2.

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Il était presque midi lorsque Frédérique entra dans la cuisine. Elle avait suivi une délicieuse odeur de laurier et de thym provenant d’un plat qui mijotait dans une poêle. Rem lui tournait le dos, transférant ses pâtes dans un égouttoir.

« Bonjour », fit-elle en frottant son visage encore endormi.

Le jeune homme sursauta – il l’avait presque oubliée – et manqua de se brûler.

« Bonjour, répondit-il simplement avant de se reconcentrer sur sa tâche.

  • Pardon, je ne voulais pas vous faire peur.
  • Autant se tutoyer », fit-il en songeant que Tony n’abandonnerait pas l’espoir de les voir devenir ami.

Il se retourna vers elle, observa un instant ses cheveux en bataille puis demanda :

« Pas de cauchemar ?

  • Non, j’ai dormi comme un bébé. Ça faisait longtemps.
  • Depuis le démon ?
  • Non, avant. Après le diagnostic, l’état de ma femme s’est dégradé rapidement. J’ai dû apprendre à gérer ses soins en plus de m’occuper de l’appartement et du reste.
  • Elle avait un cancer, c’est ça ?
  • Oui, Maddie… Madeleine, mais elle détestait son prénom, alors elle préférait Maddie, expliqua-t-elle avec un sourire triste. Elle avait un glioblastome multiforme, ça touche le cerveau. Les médecins ont mis tellement de temps à trouver ce qu’elle avait... Au début, ils pensaient que c’était du stress ou un trouble hormonal. Elle avait d’horribles migraines qui ne passaient pas. Puis il y a eu la fatigue, elle n’arrivait plus à se concentrer, parfois même elle était confuse. Là, ils étaient sûrs ! Elle faisait un burn-out à cause de son travail. Elle était esthéticienne, elle prenait beaucoup de plaisir à chouchouter ses clients, mais sa patronne était une connasse. Elle était toujours sur son dos, alors on s’est dit que c’était peut-être ça. Elle a suivi un traitement, vu un psy pendant des mois, mais son état a continué à empirer. Elle s’est mise à avoir des nausées et à vomir. Maddie a alors décidé d’aller voir un nouveau médecin, elle n’avait plus confiance en ceux qui l’avaient examinée. Mais il lui a donné le même diagnostic. Pour lui aussi, c’était du stress, elle devait se montrer patiente. Et là, il y a eu les crises d’épilepsies et elle s’est retrouvée partiellement paralysée. Son dernier médecin était parti en vacances, alors elle a eu l’un de ces collègues. Il l’a envoyée faire une IRM et… on a su. Son cancer était déjà à un stade avancé. Il lui avait donné douze mois à vivre, elle en a tenu sept.
  • Tu n’avais pas besoin qu’un démon vienne s’ajouter à tout ça, déplora Rem.
  • Non, mais, c’est ma faute…
  • Non, il ne faut pas te sentir coupable d’avoir attiré leur attention. C’est ce pourquoi ils vivent.
  • Je sais qu’après tout ça, je ne devrais pas demander mais… est-ce qu’il existe un moyen pour parler aux morts ? »

Rem secoua tristement la tête, comprenant que la jolie rousse éprouvait une profonde peine de la perte de son aimée.

« Il faut les laisser partir, c’est mieux pour eux. Quand ils restent, leur existence n’a plus de but. Ils ne peuvent pas communiquer avec les vivants, ils sont condamnés à les voir vivre. Ils deviennent fous, ne savent plus ce qu’ils sont, ni qui ils sont. Si je peux me permettre un conseil, vis ton deuil, ne l’ignore pas. Ressens la douleur, la tristesse, c’est ton dernier lien avec elle. La preuve qu’elle a existé. Mais ne t’y accroche pas. Je ne la connaissais pas, mais elle devait tenir à toi, elle ne voudrait pas te voir malheureuse.

  • Tu as déjà perdu quelqu’un ?
  • Non, je n’ai jamais eu personne à perdre. Avant Tony.
  • Pourtant, de la façon dont tu parles, on dirait.
  • Quand on est seul, on observe les autres et on apprend d’eux. »

Frédérique lui adressa un sourire compréhensif, puis elle s’approcha pour jeter un œil à ce qu’il préparait. Dans la poêle, courgettes et tomates se mélangeaient dans des teintes d’été. Un éclat de gourmandise passa dans les prunelles de la jeune femme tandis qu’elle se tournait vers Remington :

« Tony m’a dit que tu aimais cuisiner. Il n’a pas menti, ça a l’air délicieux !

  • Oh, c’est un plat assez simple, répondit-il en sentant ses joues rougir.
  • Je suis de celles qui se contentent des pâtes, et encore ! lâcha-t-elle avec un petit rire. Une fois, je les ai oubliées. C’est l’odeur de brûler qui m’a fait réagir. Lorsque j’ai sorti la casserole du feu, il n’y avait plus d’eau, et les pâtes étaient colées et cramoisies au fond. J’ai dû frotter ma casserole pendant des heures pour la récupérer tant elle était devenue noire. »

Les lèvres de Rem s’étirèrent malgré lui lorsqu’il s’imagina la scène. Une telle chose risquait bien de lui arriver ; il laissait souvent ses décoctions mijoter, parfois pendant des heures, et ne restait à côté que s’il avait autre chose à faire dans la cave.

« Où est Tony ? demanda Frédérique en le cherchant du regard.

  • Dans le jardin, il sort Alpha. »

Celui-ci les rejoignit peu après, accompagné de la boule de poil qui traversa la cuisine à la vitesse de l’éclair avant de s’enfonçait dans le salon pour revenir quelques secondes plus tard.

« Mais c’est qu’il est tout content mon pépère ! fit Rem en s’accroupissant, ce qui eut pour effet d’attirer Alpha vers lui. On a fait son pipi comme un grand garçon ? Mais oui ! »

Il flatta énergiquement l’encolure du border collie qui sembla apprécier, les yeux mi-clos. Et dès qu’il retira sa main, le chien repartit de plus belle dans sa course effrénée.

« Ça y est, tu l’as rendu dingue ! s’amusa Tony.

  • Il était déjà comme ça en rentrant, se défendit-il, et tu sais ce qu’on dit, tel maître, tel chien.
  • Tu m’as déjà vu courir partout dans la maison comme le plus heureux des hommes ?
  • Peut-être que tu devrais essayer ? Et si ça te plaisait ?
  • Ne me tente pas ! J’ai hâte que tu viennes t’occuper de moi une fois que je me serais manger un mur.
  • Ça me rappelle que tu faisais une excellente imitation du gorille ! » pouffa Frédérique.

Rem leva un sourcil interrogatif vers elle. Son amant était capable de bien des choses, surtout pour faire rire, mais jamais il n’avait assisté à une telle performance.

« Non, non, non ! Interdiction de ressortir les vieux dossiers, j’étais jeune ! se défendit Tony.

  • Ton homme a le droit de connaître tes talents ! protesta-t-elle en adressant un clin d’œil à celui-ci. Il adorait faire le gorille en cours de SVT quand on était au collège. Je crois que le prof n’a jamais su que c’était toi.
  • Maintenant j’attends de te voir à l’œuvre ! fit Rem en croisant les bras.
  • J’espère que tu as l’imagination fertile, parce que ce sera seulement dans tes rêves ! rétorqua-t-il avant de lui tirer la langue. C’est prêt ? On mange ?
  • Ne crois pas t’en tirer comme ça !
  • Et pourtant, regarde ! C’est ce que je vais faire ! »

Tony fit aussitôt volte-face et se précipita dans la salle à manger en riant de façon machiavélique. Rem secoua la tête, attendri, et échangea un regard entendu avec Frédérique. Quel numéro celui-là ! Cette dernière se pencha vers lui comme pour une confidence et murmura :

« Je dois avoir une vieille vidéo qui traine ! »

Un sentiment de satisfaction l'envahit tandis qu’il songeait à la jeune femme comme une alliée de taille face à son taquin de petit-ami. Excepté le retour de Varnith dans sa vie, sa rencontre avec elle n’était pas une si mauvaise chose. Elle connaissait cette partie de la vie de Tony – avant sa cécité – et le garçon qu’il était alors. Le sorcier s’était toujours demandé à quel point cet événement l’avait changé. Frédérique pouvait-elle lui révéler quelques secrets enfouis ? Un moyen de se venger pour toutes ses plaisanteries ? Ou même à le connaître un peu mieux ?

« Eh ! Quand est-ce qu’on mange ? J’ai faim ! lança le trublion depuis la salle à manger.

  • Ça arrive, si messire veut bien se donner la peine de s’installer.
  • Messire accède à votre requête, cher hôte ! » répondit-il sur un ton presque théâtral.

Rem s’approcha de Frédérique, une lueur malicieuse dans le regard et chuchota :

« Je veux tes plus gros dossiers sur cet énergumène !

  • Tu ne vas pas être déçu ! » répondit-elle avec un clin d’œil complice.

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