5.
Un soleil éclatant réchauffait leurs joues rougies par un vent frais. Alpha, lui, semblait content de partir en balade. Même s’il devait se concentrer pour guider son maître, mettre sa truffe dehors était toujours une bonne expérience.
Fred marchait à côté de Tony et l’observait. Son ami d’enfance était devenu un très bel homme. Elle avait toujours envié son assurance et sa capacité à rebondir, peu importait les épreuves qu’il traversait. Aujourd’hui encore, il était le même. Peut-être à peine plus mature.
« Dis, Rem ne sort jamais ? finit-elle par demander.
- Dans le jardin, et encore. Il a trop peur de qui il pourrait croiser.
- Il est vraiment en danger ?
- Eh bien, oui et non. Je le crois quand il dit que des sorcières veulent sa peau. Mais il dit aussi qu’elles sont rares. Alors ce serait vraiment pas de chance s’il en croisait une, et encore plus si elle le connaissait. J’ai beau lui dire que ce n’est pas écrit sur son visage qu’il est un sorcier, je n’arrive pas à le raisonner. Sa peur prend le dessus.
- Tu ne m’as pas dit comment tu l’as rencontré.
- Je rentrais chez moi, et il m’a rentré dedans, répondit-il en retenant un rire.
- Quoi ?
- Il venait tout juste de sortir de l’Enfer. Il pensait qu’il était poursuivi et ne savait pas où il allait. Il cherchait où se cacher. À sa voix, j’ai compris qu’il était terrifié. Son histoire était confuse et un peu tiré par les cheveux. Et je me suis dit que c’était sûrement un gars paumé qui avait besoin d’aide. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je lui ai dit de venir chez moi.
- Tu n’es jamais si insouciant, remarqua-t-elle.
- Je sais, mais… j’ai senti qu’il avait besoin de moi. Je voulais au moins qu’il se calme. Je me suis dit qu’après un repas et une bonne nuit de sommeil, il irait mieux. Il était affamé, et pendant qu’il mangeait, je l’entendais gigoter sur sa chaise, comme s’il regardait partout autour de lui. J’ai pensé qu’il avait été agressé, je lui ai proposé d’appeler la police, mais il a refusé. Je l’ai amené jusqu’à la chambre d’ami pour qu’il se repose, et je suis parti me coucher sans savoir s’il serait toujours là le lendemain matin.
- Et il est resté.
- Oui, mais pas là où je l’avais laissé. C’est Alpha qui l’a retrouvé. Il s’était caché dans la cave, sous les escaliers. À cette époque, on ne l’avait pas aménagée, il devait avoir froid, mais il s’y est senti en sécurité. J’ai décidé de le laisser rester pour quelques jours, je ne voulais pas le renvoyer d’où il venait. Il n’était pas très bavard au début. Et il était mal à l’aise, il ne savait pas comment se comporter avec moi. À la fois parce que j’étais aveugle, mais aussi parce que j’étais un homme. Il voulait me remercier et il essayait d’aller au-devant de moi. Par exemple, il voulait m’aider à me déplacer, il me rapprochait des ustensiles de cuisine, mais c’était plus perturbant qu’autre chose. J’ai l’habitude qu’ils soient à une certaine place et Rem m’a fait perdre mes repères plus d’une fois. Et puis, je l’ai questionné une nouvelle fois sur ce qu’il avait vécu. Et il a répété la même chose. Les sorcières, les démons, l’Enfer, sa fuite. Il a vu que je n’en croyais pas un mot. J’ai même tenté de lui faire comprendre que ces choses-là n’existaient pas, alors il a dit qu’il allait me prouver le contraire. Il est allé dans ma cuisine et a sorti plusieurs ingrédients qu’il a mélangé. Je ne saurais plus te dire quoi, mais il m’a fait boire sa mixture et… je l’ai vu. Ça n’a duré que quelques secondes, ça s’est estompé rapidement. Rem m’a expliqué qu’il ne pouvait pas faire mieux, que ces ingrédients-là étaient trop faibles pour que l’effet perdure. Mais ça a suffi pour que je le crois.
- Attends, Tony, il pourrait te rendre la vue ?
- Il me l’a proposé. Il faudrait pour ça que je boive ses décoctions tous les jours jusqu’à la fin de ma vie, mais j’ai refusé. Je suis habitué maintenant, ça ne m’empêche pas de mener ma vie. Bref, un mois a passé, puis deux, puis trois. Rem est resté, nous sommes tombés amoureux et voilà.
- Excuse ma question, mais… Rem est gay ? Ou à cause de sa peur des femmes, il s’est tourné vers les hommes.
- Peut-être un peu des deux. Je ne sais pas, je ne lui ai jamais demandé. Je sais qu’il m’aime, ça me suffit.
- En même temps, tu es la seule personne dans sa vie, lui souligna-t-elle. Tu es son phare dans la tempête, la boussole qui lui indique le nord, l’air qu’il respire…
- Je sais, la coupa-t-il d’une voix chargée de tristesse. C’est pour ça que je veux qu’il s’ouvre aux autres. Mais si je le pousse trop, il se ferme comme une huître. Voilà pourquoi j’aimerais que tu passes du temps avec lui.
- Comment ça se fait qu’il n’a pas rencontré ta mère ? C’est une femme adorable, elle devrait parvenir à l’apaiser.
- Je le pense aussi, mais Rem a toujours paniqué à cette idée. Au point de faire des crises d’angoisse. Il en fait beaucoup moins qu’au début, c’est pour ça que je lui en ai reparlé ce matin. Pour une fois, il n’était pas totalement contre. Mais je sais que le jour-J, il va paniquer.
- Pourquoi ?
- Sa mère. Il projette tout ce qu’elle lui faisait sur les autres. Ce n’est pas conscient, ça fait partie des raisons de son angoisse. Il n’en dit rien, mais le fait que sa propre mère l’ait vendu à un démon, ça l’affecte encore énormément. Il a toujours souhaité qu’elle soit fière de lui, il a essayé encore et encore d’être ce qu’elle voulait qu’il soit. Mais il ne pouvait pas y arriver. Elle lui a fixé un objectif qu’aucun homme ne peut atteindre, et il a quand même essayé. Et la seule chose qu’il a récolté, ce sont des insultes, un dénigrement constant et parfois des coups. Et ça me crève le cœur quand il y repense et qu’il me demande pourquoi elle ne pouvait pas agir différemment avec lui. Pourquoi elle ne pouvait pas comprendre. Pourquoi elle refusait de lui montrer son affection. Parce que malgré tout, lui, il l’aime. Et il la déteste aussi. Mais elle reste sa mère. Il y a une partie de lui qui ne peut pas faire autrement que de l’aimer.
- Tu n’as pas peur qu’il compare ta mère et la sienne, et qu’il rumine encore plus ?
- Ma mère va l’aimer, je n’ai aucun doute là-dessus. Et elle va tellement l’inonder d’amour que j’espère qu’il en oubliera la sienne. Il va forcément les comparer à un moment ou à un autre, mais je ne le laisserai pas broyer du noir.
- Tu as l’air de beaucoup tenir à lui. Je suis contente pour toi. Il a aussi l’air très amoureux de toi.
- Qu’est-ce que tu veux, l’intelligence, le charme et la beauté, fit-il en se désignant, il n’avait aucune chance ! Toute résistance était impossible !
- Je crois qu’il m’a dit qu’il aimait les hommes avec les chevilles gonflées. Effectivement, ça ne pouvait être que toi ! » pouffa-t-elle.
Tony l’imita – il l’avait bien cherché. Son amie n’avait jamais manqué une occasion de le taquiner, et rien ne semblait avoir changer. En fait, si, il y avait bien quelque chose. Cette lueur affligée qui se cachait au fond de son regard azur et qui ressortait par moment. Frédérique avait toujours été une jeune femme pétillante, le rayon de soleil qui illuminait la journée de ceux qui l’entouraient.
« Je suis désolée, tu sais. De ne pas avoir donné de nouvelles pendant des années et de t’avoir recontacté seulement parce que j’avais l’impression de devenir folle.
- Arrête, on a grandi ! Tu avais ta vie, j’avais la mienne, et après ce que je t’avais dit, je comprenais ton silence.
- Oui, quand on était des gosses. Mais tu m’as envoyé plusieurs messages plus tard, et je n’ai jamais pris le temps de te répondre. Je voudrais qu’on reste en contact, cette fois. Après tout, je n’habite pas si loin que ça.
- Ça me ferait plaisir d’entendre ta voix plus souvent », admit Tony.
Ils arrivèrent devant le supermarché et s’engouffrèrent à l’intérieur. La dernière fois qu’ils l’avaient fait ensemble, leurs achats se composaient de paquets de chips, de sodas, et des bonbons en plus pour Tony. Ils passaient alors leur après-midi avec leur bande d’amis à parler de tout et de rien, à se lancer des défis plus stupides les uns que les autres. Tony se rêvait en futur rock star et Frédérique s’imaginait déjà voyager dans les cieux vers des destinations paradisiaques.
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