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Dénué d’étoiles, un ciel d’encre baignait d’une obscurité paisible les rues désertes d’une petite ville oubliée. Nul ne se souvenait de son nom. Ses ruines éternelles n’avaient jamais abrité la vie, pâles reflets d’un monde où l’air était toujours tiède, où le vent soulevait encore les feuilles et faisait danser l’herbe sous ses assauts. Ici, l’un comme l’autre n’étaient que des rumeurs éteintes. La terre était sèche, stérile, rien n’avait jamais poussé. Et la seule animation se résumait au ballet des âmes et des démons qui allaient et venaient pour trouver un peu de tranquillité ou se cacher des autres.

Rem se souvenait de ce lieu, mais il ne s’expliquait pas sa présence. Il l’avait fui trois ans plus tôt. Cependant, quelque chose était différent. L’atmosphère n’était pas aussi lourde qu’auparavant et alors que la panique aurait dû l’envahir, il était calme. Son cœur battait à un rythme lent et régulier. Alors, comment était-il arrivé ici, et pourquoi ? Était-ce un rêve ? D’habitude, ceux-ci recelaient de souvenirs et de craintes. Cela avait diminué avec les années, mais il lui arrivait encore de se réveiller au milieu de la nuit, son rythme cardiaque battant des records de vitesse sur l’autoroute de la peur.

Ses pas le conduisirent à travers les rues désertes ; quelque part, dans le vrai monde, la vie y fleurissait ; chaque centimètre y était foulé, chaque chemin, emprunté avec l’insouciance du quotidien. Rem arriva devant une vieille bâtisse du début du XXème siècle transformée en hôtel. La façade en pierres blanches avaient pris une teinte grise en l’absence de lumière. D’ailleurs, Rem s’étonnait d’y voir aussi bien. Les nuits en Enfer s’étaient toujours résumées à attendre quelque part qu’un soleil ardent se lève. Définitivement, quelque chose n’allait pas. Il devait partir et la sortie n’était plus très loin.

Il se glissa entre les épaisses portes de l’entrée ; le hall n’avait pas changé d’un pouce. Le tapis vert au motif floraux guidait encore jusqu’à l’escalier menant à l’étage. Le comptoir de la réception était orné des trois mêmes taches d’encres et le lustre – un assemblage de verre coloré où se dessinait des fleurs – était toujours traversé par la même fissure.

Là non plus, il n’y avait pas âme qui vive. Ni démon. Rem n’était pas surpris : cette ville n’était intéressante pour personne ici, et peu s’y aventurait. Seulement ceux qui savaient quoi y faire. Il monta au premier où la décoration était tout aussi vieillotte et se dirigea vers l’une des chambres au bout du couloir. La numéro quatre.

« Quatre est l’oubli, quand le feu s’éteint, l’Enfer détourne les yeux. » se rappela-t-il.

Une phrase révélait un jour par un démon contre un service et qui lui avait permis de trouver comment s’échapper. Qu’était devenu ce dernier ? Varnith avait-il découvert son implication ? Le lui avait-il fait payer ? Rem ne se l’était jamais demandé, jusqu’à maintenant.

Il allait pousser la porte, lorsqu’un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. Après une courte hésitation, il s’enfonça dans la pièce. Tout était comme la dernière fois. Les meubles étaient renversés, l’unique fenêtre, fermée, et le rideau en dentelle blanche et sale remuait légèrement. Ce détail était resté gravé dans sa mémoire. Il se souvint s’être demandé comment le tissu pouvait bouger sans courant d’air, et sa joie lorsqu’il avait compris que la sortie était sous ses yeux. Il s’approcha, ouvrit les deux battants et… rien. L’aveuglante lumière blanche et chaude n’était plus cachée derrière. Quelqu’un l’avait-il fait disparaître ?

« Isdar, quelle bonne surprise ! » le fit sursauter une voix grave derrière lui.

Rem se retourna si vite qu’il en perdit l’équilibre et faillit se retrouver par terre. Semblable aux autres démons, Varnith se tenait là, son corps famélique, son sourire immensément satisfait, et des yeux où brûlaient l’envie de voir souffrir les autres. Il avait néanmoins quelques différences : il était plus grand et les cornes sur son crâne étaient plus longues. Il contempla plusieurs secondes la terreur sur le visage de son ancien esclave puis fit un pas dans sa direction :

« Assez joué, il est temps de revenir, tu ne crois pas ? J’envisagerai peut-être de te pardonner. Il te suffirait de me dire qui t’a parlé de cette porte.

  • C’est un rêve, n’est-ce pas ?
  • Il n’en est pas moins réel. Alors, qui ?
  • Tu dois déjà avoir une idée.
  • Évidemment. Mais confirme-le-moi, et tu pourras revenir auprès de moi. Je ne te punirai pas.
  • Comme si j’en avais envie !
  • Oh, mais… c’est le cas, non ? Parce qu’avec moi, tu sais exactement ce qui t’attend, pas de mauvaise surprise, rit Varnith. Ose me dire que tu n’as jamais regretté ton départ.
  • Non, je n’ai aucun regret ! fit Rem d’un air faussement certain.
  • Bien, si tu le dis. Mais nous savons tous deux la vérité. »

Un rictus moqueur étira ses lèvres fines tandis qu’il observait celui qu’il convoitait. Ses orbites, telles des noyaux flamboyants, semblaient rire de la situation. Varnith savait-il quelque chose que Rem ignorait ?

« Alors, tu te décides à me donner un nom ?

  • Ce n’est qu’un rêve. Tu ne peux me forcer à rien ici.
  • Mon petit Isdar montre les crocs, le railla-t-il. N’oublie pas qui tient ta laisse.
  • Trois ans et tu ne t’es pas encore vengé. Redoutes-tu que l’on rit derrière ton dos ?
  • De la provocation ? Tu peux faire mieux que ça, non ?
  • Je ne te dirais rien.
  • Bien. Tu sais que ça aura des conséquences. »

Oui. Varnith n’était pas du genre à user de la force pour obtenir ce qu’il voulait. Il préférait la ruse. Rem avait été le témoin privilégié de ce talent et savait que l’ignorer pourrait l’amener à faire exactement ce que le démon voulait.

« J’éprouve un plaisir immense à te regarder te tordre comme une larve sur des braises, poursuivit-il en relevant son menton pointu, et il sera encore plus grand lorsque tu ramperas devant moi en me suppliant de te reprendre.

  • Je ne reviendrai pas.
  • Qui essayes-tu de convaincre ? Toi ou moi ? Tu devrais essayer d’avoir l’air plus sûr de toi quand tu parles.
  • Pourquoi tu ne me laisses pas tranquille ? Tu peux avoir qui tu veux.
  • N’avons-nous pas déjà eu cette conversation ? Tu m’es destiné, grâce à ta mère. Aurais-je besoin d’une autre raison ? Arrête de faire la moue et accepte-le ! »

Rem posa un regard affligé sur son ancien maître, sans trouver quoi répondre. Il aurait aimé lui clouer le bec une bonne fois pour toutes, mais son esprit restait vide.

« Tu devrais songer à tous les avantages que tu aurais avec moi. Je t’ai bien traité, je t’ai aidé à t’endurcir et je t’ai toujours protégé. Tu sais aussi que je peux faire bien plus.

  • Tu m’as privé de ma liberté et de mon libre-arbitre.
  • On n’a rien sans rien. Et tu finiras par t’en rappeler. »

Sur ces mots, il disparut, laissant le jeune homme avec une profonde angoisse. Son monde fut de nouveau rempli d’incertitude et de peur. Mais ces deux-là l’avaient-ils un jour quitté ? S’ils lui étaient parfois désagréables, Rem les connaissait par cœur. Il savait ce qu’il pouvait en attendre et passait volontiers sur le fait que les deux compères l’étouffaient. Ce n’était pas si grave, n’est-ce pas ? Il parvenait à vivre et… qui les remplaceraient s’ils n’étaient plus là ? Quelque part, il les trahirait s’il les rejetait. Et qu’aurait été leur crime ? Vouloir le protéger, lui éviter de se retrouver dans des situations impossibles ?

Rem ouvrit les yeux. Il sentit son cœur battre violemment dans sa poitrine, mais l’ignora. La chambre était plongée dans le noir, seule la lumière blême de la lune glissait à travers les rideaux fins. Il entendit tout près de lui la respiration lente de Tony. Prenant garde à ne pas le réveiller, il se leva et prit la direction du couloir. Toutefois, deux yeux le suivaient déjà, attentif aux moindres de ses mouvements et lorsqu’il passa la porte, il entendit une succession de cliquetis sur ses talons.

« Non Alpha, reste là ! » ordonna-t-il au border collie à voix basse.

Le chien s’assit puis le fixa. Dans son regard hétérochrome se lisait une détermination sans faille. Alpha était habitué à obéir, mais Rem sut en le voyant qu’il ne l’écouterait pas.

« Petit futé, tu comprends tout, hein ? Bon, d’accord, viens ! »

Ils descendirent tous deux à la cave où Rem reprit la création d’un nouveau talisman. Alpha s’était couché près de l’escalier et l’observait, la tête posée sur l’une de ses pattes. En fidèle compagnon, il veilla sur son second maître le reste de la nuit, percevant que quelque chose l’inquiétait.

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