.

J’ai levé les yeux. Et j’ai compris que je n’étais plus nulle part… ou peut-être partout.

Des bibliothèques remplissaient l'espace à perte de vue, et pourtant, au dessus d'elles, un vide absolue donnait l'impression de fixer le néant de l'espace. Le vrai espace, celui qu'on trouve au-delà de l'atmosphère terrestre. J'avais l'impression de pouvoir observer d'ici la naissance et la mort de chaque étoiles de l'univers.

C'était vertigineux.

Des arches se dessinaient, puis disparaissaient.

Des livres tournaient autour de moi, comme des lucioles qui auraient appris à lire.

Et au centre… il y avait un arbre.

Un arbre gigantesque, dont les branches étaient faites de fils tressés, comme si on avait noué ensemble toutes les histoires du monde.

Ses feuilles étaient des mots. Ou des pensées. Ou des souvenirs. Elles changeaient sans cesse, comme si elles respiraient.

Je m'approchai.

J’aurais dû avoir peur. Mais non.

J’étais calme. C’était étrange. Calme et plein d’une émotion que je ne connaissais pas encore.

Sous l’arbre, il y avait quelqu’un.

Une femme peut-être. Ou une vieille enfant. Ou juste… une présence. Elle me souri. Puis elle s’envola en mille morceaux de papier.

J’étais seul.

Et pourtant, jamais je ne m’étais senti aussi accompagné.

Chaque seconde passée ici me remplissait un peu plus.

De curiosité.

De vertige.

D’un drôle de sentiment que je n’avais jamais vraiment eu… comme si tout ce qui m’avait toujours manqué, sans que je le sache, était là. Juste là.

C’était l’Entrela.

Et je comprenais enfin.

C’était un lieu… mais aussi une mémoire. Un refuge.

Un endroit hors du temps, où l’Histoire venait se reposer.

Et où les Passeurs venaient se souvenir.

En saisissant les livres qui virevoltaient, on était assaillit d'images venus d'un autre temps, nous imergeant totalement dans l'atmosphère de ce monde aujour'hui disparut.

Je m’apprêtais à refermer le carnet que je tenais dans mes mains quand une lumière douce se mit à pulser tout près.

Un autre livre venait d’apparaître. Plus petit encore. Relié de cuir brun, usé comme une peluche trop câlinée.

Il tremblait un peu. Comme s’il hésitait.

Je tendis la main.

Et cette fois, ce ne furent pas des images d’un autre temps.

Mais les miennes.

Je me vis. Tout petit. Un bébé aux joues rebondies, emmitouflé dans une couverture à pois bleus.

Maman me tenait dans ses bras. Ses cheveux en bataille, un sourire fatigué sur le visage, les yeux brillants de quelque chose que je ne comprenais pas encore.

Elle me regardait. Comme si j’étais le seul être au monde.

Et puis, doucement, elle se mit à chanter.

Pas une berceuse. Pas vraiment.

Plutôt une sorte de chanson parlée, qu’elle improvisait en me caressant le front.

Tu n’es pas obligé d’être fort, mon Milo

Tu n’as pas besoin de tout comprendre

Aime ce que tu fais

Et aime très fort ceux que tu choisis

Mon ventre s’etait noué d’un coup.

J’avais oublié cette scène.

Ou plutôt, je croyais ne jamais l’avoir vraiment mémorisée.

Mais l’Entrela, lui…

Il l’avait gardée.

La lumière vacilla. Un dernier éclat.

Maman qui m’embrasse le front. Et puis, le noir.

Je restai là, sans bouger.

La gorge serrée. Les poings fermés.

Pas de larmes.

Mais une chaleur.

Un truc qu’on n'apprend nul part. Pas dans les missions, pas dans les livres ni à l'école.

Quelque chose qui vient de loin, mais qui reste.

Quelque chose qui ne peut naitre que dans le coeur d'un parent.

Quelque chose qui dit : “Tu comptes pour moi, je t'aimerai éternellement, quoi qu'il arrive.”

Je ne sais pas combien de temps je suis resté là.

Il n’y avait plus de minutes. Plus de battements.

Juste ce silence vibrant, comme un cœur trop ancien pour battre encore, mais trop vivant pour s’éteindre.

Puis j’ai entendu un pas derrière moi.

Léonard était revenu. Il ne m’a pas parlé tout de suite. Il s’est contenté de s’asseoir à côté de moi, en tailleur, ses mains posées sur ses genoux. Comme s’il avait, lui aussi, besoin de rester un peu.

— Je ne viens ici que rarement, murmura-t-il. L’Entrela n’aime pas être dérangé pour rien.

Je hochai lentement la tête.

— Pourquoi me l’avoir montré, alors ?

Il tourna vers moi un regard où brillait quelque chose d’indéfinissable. Pas tout à fait de la tendresse. Pas seulement du respect. Un mélange plus ancien, plus profond.

— Parce que tu n’étais plus en colère. Et parce que je savais qu’ici, tu trouverais autre chose que des réponses.

Je ne répondis pas. J’avais encore cette chaleur en moi.

Pas une chaleur qui réchauffe.

Une chaleur qui… éclaire.

— Tu sais, Milo, reprit-il, on peut raconter mille versions d’une même histoire.

Mais il n’y a que les Histoires vraies qui acceptent de se montrer ici.

Il marqua une pause, puis posa la main sur mon épaule.

— Tu es prêt à retourner au palais ?

J’inspirai doucement.

Je n’étais pas sûr. Mais je savais que je ne pouvais pas rester ici.

Pas encore.

Pas pour toujours.

— Oui, soufflai-je.

Léonard hocha la tête.

Il se releva, puis tendit une main que je saisis sans hésiter.

— Alors viens. Il est temps de reprendre ta place.

Je jetai un dernier regard vers l’arbre de fils. Un morceau de feuille, minuscule, se détacha d’une branche. Il tournoya dans les airs, puis vint se poser contre ma joue.

Il ne comportait qu'une seule phrase. Mais elle vibra en moi pour l'éternité.

Pour toujours, quoi qu'il arrive.

Le sol vibra doucement. Le monde redevint flou.

Et l’Entrela se referma.

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