4.
Tony attendait en silence, les bras croisés, que le raclement du couteau de Rem cesse. Depuis le départ de Frédérique, son amant n’avait pas dit un mot. Par moment, sa respiration était profonde, comme s’il essayait de se calmer.
« Rem, fit-il dès que le bruit s’arrêta, je suis désolé. Je sais ce que tu endures, mais je ne voyais pas d’autres solutions.
- Je savais que tu finirais par me faire un coup comme ça, soupira-t-il, les yeux rivés sur les six runes qu’il avait gravées.
- Je suis désolé, on aurait dû en parler.
- Tes excuses ne servent à rien. Maintenant, c’est trop tard.
- Je ne savais pas pour le démon, je pensais que c’était un esprit ! se défendit Tony d’une petite voix. Je voulais-
- Aider ton amie, oui, j’avais compris les quinze premières fois.
- Tu crois vraiment qu’il y a un risque ? Tous les démons te connaissent ?
- Pas tous. L’Enfer, c’est grand.
- Tu n’as jamais voulu… en parler.
- Ce n’est pas quelque chose que tu as envie de savoir, se radoucit Rem. Crois-moi, moins tu en sais sur ce lieu, mieux tu dormiras. Je t’ai déjà parlé de lui, c’est suffisant.
- Tu ne m’en as pas dit grand-chose. Ta mère t’a lié à un démon quand tu es né et il t’a amené en Enfer après que tu te sois enfui de chez elle. Et tu y es resté dix ans. Dix années dont tu ne veux jamais parler.
- Il y a une raison à ça.
- Rem… Tu as quitté un Enfer pour un autre. Tu ne vis pas, tu survis.
- Je suis heureux avec toi. Je n’en demande pas plus.
- Tu penses que tu n’as pas le droit à plus, le corrigea-t-il. Je voudrai que tu puisses t’épanouir, je voudrai que tu rencontres d’autres personnes, que tu fasses des choses que tu aimes, que tu découvres ce monde que tu as laissé derrière toi ! Il ne se résume pas à moi, c’est ce que j’essaye de te dire.
- Tu ne m’aimes plus ? Tu veux que je m’en aille ? demanda-t-il sur un ton affecté.
- Ce n’est pas tout l’un ou tout l’autre ! C’est un voyage que je veux faire avec toi, mais je ne veux pas te trainer derrière moi comme un boulet. Je veux être là si tu en as besoin, mais tu dois aussi faire des choses par toi-même.
- Je fais tourner ma boutique tout seul ! protesta Rem, le visage fermé.
- C’est moi qui poste tes colis. Tu vois, tu pourrais commencer par là. La prochaine fois, vas-y toi-même ! »
Rem ne répondit rien. Alors, c’était une histoire de volonté à ses yeux ? S’il le voulait, il pouvait sortir d’ici et ignorer qu’être reconnu par une seule sorcière pouvait le conduire à la mort ? Était-ce si facile ? Il passa dans la cuisine, déposa son couteau dans l’évier et s’appuya contre. Il aimait Tony de tout son cœur, mais parfois, il détestait certains de ses côtés. Comme celui qui le poussait à cet instant à vouloir briser sa carapace.
Tony allait le rejoindre quand il entendit des coups rapides sur la porte d’entrée. Dès qu’il ouvrit, Frédérique se précipita à l’intérieur, la caisse de transport de McMittens dans une main. Au ton de sa voix, il comprit que son trajet n’avait pas été de tout repos. La jeune femme avait en effet eu de terribles visions : la silhouette apparaissait çà et là, tantôt proche tantôt éloignée, ses yeux émettant une lueur lugubre et menaçante. Elle devenait de plus en plus nette et chaque nouveau détail de sa morphologie révélait la nature de cet être. Une peau sombre, un corps sec, des dents pointues et de longues griffes prêtes à lacérer.
« Je l’ai vue un peu partout ! Pas seulement dans des miroirs ou des reflets ! expliqua Frédérique, paniquée.
- Oui, il essaye de renforcer son emprise sur vous, et vous faire peur est un bon moyen d’y parvenir. Mais cela lui demande aussi beaucoup plus d’effort, et davantage à cause du talisman », répondit Rem dans l’encadrement de la porte de la cuisine.
Il lui fit signe de le suivre tandis qu’il retournait dans la salle à manger où le miroir attendait sur la table. Tony leur emboita le pas, et aussitôt, Rem fit volte-face pour le rejoindre.
« Reste avec Alpha, d’accord ? lui chuchota-t-il.
- Pourquoi ? Tu as peur que je voie des choses que je n’oublierai jamais ? Je suis aveugle, tu te rappelles ?
- Ce n’est pas drôle. Je veux juste qu’il ne t’arrive rien.
- Je resterai loin du miroir, promis !
- Tu en entendras suffisamment de l’autre côté de la porte, insista Rem. Je ne ferai rien si tu restes dans la pièce.
- Tes talismans nous protégerons, non ?
- Est-ce que tu pourrais m’écouter, pour une fois ? »
Derrière eux, un bruit sourd se fit entendre, comme si le miroir avait été frappé par quelque chose. Soudain, il se mit à trembler de plus en plus fort, à tel point qu’il serait tombé de la table si Rem n’était pas venu le retenir. Ce dernier se plaça au-dessus et tomba nez à nez avec la silhouette décharnée. Un rictus diabolique déformait le visage de la créature qui commença à donner de violents coups comme si elle pensait pouvoir briser le miroir pour en sortir.
Rem saisit un couteau et s’entailla l’index sous les yeux intrigués du démon. Et lorsqu’il traça les premières lignes d’un glyphe, l’entité se stoppa net et son sourire s’agrandit un peu plus.
« Isdarmelda. », fit-il d’une voix rauque.
Devant l’expression terrifiée de Rem, il laissa échapper un rire sardonique qui emplit la pièce d’un profond malaise. Un frisson parcourut la colonne vertébrale de chacun, porté par l’écho grinçant de la voix démoniaque.
Rem s’empressa de finir son symbole et recula d’un pas tandis que son sang se fondait dans le miroir.
« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? l’interrogea Frédérique en gardant ses distances.
- Il est coincé à l’intérieur. Pour l’instant, répondit-t-il en lui tendant un marteau. À vous l’honneur de le renvoyer d’où il vient. »
La jeune femme le saisit du bout des doigts et approcha timidement. Elle chercha au fond des yeux de Rem la certitude que tout serait bien fini dès lors que le miroir volerait en éclats. L’attention du démon restait fixée sur celui-ci comme si rien d’autre ne comptait. Elle fit mine de ne rien remarquer et se prépara à frapper. Le premier coup fissura le miroir en plusieurs morceaux et rendit le reflet opaque, noir comme de l’obsidienne, faisant disparaître l’entité prisonnière. Rem lui intima l’ordre de recommencer et elle s’exécuta aussitôt. Quand elle en eut fini, il ne resta du miroir initial que le cadre.
« Est-ce que c’est bon ? l’interrogea-t-elle.
- Vous venez de gagner sept ans de malheur, mais oui. Il est reparti en Enfer. »
Dans la bouche de Rem, cette malédiction sonnait si vraie qu’il se sentit obligé de lui dire que ce n’était qu’une croyance populaire. Au ton monotone de sa voix, Tony perçut qu’il était soucieux ; il s’avança pour le rejoindre, mais Rem le stoppa net :
« Ne bouge pas, il y a du verre partout. Tu pourrais te couper. »
Il alla chercher un balai et commença à nettoyer, bientôt aidé par Frédérique dont les traits soulagés avaient repris de la couleur.
« Un simple merci est bien peu de chose comparé à tout ce que vous avez fait pour moi, fit-elle avec sourire gêné, alors si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas ! Je vous serai éternellement reconnaissante.
- Eh bien, maintenant que tu en parles, rends-nous un service, évite la communication spirituelle quelques temps, se moqua Tony.
- Oh, ça, crois-moi, c’est fini ! Plus jamais ! »
Elle regarda tour à tour les deux hommes, hésitante, puis poursuivit :
« Dîtes, sans vouloir abuser, est-ce que je peux rester chez vous cette nuit ? J’ai un peu peur de retourner dans mon appartement. »
Remington faillit répondre qu’elle ne risquait plus rien, mais il garda cette pensée pour lui et continua de ramasser le verre éparpillé sur le sol.
« Rem, ça te va ? voulut s’assurer Tony.
- Parce que tu me demandes mon avis maintenant ? grogna-t-il. C’est chez toi, tu fais ce que tu veux. »
Tony fit signe à la jeune femme de le suivre, il parlerait à son amant plus tard. Il la mena jusqu’à la chambre d’ami – qui ne servait jamais – et la laissa s’installer avec McMittens.
« Si je dérange, commença Frédérique, je peux aller à l’hôtel.
- T’en fais pas, il est contrarié, mais ce n’est pas contre toi. Au contraire, ta présence pourrait lui faire du bien.
- J’ai cru comprendre qu’il avait déjà été confronté à un démon. Quand j’y pense, c’est pas croyable que ces trucs existent.
- Oui, mais pour lui, c’était… plus compliqué.
- Je n’ose pas imaginer. Tony, je voulais aussi te remercier. Toi et moi, on se connait depuis la maternelle et on s’est perdu de vue tellement de fois que je ne pourrais même pas les compter. Mais à chaque fois qu’on se retrouve, tu es toujours là pour moi.
- Je t’ai envoyée balader la dernière fois, se rappela-t-il, un peu honteux.
- C’était ma faute. Tu venais de perdre la vue, et moi j’insistais pour te dire que la vie continuait, fit-elle avec un sourire.
- Et tu avais raison. Maintenant, je le sais. »
Ils échangèrent un sourire, puis Tony sortit. Il redoutait déjà la discussion qu’il aurait avec son bien-aimé. Si Rem n’avait montré aucune satisfaction de l’aide apportée à Fred, ce n’était pas parce qu’il l’avait forcé. Du moins, pas entièrement. Le rire démoniaque résonnait encore sur les parois de son crâne et Tony aurait menti s’il avait dit que son écho était absent du sien. L’entité avait reconnu Rem. Et le mutisme de celui-ci n’augurait rien de bon.
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