Il est 3h06 quand elle abandonne. Le sommeil ne viendra pas. Il ne vient plus vraiment depuis des semaines. Il semble parfois approcher, juste assez pour frôler son esprit avant de disparaître, comme un compagnon cruel. Elle reste là, les yeux ouverts dans le noir, figée dans un lit qui ressemble de plus en plus à une scène vide. Son corps est lourd et pourrait dormir. Mais sa tête, elle, tourne sans fin. Elle se lève doucement, enfile un pull trop grand qui garde encore une légère odeur de tabac froid. Pieds nus sur le parquet, elle traverse silencieusement l’appartement avec son chat à ses côtés. Dans le salon-atelier, la toile l’attend, blanche, inerte. Elle la regarde un instant, soupire, prend un pinceau... puis le repose. À quoi bon ? C’est toujours la même question. Qu’elle peigne ou pas, qu’elle crée ou pas, le monde tourne sans elle. L’impression d’être un détail flou dans un tableau immense, insignifiant. Elle prépare un café même à cette heure avancée. L’amertume du liquide lui brûle la gorge, mais au moins cela prouve qu’elle est encore là, présente dans ce corps fatigué par ses pensées incessantes. Elle ouvre son carnet où se trouvent des dessins inachevés, des croquis nerveux et des idées griffonnées sur les bords des pages. Elle y écrit une phrase à l’encre noire : « Et si je n’étais pas faite pour ce monde ? » Le carnet reste ouvert sur la table, puis elle retourne à la toile. Cette fois, elle prend le pinceau, le trempe dans le bleu nuit, trace une ligne, puis une autre. Des formes floues, des silhouettes, un chaos doux. Elle peint sans réfléchir, sans projet. Juste pour que ça sorte et faire taire un peu le tumulte. Il est bientôt cinq heures quand elle recule. C’est laid et brut. C’est vivant et c’est à elle. Elle sourit, malgré les cernes, malgré le doute. Peut-être que ça ne changera rien. Peut-être que personne ne verra jamais cette toile. Mais elle existe.
Et c’est déjà ça.