Chapitre 2 : Omnia Pretium Habent

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 Tony passa sa main dans ses cheveux châtains pour les coiffer ; impeccablement taillés, coupés court sur les côtés, ils se fondaient doucement vers un sommet plus long qu’il fallait discipliner avec une légère touche de cire. Il vérifia ensuite si une mèche rebelle ne s’était pas faite la malle, puis appela Rem :

« Comment je suis ?

  • Parfait, à tout point de vue ! Apollon lui-même n’aurait pas fait mieux, répondit celui-ci en s’accoudant à l’encadrement de la porte.
  • Petit flatteur, va ! Continue, j’aime ça ! fit-il avec entrain.
  • Finalement, ce n’est pas si mal que tu ne puisses rien voir, ça t’évitera de te noyer dans ton reflet, Narcisse ! » le taquina son amant.

Il s’avança dans la petite salle de bain, attrapa la brosse à dent de Tony, y plaça une noisette de dentifrice et la glissa dans sa main.

« Je pouvais le faire tout seul, tu sais ? Je suis un grand garçon, fit le fruit du dieu grec.

  • Je n’ai pas le droit d’être attentionné ?
  • Si, si, répondit-t-il en enfouissant la tête de la brosse à dent dans sa bouche. Ch’est que je penshais que tu étais toujours contrarié, pour hier.
  • Ne parle pas la bouche pleine, tu vas mettre du dentifrice partout.
  • Faut bien que ch’trouve comment occuper tes journées ! se moqua-t-il.
  • J’en connais un qui va s’occuper du ménage.
  • Ch’peux pas, ch’suis aveugle, tu te rappelles ?
  • Et tu faisais comment quand je n’étais pas là ? Tu demandais à ta mère ?
  • Ch’charmais des beaux garçons, et puis, quand ch’en ai eu marre, ch’t’ai trouvé toi !
  • Tu as toujours été un grand romantique. »

Tony se tourna un instant vers lui et lui adressa un large sourire d’où s’échappait de la mousse blanche. Dès qu’il la sentit couler sur son menton, il gloussa et attrapa la serviette à proximité.

« Tu es certain d’avoir trente ans ? » fit Rem dont les yeux brillaient d’amusement.

Tony cracha dans le lavabo puis répliqua avec fierté :

« Je suis resté très jeune ! »

Il profita des quelques secondes de ce bonheur partagé puis les traits de son visage se durcirent tandis qu’il repensait à cette nuit.

« Tu n'as pas bien dormi, hein ? Je me suis réveillé à quatre heure, et tu n’étais plus là.

  • Varnith, répondit Rem, une pointe d’aigreur dans la voix. Il voulait que je sache qu’il m’avait retrouvé. Et il m’a aussi demandé de lui donner le nom du démon qui m’a parlé du portail.
  • Un démon t’a aidé ? Tu ne me l'as jamais dit.
  • Oui. Il n’est pas comme les autres. Serael méprise les démons supérieurs. Ceux qui n’ont jamais été humain. Et il a toujours dit être navré de ma condition, mais je crois qu’il aimait davantage l’idée d’emmerder Varnith.
  • Tu veux dire… l’ange Serahaël¹ ? »

Devant le silence de son amant, il poursuivit d'une voix moqueuse :

« Comment tu peux en connaître autant sur les démons et ne rien savoir sur les anges. Regarde sur internet. »

Rem sortit son téléphone de sa poche, tapa le nom de l’ange présumé et lut tout haut un texte qui comptait l’histoire de celui-ci :

« Et vint l’Envoyé au Visage de Brume, qu’on nommait Serahaël dans les langues de lumière.


Il marchait entre les enfants d’Adam sans bruit, vêtu d’un manteau tissé de ciel et de cendre.


Dans sa main gauche brillait l’éclat de la première étoile, et dans sa main droite, la braise du Jugement.


Il vit les douleurs de l’homme, et son cœur trembla.

Alors il pleura – non pas d’ignorance, mais de choix.

Car il savait que la Loi est droite, mais que l’Amour est plus profond encore.


Il parla aux veilleurs de la Nuit et leur dit :

Je ne viens ni pour juger, ni pour condamner, mais pour me souvenir avec eux.


Les archanges l’entendirent, mais se détournèrent.

Et alors la Voix l’appela hors du Royaume.

Il tomba, mais non comme les autres.

Il ne cria point, ne se rebella point.

Il s’effaça, comme la lumière quitte doucement l’aube.


Et nul de se souvient de lui, sauf ceux dont les âmes portent encore la trace du feu et de la pluie. »


Il relut pendant plusieurs secondes le texte, sans totalement comprendre ce qu’il voulait dire.

« Bon, et pour ceux qui ne sont jamais allé au catéchisme ? grogna-t-il.

  • La tour de Babel, ça te dit quelque chose ?
  • Vaguement.
  • Après le Déluge, les Hommes parlent tous la même langue et entreprennent de bâtir une tour dont le sommet touche le ciel. Pour se faire un nom. Un projet orgueilleux aux yeux de Dieu qui brouille leur langage afin qu’ils ne se comprennent plus et les disperse sur toute la Terre. Certains récits disent que Dieu lui-même aurait fait disparaître la tour, peut-être même lorsque les Hommes étaient encore dessus. Un ange se serait opposé à la dispersion des Hommes. Il aurait tenté de préserver l’unique langage et aurait désobéi à Dieu, refusant de les séparer d’une quelconque manière. Sa compassion envers l’Humanité a conduit à sa chute. Il a préféré les Hommes à Dieu.
  • Tout l’inverse de Lucifer. Enfin, si on croit à ces choses-là.
  • Comment peux-tu être encore sceptique après tout ce que tu as vécu ? déplora Tony.
  • Pour moi, un chat est un chat. Les Égyptiens en ont fait une incarnation divine. Ça ne veut pas dire que c’est ce qu’ils sont.
  • Si tu veux… Mais ce n’est pas étonnant qu’il t’ait aidé, fit Tony avec un sourire en coin.
  • Pourquoi ?
  • Serahaël était un ange qui aimait profondément les humains. Plus qu’aucun autre. Sa déchéance n’a pas dû changer sa nature. Là où Dieu a vu de l’arrogance, il y a vu de la persévérance. Il ne voyait rien de mal à ce que les Hommes essayent de s’élever. À quoi il ressemble, tu t’en souviens ? »

Le petit rictus amusé sur les lèvres de Tony intrigua son amant. Il secoua les épaules d’indifférence, expliquant qu’il ressemblait à tous les autres démons. Un détail lui revint cependant en mémoire :

« C’était le seul à… je ne sais pas. Dans sa façon d’agir, de parler, il y avait… une certaine sagesse. À tel point que je me sentais en confiance avec lui. Lorsqu’il m’a parlé du portail, c’était comme s’il me lançait un défi. Allais-je oser défier Varnith ?

  • Il n’y a pas une image de lui lorsqu’il était un ange ?
  • Bien sûr, laisse-moi voir son Insta’ ! » ironisa le sorcier en faisant glisser la page sous son doigt.

Un peu plus bas, il découvrit une silhouette longiligne aux longs cheveux d’argent. Les traits de son visage étaient doux et fins, son regard, aussi froid que de la glace et aussi aiguisé qu’une lame. Sur son dos étaient accrochées trois paires d’ailes et le reste de son corps était d’un blanc éclatant. Dans ses mains, une épée accompagnait un bouclier. Rem contempla la représentation de Serahaël – était-ce vraiment le démon qu’il avait connu ?

« Tu sais déjà à quoi il ressemble, hein ? Tu essayes encore de me dire que je n’ai pas à me méfier des femmes.

  • Les anges sont asexués, se défendit Tony.
  • Tu… Tu me saoules avec ça ! Tu n’arrêtes pas ces derniers temps ! s’enflamma-t-il en croisant les bras.
  • Rem, eh ! Je ne te juge pas, tu le sais. Je veux que tu puisses travailler là-dessus, avec des personnes de confiance. Maintenant tu connais Fred, tu pourrais peut-être envisager de la fréquenter ?
  • Et tu veux que je rencontre ta mère. Tu devrais t’enregistrer, ça t’économiserait de la salive.
  • Ce serait mal, tu crois ? Qu’est-ce que tu risques ?
  • J’en sais rien ! Peut-être qu’elle ne m’aimera pas ! Peut-être que je ne serais pas assez bien pour son fils ! Peut-être que je serais trop bizarre à ses yeux !
  • Rem, fit Tony d’une voix réconfortante, elle sait que je suis heureux avec toi et pour elle, c’est tout ce qui compte. Elle veut connaitre celui pour qui je suis fou d’amour.
  • Tu crois que c’est le moment ? Avec Varnith sur mes talons.
  • Il l’a toujours été. Ta tranquillité n’était qu’une illusion dont tu t’es contenté en espérant que ça ne changerait jamais. Mais les choses sont toujours en mouvement, et si tu ne le suis pas, il t’emmène quand même avec lui. »

Rem détestait l’entendre répéter ce genre de chose. Il avait le sentiment d’être incompris. Ou peut-être était-ce l’inverse. Son amant savait exactement ce dont il avait besoin. Néanmoins, il ne prenait pas en compte ce dont Rem était capable et ce qu’il pouvait endurer. Il craignit de refuser – Tony n’était pas du genre à céder à la colère, mais il tenait vraiment à cette rencontre – les arguments habituels n’étaient pas valables. Son bien-aimé n’était pas un sorcier, sa mère ne pouvait donc pas l’être non plus. Même s’il le savait, Remington la redoutait comme il redoutait chaque femme. Bien sûr, la petite voix effrayée dans sa tête avait tort de s’exprimer, mais elle n’avait jamais vu qu’une femme, qu’une mère pouvait être gentille ou aimante.

Rem repensa à Serahaël. Homme, femme, cette entité était à la fois les deux et aucun des deux. Était-ce vraiment important ? Les actions ne parlaient-elles pas davantage que le sexe ? Il aurait voulu s’en convaincre avant que la petite voix ne reprenne le dessus, lui rappelant qu’aucunes n’étaient dignes de sa confiance. Elle lui criait de se souvenir de sa mère qui n’avait jamais eu de mots tendres pour lui. Elle glissa dans son esprit l’image de regards sévères. Lui, un homme qui pratiquait si mal la magie. Quelle honte ! Elle fit résonner sur les parois de son crâne l’écho d’un rappel implacable : il n’avait sa place qu’en Enfer ou dans la mort pour elles.

« Allez, insista Tony, ce n’est qu’une petite bonne femme dont le seul défaut est la gentillesse. Tu verras, dès qu’elle aura posé les yeux sur toi, je n’existerai même plus !

  • D’accord, se résout-il après un long soupir, songeant qu’un nouveau refus provoquerait une dispute. Mais pas de coup fourré cette fois. Tu me préviens !
  • Bien sûr, sinon qui cuisinera ? » lui lança-t-il sur un ton enjoué.

S’il arrivait parfois à Rem de lui en vouloir, les pirouettes de son amant avaient presque toujours raison de sa mauvaise humeur. Il glissa une main près de ses reins, le tira contre lui, puis l’embrassa.

« Ne t’en fais pas, ajouta Tony, tout se passera bien ! »

¹. Ici, Serahaël est écrit sous la forme angélique.

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