Chapitre 20 : Le visage que l'on montre à l'ombre des mots

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Le soleil s’était levé sur Milan. Et moi, je m’étais levé avec lui.

Pour la première fois depuis longtemps, je n’avais pas traîné sous les draps, ni cherché à me fondre dans les ombres du palais. J’étais sorti de ma chambre avant même que les premiers valets ne s’agitent. Un silence neuf m’habitait. Comme si le doute avait laissé place à quelque chose d’autre. Pas de la certitude. Non. Plutôt… une direction.

Je marchai dans les couloirs familiers. Rien n’avait changé, et pourtant, chaque recoin semblait différent. J’y cherchais autre chose désormais. Pas une sortie. Pas une fuite. Des indices. Des fragments. Une vérité qui se cachait peut-être là, dans la poussière d’un couloir ou la marge d’un manuscrit.

Salvatore m’attendait dans l’atelier.

Il leva à peine les yeux lorsque j’entrai, mais je sentis dans la tension de ses épaules qu’il m’avait entendu approcher.

— Tu es en avance, dit-il simplement.

Je m’assis à ma place, sans répondre.

Le silence s’étira. Puis il posa un rouleau devant moi.

— Aujourd’hui, tu copies ceci. Ne saute aucune ligne.

Je hochai la tête. Je pris ma plume. Et je me mis au travail.

Mais cette fois, je lisais plus lentement. Je regardais les mots comme un cartographe observe une terre inconnue. Je notais tout ce qui clochait. Les tournures étranges. Les oublis volontaires. Les répétitions suspectes. Il y en avait. Beaucoup.

Une ligne attira mon regard :

Ceux qui doutent des récits doivent être ramenés au silence.

Je me redressai à peine. Juste assez pour croiser le regard de Salvatore.

Il ne dit rien. Mais je crus voir, dans la lueur de ses yeux, une attente. Comme s’il testait quelque chose. Comme s’il voulait savoir si j’étais prêt à obéir… ou à penser.

Je baissai les yeux et continuai à écrire.

Mais dans ma tête, une porte venait de s’ouvrir.

Dans l’après-midi, j’allai aux cuisines.

Je n’y avais jamais mis les pieds seul. Mais ce jour-là, j’avais besoin de ce silence gras, de cette odeur d’oignons et de pain chaud. Je traînai un peu, discutai avec une servante, souris à une vieille cuisinière qui me donna un quignon encore tiède.

Puis, entre deux éclats de voix, j’entendis une phrase qui me glaça :

— …je te dis que ces lettres ont été changées. C’était pas la même écriture hier. Et regarde le sceau. On dirait qu’il a été refait…

Je ne vis pas les visages. Juste deux silhouettes penchées sur une caisse d’archives. Je fis mine de ne pas écouter. Mais j’avais compris. L’Histoire était à l’œuvre ici aussi. Ou plutôt, ses faussaires.

Je quittai les cuisines sans bruit. Dans ma poche, le quignon de pain avait perdu de sa chaleur.

Le soir venu, alors que le palais retrouvait son calme, je passai voir Bianca. Juste quelques minutes. Elle me regarda comme on regarde un enfant qui revient d’un long voyage, sans poser de questions.

— Tu es fatigué, murmura-t-elle.

Je haussai les épaules.

— Ça va.

Elle ne répondit pas. Elle me tendit une assiette, un peu de soupe, du pain, et s’éclipsa. Mais sur la table, à côté de mon bol, il y avait une fleur séchée. Une minuscule pensée sauvage. Je ne savais pas ce qu’elle voulait dire. Mais elle m’ancra. Elle disait peut-être : “Je suis là.”

Ce soir-là, dans ma chambre, je restai longtemps éveillé.

Je pris le galet offert par Giulio. Je le fis rouler entre mes doigts. Puis j’ouvris mon carnet. Pas le carnet d’exercices. L’autre. Celui où j’écrivais ce que je ne pouvais pas dire.

Je dessinai une spirale. Puis une silhouette. Puis une phrase, que je traçai sans vraiment y penser :

Je ne suis plus l’enfant qui apprend. Je suis celui qui veille.

Je refermai le carnet. Je soufflai la bougie.

Et dans le noir, je sentis que quelque chose avait changé.

Pour de bon.

Le lendemain, je me rendis à l’atelier plus tard que d’habitude.

Pas par provocation. Plutôt comme un test. Une façon de voir si Salvatore réagirait. De jauger ce qu’il attendait encore de moi.

Mais il ne dit rien.

Il me tendit un nouveau document, un rouleau ancien au bord un peu brûlé. J’eus l’impression que c’était une mise à l’épreuve, un morceau de vérité carbonisé que je devais, moi, apprendre à reconstruire.

— Sois attentif aux marges, souffla-t-il simplement.

Je hochai la tête.

Et je le fus.

Pas pour les mots écrits au centre. Mais pour ce que racontaient les bordures, les notes en pattes de mouche, les ratures griffées à la hâte. Les marges sont les cachettes de l’Histoire, m’avait dit Léonard. Et aujourd’hui, je comprenais ce qu’il voulait dire.

Sous mes doigts, je décelai des chiffres effacés, des noms rayés, des endroits modifiés. Quelqu’un… non, des gens, retravaillaient ces textes avec la précision d’un sculpteur, mais l’intention d’un illusionniste.

Je me mis à recopier.

Et, en douce, à noter les différences dans un coin de ma feuille.

Pas pour les dénoncer. Pas encore. Juste… pour me souvenir.

L’après-midi, alors que le soleil inclinait déjà ses rayons, Bianca m’envoya chercher de l’encre au dépôt. Une tâche simple. Une excuse, peut-être.

Le garde me laissa entrer sans un mot. Je trouvai la réserve presque vide. Et là, dans l’ombre d’un pilier, un bruit attira mon attention. Un froissement rapide. Un murmure.

Je me figeai. Puis tendis l’oreille.

— …le document partira demain. Tu es sûr qu’il ne reste aucune trace ?

Une voix grave, inquiète. Une autre plus jeune, plus dure :

— Aucune. Ce que l’enfant a vu ne suffit pas. Et s’il parle, on dira qu’il a mal compris. Comme toujours.

Je sentis un frisson dans le dos. Ils parlaient de moi.

Je reculai lentement, sans bruit, et sortis du dépôt à pas feutrés, la gorge sèche.

Ils surveillaient mes gestes. Mes erreurs. Et ils avaient déjà prévu de les nier.

Le soir, je montai sur le toit du palais.

C’était un de mes coins secrets. Un endroit d’où l’on voyait la ville respirer sous les étoiles. J’y montais rarement. Mais cette nuit, j’en avais besoin.

Giulio m’y rejoignit sans bruit.

— Tu comptes devenir gardien du vent ? plaisanta-t-il.

Je haussai les épaules. Il s’assit à côté de moi.

— Tu sais, je crois que j’ai compris un truc. On me forme à copier des choses, mais ce que j’apprends, en vrai… c’est à lire ce qui manque.

Il tourna vers moi un regard mi-fier, mi-inquiet.

— Et tu comptes faire quoi, avec ça ?

Je ne répondis pas tout de suite. Je regardai les toits, les cheminées, les ombres.

Puis, à voix très basse :

— J’attends. J’écoute. Je note. Un jour, ça servira. Je veux comprendre qui change l’Histoire… et pourquoi.

Giulio ne répondit pas. Mais il me tendit un bout de pain sec, comme une sorte de pacte silencieux.

On mangea là, comme deux enfants.

Mais dans nos regards, il n’y avait plus d’enfance.

Seulement l’attente.

Nous étions restés là, à regarder la ville s’endormir.

Un silence tranquille. Mais qui vibrait.

Puis Giulio reprit, plus bas, presque à contre-lune :

— Ce que tu as entendu… dans le dépôt.

Je me figeai.

— Tu sais de quoi il s’agissait ?

Il hocha lentement la tête.

— Pas exactement. Mais j’ai entendu ce genre de phrases. Murmures dans des coins de couloir, mots glissés entre deux parchemins. C’est comme ça que ça commence. Quand on veut que quelqu’un disparaisse sans faire de vagues, on commence par changer son histoire.

Je ne bougeai pas.

— Ils ne parlent pas de toi, Milo. Pas seulement. Ils parlent de tout ce que tu pourrais voir. Comprendre. Dire un jour.

Il me regarda, droit dans les yeux.

— Tu as mis les pieds dans un jeu où les règles sont invisibles. Et certains joueurs n’aiment pas perdre.

Je déglutis. Lentement.

— Qu’est-ce que je fais, alors ?

Giulio posa une main sur mon épaule. Pas pour me rassurer. Pour m’ancrer.

— Tu restes silencieux. Tu observes. Tu t’entraînes. Et quand le moment viendra, tu t’en souviendras.

Il se leva, son ombre projetée par la lune.

— Ne cherche pas la lumière trop vite, Milo. Parfois, c’est elle qui brûle.

Et il s’éloigna, laissant derrière lui le vent, les étoiles…

…et un feu nouveau, quelque part dans ma poitrine.

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