Sixième ingrédient : l'organisation

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Dans la vie, l’organisation n’est pas mon fort. Dans les domaines qui ne me passionnent guère (factures, cartes de fidélité, réglementation des chemins de fer belges…), je suis un générateur de bordel en puissance. Dans les domaines qui me tiennent à cœur, je crée une sorte de chaos organisé dans lequel je me retrouve, pour autant qu’on ne tente pas d’y mettre de l’ordre depuis l’extérieur. Ça tombe bien, l’écriture d’une histoire est justement un domaine que j’affectionne et je dirais que mon organisation, même si elle fonctionne essentiellement à l’instinct, donne de bons résultats.

Alors, en quoi consiste exactement cet ingrédient ? Il s’agit à vrai dire de l’agencement et du débit de l’information à transmettre au lecteur. Elle a donc une synergie directe avec le rythme, puisqu’il s’agit de créer un flot d’informations qui ne noie pas le lecteur mais ne le laisse pas non plus en attente d’éléments essentiels à la compréhension, mais aussi, et surtout, il s’agit de distribuer vos informations dans un ordre précis afin d’obtenir les effets les plus puissants possible.

Bon, identifions dès lors ces fameux effets. Un effet, c’est un élément préparé dans le but d’obtenir un impact sur le lecteur. Concrètement, vous désirez créer chez lui de la tension, de la curiosité, de l’émotion… tout ça s’obtient en préparant le terrain, en donnant des informations clés qui concourront à ce résultat. Par exemple, si vous désirez surprendre le lecteur par une révélation, il va falloir au préalable créer un mystère, poser une énigme, à laquelle bien sûr le lecteur va tenter de répondre. Ensuite, vous devrez semer indices et fausses pistes, afin de faire cogiter un peu le lecteur et afin qu’il n’oublie pas qu’il y a un mystère à élucider. Vous allez peut-être même lui faire croire qu’il a les clés ou qu’une réponse est donnée, pour ensuite produire la vérité, si possible une vérité imprévisible, avec l’éclat que l’on attend. Et peut-être même que cette réponse débouchera sur un nouveau mystère, qu’on découvrira soudain que ces clés ne suffisent pas… et ainsi de suite. Cet enchaînement repose sur l’organisation de votre information.

Il s’agit de l’un des arts les plus subtils de l’écriture. La gestion des effets ne doit pas être trop évidente, au risque d’être trop prévisible, et elle doit contribuer à créer davantage d’intensité. La surprise, par exemple, va dépendre de beaucoup de ce que vous direz, de ce que vous ne direz pas, et de l’ordre dans lequel tout cela se produira. L’organisation doit donc vous permettre de produire des drames vraiment dramatiques, des joies vraiment joyeuses, des mystères vraiment mystérieux. À vous de vous rapprocher au mieux de l’agencement optimal des informations et de sélectionner les informations les plus pertinentes.

Nous venons d’évoquer le background, qui était l’ingrédient précédent. Comme je l’ai dit, c’est à vous de le transmettre au lecteur, de lui expliquer la nature du contexte. Doser l’information est crucial, surtout si votre background est étranger au lecteur et/ou complexe et étendu. C’est un effet à traiter aussi que de l’informer sur l’organisation du monde où il met les pieds sans lui faire faire d’indigestion, le familiariser.

Procéder par petites touches est une bonne idée. Un gros bloc d’infos sur le background de temps à autres est envisageable, surtout si c’est justifié (par exemple un personnage familier du contexte donne des explications à un personnage qui découvre la situation, un peu comme le lecteur), mais de manière générale, mieux vaut éviter la surdose. Profitez d’un dialogue pour parler d’une anecdote ou d’un fait historique important ou éclairant. Profitez que l’on distingue une tour en ruine pour rappeler qu’il y a eu une guerre. Profitez de l’arrivée d’un riche baron pour expliquer comment il a bénéficié de la situation et fait fortune et même, de temps à autres, permettez à vos personnages de se souvenir. Il peut notamment être tout à fait intéressant de constater que deux personnages ne se souviendront pas d’un même événement de la même manière.

Glisser ainsi des éléments « entre les lignes » permet une gestion fine du background. Ce que le lecteur apprendra au travers des impressions des personnages lui semblera naturel, il n’y aura pas d’effort particulier de mémorisation à effectuer et ce dosage au goutte-à-goutte ne créera pas la lassitude qu’aurait un cours encyclopédique sur votre monde.

La position de Laurent

Eh bien je m’applique davantage dans la gestion fine que dans la décortication de la charpente globale.

En effet, de manière plus générale, la dramaturgie réclame une décomposition de l’intrigue en actes, avec un premier acte de présentation, qui s’achève avec l’élément perturbateur ou déclencheur, le premier conflit, un second acte qui rassemble les diverses péripéties, les obstacles, jusqu’au troisième acte de résolution, dans lequel on trouve le climax, le point culminant de la tension dramatique. Je pense plus ou moins appliquer tout ça à l’instinct. Je ne me préoccupe pas vraiment de savoir où se trouvent ma situation initiale, mon événement perturbateur et mon climax, mais je crois qu’ils trouvent plus ou moins leur place par eux-mêmes, assez naturellement, car après avoir consommé un nombre assez énorme d’histoires, ces mécaniques s’imposent sans mal.

De façon exceptionnelle (du moins c’était la première fois que je procédais de la sorte), pour les Chroniques du Déclin, j’ai écrit une sorte de synopsis. D’habitude, j’écris la succession d’événements importants qui doivent s’enchaîner dans les quelques prochains chapitres, puis je fais un petit résumé du chapitre à écrire (ce résumé est un bon moyen d’appréhender l’ensemble du chapitre sans trop déborder de ce qu’il y a à raconter et de songer aux éléments à introduire en vue de vos effets ou du traitement du background. En somme c’est un moyen de baliser votre écriture). Ici, comme la novella était censée être assez brève, j’ai écrit toute la succession d’événements jusqu’à la fin avant de commencer à résumer mon premier chapitre et de passer à l’écriture. C’est ainsi que l’on est supposé travailler, mais étant fan de sagas, c’est assez difficile à appliquer à un ensemble si vaste (dans le détail en tout cas) et j’aime laisser un peu de place à mes personnages pour respirer. Mais j’avoue qu’une telle organisation a néanmoins ses vertus, je n’ai presque pas eu à rectifier le tir, à aucun moment, et j’ai pu gérer mes effets en toute connaissance de cause, en toute quiétude.

Il y a autre chose que j’ai appris avec le temps, et notamment à la lecture de l’excellent Trône de Fer : il faut savoir faire confiance au lecteur. Qu’est-ce que ça veut dire au juste ? Eh bien que le lecteur n’est pas un imbécile (déjà, il lit !), qu’il réfléchit tandis qu’il lit et qu’il a une mémoire. Il est tentant, lorsqu’on a un monde vaste et peuplé à présenter, d’organiser son récit de manière logique, à la façon d’un cours, d’exposer tout clairement, dans les moindres détails, sans laisser de zones d’ombre, d’ambiguïté. D’une part, ceci risque de vous amener à créer de gros blocs explicatifs malvenus, d’autre part, il est parfois souhaitable de jouer sur les zones d’ombres et l’ambiguïté, afin de laisser le plus puissant outil du lecteur œuvrer pour vous : son imagination. C’est particulièrement vrai en fantastique. Et c’est d’ailleurs évident au cinéma, plus un film vous montrera le surnaturel (plutôt que de le suggérer), moins vous tremblerez.

N’hésitez donc pas à vous reposer sur le lecteur lui-même. Ne craignez pas (ou pas trop) d’en dire trop peu ou d’essaimer trop largement vos informations. Je citais Martin, car cette évidence m’a frappé en le lisant, ou plutôt en le relisant. Lorsque j’ai relu le Trône de Fer, étant déjà familier du monde et connaissant pas mal des tenants et aboutissants, j’ai découvert avec stupeur le mode de fonctionnement du maître. Son monde est d’une richesse inégalée, ses intrigues hyper ramifiées, et pourtant, pas l’ombre d’un pavé encyclopédique pour nous prendre par la main et nous montrer la voie. Au lieu de ça, nous avons une succession de dialogues, de souvenirs, des petites touches d’infos ici et là, au détour d’un paragraphe, une bribe de passé, une rancœur ravalée, un rêve… et l’esprit rassemble tout et recompose peu à peu l’immense fresque. Après quelques centaines, puis quelques milliers de pages, on s’aperçoit que les Sept Couronnes nous sont familières, et ce avec un degré de détail vertigineux. Et la pilule est passée sans effort.

Par contre, attention à la tendance inverse, à savoir élaborer un monde vaste et riche (et plein de mystères) sans nourrir assez le lecteur. C’était notamment l’un des rares défauts du Légendier d’Ivoire (de notre amie disparue Légendière). C’est bien de créer des mystères, d’évoquer des passés intéressants, d’esquisser des découvertes à venir, ça tire le lecteur vers la suite, mais il faut aussi donner des réponses de temps à autres. On se lasse un peu à toujours nager dans le flou et surtout, si vous entretenez trop de mystères, ils finissent par se supplanter l’un l’autre. On en garde trois ou quatre en tête, mais les autres sont oubliés. Répondez donc de temps à autres à une question laissée en suspens. Lorsqu’un personnage traité (surtout en narrateur) est censé disposer d’une info, partagez-la, ne trichez pas trop avec le lecteur en lui dérobant les informations qu’il attend, du moins pas trop longtemps.

En conclusion, l’organisation de votre récit est assez flexible. En dehors de grandes lignes évidentes, comme terminer son récit par un moment fort, vous avez pas mal de marge pour apporter vos informations au lecteur, éventuellement de manière très détournée. N’hésitez pas, notamment, à fragmenter la distribution d’informations à travers le récit et par des moyens divers, n’usez pas toujours des mêmes ficelles. Méfiez-vous surtout de la noyade par l’abus ou de laisser trop de flou et encore, vous pouvez gérer ce flou, en user comme d’un effet, notamment dans les genres qui l’affectionnent.

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