Les ombres du passé
Une pression sur le bras droit. L’appareil automatique venait de terminer sa prise de tension. Faudra-t-il affronter un protocole ?
Ce cancer ronge ce qui l'a faite mère. Lui, aspire à le devenir, comme pour se déculpabiliser de tout ce qu'il lui a fait subir jusqu'alors. Comme si tout ceci n'avait jamais existé.
Une fatigue écrasante. Mais il fallait encore se relever. Encore une fois. Ses yeux se ferment un instant, puis s’ouvrent à nouveau. Lutter, mais à sa manière. Sa main cherche à tâtons un carnet posé sur la table de chevet. Écrire, exorciser.
Le couperet était tombé quelques semaines plus tôt. Le mot était là, implacable, creusant un gouffre sous ses pieds: “Cancer”. Il s'était insinué en elle comme un poison silencieux, rongeant tout sur son passage. La première opération avait laissé l’espoir d’un répit, une lueur vacillante que cette seconde intervention venait d’éteindre. Tout comme lui s’était insidieusement installé dans sa vie, s’infiltrant dans chaque faille, chaque fragilité, jusqu’à l’empoisonner de l’intérieur. Un mal sournois, tentaculaire, qui, à l’image de la maladie, refusait de lâcher prise.
L’opération était censée marquer un nouveau départ.
Mais allongée sur ce lit d’hôpital, elle sentait bien que rien n’était terminé. Le corps abîmé, l’esprit harassé, elle se retrouvait dans cette chambre, à attendre un répit qui ne viendrait peut-être jamais.
Elle garde un vague souvenir de la salle d’opération, glaciale et impersonnelle. Les odeurs des antiseptiques, les voix feutrées du personnel médical, la sensation d’être un corps entre leurs mains, vidé de toute volonté.
Puis, le néant. Un néant semblable à une étreinte silencieuse, à cette tentation fugace qui, par moment, la berçait d’une promesse illusoire. Il lui arrivait de fermer les yeux et de se laisser envahir par ce désir de dissolution, d’effacement.
Que la vie, que tout s’arrête. Que la douleur, l’obligation constante de se justifier, de se défendre, la peur elle-même, s’effacent dans cette obscurité silencieuse. Que seul le vide demeure, paisible et définitif.
Un léger grattement à la porte. L’infirmière entre, un sourire figé aux lèvres. Elle vérifie les constantes, ajuste la perfusion. D’une voix douce, presque mécanique, elle demande :
— Comment vous sentez-vous ?
Elle hoche vaguement la tête. Comment répondre à une question si simple quand la douleur et l’angoisse se mêlent en un poids informe au creux de son ventre ?
La soignante prend quelques notes, lui adresse un regard compatissant avant de quitter la chambre en silence.
Écrire…
Ses doigts tremblants effleurent la couverture en velours du carnet posé sur le chevet qu’elle arrive péniblement à saisir. Ses paupières se ferment à nouveau, laissant le passé s’insinuer, lui rappelant pourquoi tout cela était arrivé.
Il était toujours là, comme une ombre tapie, même à distance. Plus besoin d’être physiquement proche pour hanter une vie. La justice lui offrait des armes pour continuer à la briser, lentement, méthodiquement.
Une profonde inspiration, elle réussit à rouvrir ses yeux, puis la pointe du stylo trace les premiers mots : “Une rencontre”
Un matin de février.L’odeur de la peinture fraîche qu’elle adorait, mélangée au café fraîchement coulé, imprégnait la pièce, s’entremêlant aux éclats de rire et aux notes familières d’une musique qu' elles avaient tant écouté. Elle était venue prêter main-forte à son amie Érine pour donner vie à sa nouvelle petite maison, l’aider à la façonner à son image. Une tâche simple, légère, sans importance apparente. Un moment suspendu, dépourvu de conséquences.
Érine venait d’acquérir une charmante demeure dans ce quartier paisible de Long Island, un havre à la promesse de belles perspectives. Pourtant, à cet instant précis, alors qu’elle relevait la tête après avoir imprégné de peinture vert canard son rouleau, un frisson imperceptible la parcourut. C'est là qu’elle l'avait aperçu pour la première fois, par la fenêtre de la cuisine d'Érine.
Il était là, au volant de sa voiture, l'arrêtant dans l'allée voisine de la maison de son amie.
— Qui est-ce demanda-t-elle?
— Ah, lui ? Le voisin. Il est sympa, on a déjà échangé quelques mots.
— Beau garçon, dit-elle en souriant.
Une silhouette sortit de la voiture. Un homme beau, une présence qui capte sans effort. Rien d’extraordinaire, juste une rencontre anodine. Pourtant, une sensation étrange, un écho fugace apparut au creux de son ventre.
Il avait quelque chose d'indéfinissable dans son allure, une facilité déconcertante à s'insinuer dans son champ de vision, à capter son attention sans même essayer.
Un charme fou, naturel, presque trop évident. Un frisson ténu la parcourut, indécis. Et il disparut comme il était apparu.
Son stylo s'arrête...
Depuis combien de temps ? Une éternité.
L'anesthésie engourdit ses sens et la replonge dans ce passé enfoui. Elle ferme les yeux.
“Vingt-quatre ans. Vingt-quatre années…”
Et pourtant, tout lui semblait à la fois si proche et si lointain, comme un rêve brumeux dont on ne sait s'il appartient encore au présent ou s'il s'efface déjà dans l'oubli. À cet instant, la douleur la tord à nouveau.
Paupières closes, elle se revoit, rouleau de peinture à la main, salopette en jean, un foulard serrant ses cheveux blonds. Ces mêmes cheveux longs et d'un blond polaire qu'il finirait par lui dérober, tandis que les siens, sous l'effet du protocole, tomberaient un à un.
Il voulait s'approprier une part d’elle, devenir ce qu’elle était, incarner ce qu'il lui avait arraché, comme tant d'autres choses.
À cet instant, elle n'aurait jamais imaginé ce qui allait arriver. Elle avait cru naïvement que tout s'arrêterait là, mais elle était loin d'imaginer les chaînes qu'il allait tisser autour d’elle, invisibles et bien plus insidieuses qu’elle ne pouvait le concevoir.
Valène, son amie de toujours, serait présente ce jour où tout basculerait.
La vie a suivi son cours après cette vision. Entre les journées rythmées par son poste de manager dans une grande entreprise, les soirées animées aux côtés de Valène et les escapades improvisées, dont un séjour sur le golf de Gabès, empli de découvertes et de légèreté.
Le printemps s’installait lentement sur Long Island, enveloppant la ville d’un souffle nouveau. La nature renaissait, les arbres se paraient d’un vert tendre, et les journées s’allongeaient, chargées d’une promesse de renouveau. Ce même renouveau, elle le ressentait en elle, une parenthèse où tout semblait possible.
La douleur lancinante qui étreignait son ventre encore gonflé par l'intervention la ramène brutalement au présent. Elle ouvre les yeux, la lumière de sa chambre est tamisée, dehors la nuit est tombée, glaciale en ce mois de novembre.
Elle appuie péniblement sur la sonnette située près de sa main droite pour appeler l'infirmière, espérant un remède qui apaisera ce tourment physique. La douleur, d’abord diffuse, se propage en vagues brûlantes. Un gémissement lui échappe alors qu’elle tente de bouger, une main douce se pose sur son bras.
— Doucement, madame Parker…
L’infirmière ajuste sa perfusion.
— La douleur se réveille ?
Elle hoche la tête.
Le bourdonnement sourd de celle-ci ne couvrit pas le bruit des pas du chirurgien qui s’approchait de son lit. Il lui adresse un sourire professionnel avant de consulter son dossier.
— L’intervention s’est bien passée. Il faudra du temps, mais vous êtes entre de bonnes mains.
Elle cligne des yeux, luttant contre l’épuisement, une larme roula sur sa joue, sans qu’elle sache si c’était la douleur ou le soulagement qui l’avait provoquée.
L'infirmière injecte directement dans sa perfusion une dose de morphine.
— Ça va vous soulager rapidement, dit-elle.
Elle sent rapidement les effets du produit qui coule dans ses veines, qui lui fait du bien, qui l'apaise.
Comme Joe.
Il s’appelait Joe.
Lui aussi s'était insinué en elle, tel un poison distillé jour après jour, insidieux, persistant, jusqu'à la priver de tout refuge intérieur.
Au commencement, tout semblait empreint de magie, une félicité indicible l’envahissait, semblable à l’effet apaisant de la morphine qui, à cet instant, atténuait ses souffrances.
Lorsqu'au mois de mai suivant, elle prit fièrement possession de sa propre petite maison, à l'arrière de celle de son amie Érine, elle avait le sentiment de s'offrir enfin un sanctuaire, un espace intime où construire une belle vie.
Ce n’est que bien plus tard qu’elle comprit l’ironie cruelle du destin.
Sans même en avoir conscience, elle était venue s’installer à quelques pas de lui.
Une journée de juillet, alors qu’elle savourait un thé glacé dans le jardin en compagnie d’Érine, Joe réapparut.
Il surgit sur sa moto, ralentit à leur hauteur et ôta son casque d’un geste fluide. Un sourire en coin, il engagea la conversation avec cette désinvolture propre à ceux qui savent captiver sans effort.
— Bonjour, les filles.
— Salut, Joe, répondit Érine en se levant pour s’approcher de son engin.
Elle déposa une bise amicale sur sa joue. Depuis quelques mois, ils étaient voisins et, au fil du temps, leurs échanges, d’abord anodins, avaient tissé un lien amical de bon voisinage.
— Sarah, je te présente Joe, mon voisin... enfin, notre voisin désormais.
Elle emboîta le pas à Érine, son verre de thé glacé à la main, et sourit à Joe.
— Bonjour, Joe.
À cet instant, elle comprit que c’était lui qu’elle avait aperçu depuis la fenêtre de la cuisine d’Érine.
— Une nouvelle voisine ? Lança-t-il avant de lui déposer une bise à son tour.
— Oui, Sarah, une amie d’Érine. Enchantée.
Elle sentait son regard la transpercer. Ce frisson imperceptible, qu’elle avait déjà ressenti en l’apercevant pour la première fois, la saisit à nouveau.
Sans la moindre hésitation, il lui prit son verre des mains et en but une gorgée. Soufflée par tant d’audace, elle restait interdite quelques secondes, avant de retrouver l’usage de la parole.
—Je vais te chercher un verre ?
—Inutile, ne t’en fais pas... Quelle chaleur aujourd’hui
Il était vêtu d’un treillis, les cheveux très courts, le teint déjà hâlé pour la saison. Lui rendant son verre, il plongea son regard vert dans le sien. Hypnotisée, comme sous l’emprise d’une force mystérieuse, elle portait à nouveau le verre à ses lèvres. Et, imperceptiblement, leurs premiers atomes se mêlèrent.
— À quel moment as-tu emménagé, Sarah ?
— Au mois de mai.
— Tu verras, le quartier est des plus agréables et les voisins d’une bienveillance rare…
Sarah discutait avec Erine des préparatifs de sa pendaison de crémaillère. Elle organisait une réception en compagnie de quelques amis.
—Je fais une soirée samedi prochain, vers vingt heures pour fêter mon arrivée. Je prévois un barbecue, si cela te dit.
—Avec plaisir.
—Parfait passe quand tu veux.
—Je serai là.
Après tout, il était son voisin, et il lui semblait naturel d’élargir son cercle dans cette nouvelle vie. Il accepta sans hésitation, un éclat indéchiffrable dans le regard.
Le soir du barbecue, le jardin s’animait d’éclats de voix et de rires. Des guirlandes installées pour l’occasion avec la complicité de Valène, diffusaient une lueur tamisée, projetant des ombres mouvantes sur la pelouse. L’air était empli des effluves alléchants des grillades, que le fiancé d’Erine son amie, s'était proposé de gérer, le tout mêlées au parfum sucré des cocktails. Des verres tintaient ponctuant les conversations animées. Valène, Erine, et plusieurs autres amis de Sarah étaient présents, porteurs de cadeaux et de mots bienveillants, trinquant à ce nouveau départ sous le ciel étoilé.
L’ambiance était légère, insouciante, comme un souffle de renouveau.
Joe arriva plus tard, s’intégrant sans effort à cette atmosphère festive. D’une courtoisie irréprochable, il échangeait quelques plaisanteries, suscitant des rires sincères. Pourtant à plusieurs reprises, son regard s’attarda sur elle avec une intensité difficile à décrypter. Était-ce de la curiosité ? De l’admiration ?
Flattée, elle n’y prêtait guère attention, se laissant porter par l’insouciance du moment.
Elle ignorait encore que ce soir-là, un fil invisible venait de se nouer entre eux. Un fil si fin qu’elle ne le sentirait se resserrer qu’une fois piégée.
Elle repensa à cette soirée, allongée dans ce lit d’hôpital, les bruits lointains du couloir lui apportant un écho de vie. Son corps était épuisé, son esprit vacillait entre passé et présent.
La douleur s’estompait sous l’effet de la morphine.
Joe.
Elle referma son carnet, ses yeux se fermèrent, et lui offrirent une nuit de repos.
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