Chapitre 19 : Les flammes n'ont pas tout emporté
La lumière était différente en revenant.
Pas celle du feu. Ni celle des étoiles. Une lumière grise, presque bleue, comme celle de l’aube qui hésite à se lever.
Je clignai des yeux. Mes pieds retrouvèrent la pierre froide, mon souffle se fit plus lourd. L’Entrela s’était refermée derrière moi, sans bruit, sans adieu.
— Bienvenue, de retour dans le monde des contours, dit doucement Léonard en me libérant la main.
Je restai silencieux. L’atelier sentait à nouveau la cire, le bois et la poussière de craie. Rien n’avait changé… et pourtant, tout semblait un peu plus net. Comme si je voyais chaque détail avec un œil lavé de quelque chose.
Je me tournai vers Léonard. Il m’observait sans rien dire, les bras croisés, l’air à la fois grave et rassurant.
— Ce que tu as vu… restera en toi maintenant. Ce n’est pas un souvenir. C’est une boussole.
Je hochai la tête. J’avais encore du mal à parler. Comme si mes mots étaient restés suspendus quelque part là-bas, entre les branches de l’arbre aux fils tressés.
— Est-ce que je pourrai y retourner un jour ?
— Peut-être, répondit-il. Si l’Entrela le veut. Et si toi, tu en ressens le besoin. Mais pour l’instant, il y a une autre Histoire à vivre.
Il marqua une pause, puis ajouta, plus bas : — Celle que tu vas écrire.
Le feu crépitait encore doucement. Giulio s’était assoupi contre un mur, sa respiration régulière mêlée au souffle des flammes. Moi, je ne dormais pas. Je regardais les braises comme on regarde un rêve trop fragile pour le réveiller.
Léonard s’approcha et s’agenouilla près de moi. Son visage était calme, mais ses yeux… ses yeux semblaient porteurs d’un poids ancien.
— Milo, dit-il doucement. Il est temps pour toi de retourner au palais.
Je ne répondis pas tout de suite. Je savais qu’il avait raison. Je ne pouvais pas rester caché éternellement, aussi rassurant que ce lieu paraisse.
— Là-bas, je suis entouré de doutes. Je ne saurai plus qui croire.
— Peut-être, dit Léonard. Mais sache ceci : tu ne seras pas seul.
Je le regardai, intrigué.
— Giulio ?
Il sourit, mais secoua lentement la tête.
— Pas seulement lui.
Il marqua une pause, se redressa, et ajouta :
— Un allié veille déjà sur toi. Discrét. Silencieux. Et bien plus proche que tu ne le penses.
Il m’adressa un regard appuyé.
— Quand le moment sera venu… il se révélera.
Je fronçai les sourcils, prêt à poser une question, mais il me coupa d’un murmure :
— Dis-lui seulement que le feu n’a pas tout brûlé. Il comprendra.
Puis il se détourna, et je restai là, seul avec la spirale du doute, et le début d’un espoir.
Les rues de Milan s’étaient réveillées sans joie.
Il ne pleuvait pas, mais l’air était lourd, épais, comme s’il retenait quelque chose. La ville semblait retenir son souffle, ou peut-être était-ce moi.
Giulio marchait à mes côtés, un peu plus lentement que d’habitude. Il avait rangé ses espiègleries dans une poche, avec son sourire. Son regard ne quittait pas les pavés.
— Tu veux que je t’accompagne jusqu’à la porte ?
Je haussai les épaules. Je n’en savais rien.
La haute silhouette du palais se dessinait déjà devant nous, ses tours muettes, ses murs de pierre comme des juges sans émotion. J’eus soudain très froid.
— Salvatore va me regarder comme s’il savait tout. Comme s’il attendait de voir si j’ai changé.
— C’est peut-être le cas. Mais souviens-toi que lui aussi peut changer.
Je fronçai les sourcils.
— Tu crois ?
Il ne répondit pas. Mais son silence n’était pas vide. Il voulait dire “j’espère”. Et ça me suffisait.
Devant la grande porte, je m’arrêtai. Mon cœur battait trop fort. J’eus envie de fuir. De dire que j’avais oublié quelque chose. De prétendre que l’Entrela m’appelait à nouveau.
Mais je restai.
— Tu vas entrer ?
Je hochai la tête.
— Je crois que oui.
Il me donna une petite tape sur l’épaule, puis me glissa discrètement un galet dans la main.
— C’est rien. Juste… un bout de rivière. Un truc qui roule. Garde-le. Pour quand tu douteras à nouveau.
Je ne compris pas, mais je le serrai dans mes doigts.
— Merci.
Il me sourit. Puis, comme toujours, il disparut avant que je puisse le remercier à voix haute.
J’inspirai. Une fois. Deux fois.
Puis je poussai la porte.
Le palais était plus silencieux que dans mes souvenirs. Ou peut-être était-ce moi, qui entendait trop fort mes propres pensées.
Je montai les escaliers. Un à un. Comme on monte vers une sentence.
Et au dernier tournant, je le vis.
Salvatore.
Debout, les bras croisés, le regard fixé sur moi.
Il ne dit rien. Pas tout de suite.
Ses yeux fouillaient les miens. Je ne baissai pas le regard.
Le silence s’étira. Puis il rompit.
— Tu es revenu.
Je hochai lentement la tête.
— Oui.
Il fit un pas vers moi. Puis un autre. Et je crus un instant qu’il allait me prendre dans ses bras. Mais non.
— Tu as changé.
Je ne répondis pas. Ce n’était pas une question.
Il se contenta de m’ouvrir la porte de l’atelier.
— Il y a du travail.
Je passai devant lui. Mais en franchissant le seuil, une phrase me brûla les lèvres.
Je me retournai.
— Salvatore ?
Il s’arrêta, juste au seuil de la pièce. La lumière du couchant dessinait une longue ombre derrière lui.
— Je crois que ma mère... je me suis égaré dans mes pensées. Sa présence à mes côtés me manque.
Je n’avais pas prévu de dire ça. Les mots étaient sortis tout seuls. Comme s’ils avaient attendu un moment de calme, une brèche dans l’armure du quotidien.
Salvatore ne répondit pas tout de suite. Il resta immobile. Puis, lentement, il se retourna.
Son regard n’était pas dur, cette fois. Ni distant. Juste… humain. Fatigué, peut-être. Ou touché.
— L’absence est une forme étrange de compagnie, Milo. Elle ne parle pas, mais elle tient la main très fort.
Il s’approcha de la table et, du bout des doigts, redressa un rouleau mal aligné.
— Tu peux lui parler, tu sais. Même si elle ne répond pas. Ce que tu lui dis existera quand même. Et parfois… c’est suffisant.
Je le regardai, sans trop savoir quoi répondre.
Il fit un pas vers la porte, s’arrêta encore une fois.
— Installe-toi. Tu as du travail.
Et il disparut dans le couloir, me laissant avec ma fatigue, mon chagrin… et cette drôle de douceur qu’on ressent parfois juste après avoir eu mal.
Je ne sais pas combien de temps j’étais resté là, dans l’atelier.
Le silence s’était installé, plus lourd que d’habitude. Salvatore ne m’avait pas rejoint. Pas encore. Peut-être ne le ferait-il pas. Peut-être m’observait-il derrière une porte. Ou peut-être que lui aussi avait besoin d’un moment.
Je posai mes doigts sur la table. Elle n’avait pas changé. Ni l’encrier, ni les rouleaux de cartes, ni le poids du monde.
Je me penchai. Et là, juste au bord du pupitre, quelque chose attira mon regard.
Un petit papier. Plié en quatre.
Je regardai autour de moi. Personne. Je tendis la main et le dépliai lentement.
Un message. Écrit à l’encre brune, dans une écriture fine et légèrement penchée.
Les flammes n’ont pas tout emporté. Certains cœurs savent encore brûler sans détruire.
Je ne bougeai plus. Mon souffle suspendu. Ma gorge nouée.
Je retournai le papier. Rien d’autre. Pas de nom. Pas de sceau.
Mais une chose était sûre : quelqu’un veillait. Quelqu’un ici. Au palais.
Quelqu’un qui savait.
Je repliai doucement le message et le jetai au feu. Pour la première fois depuis mon retour, je souris.
Pas un grand sourire. Juste… une lueur.
Parce qu’au fond du doute, il y avait ça : un feu plus ancien que les mensonges.
Et peut-être qu’il restait, dans l’ombre du palais, un allié que même Salvatore n’avait pas vu venir.
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