Douze ans résumés en un chapitre

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                Encore aujourd’hui, quand je repense à la scène, je la trouve surréaliste… J’étais là, le treillis maculé, le visage à peine nettoyé, sur le canapé d’une inconnue à boire un café en lui expliquant la situation… J’ai vu dans ses yeux qu’elle n’y croyait pas totalement, et il y a de quoi… Un Prêtre de la Mort, qui y croirait… D’ailleurs, sa première question quand j’ai terminé de vider mon sac a été assez éloquente.

                — Quand vous dites que vous travaillez pour La Mort, vous parlée de l’Armée ? Vous êtes un… Tueur ?

                Un bout de moi sourit, un autre pleure devant ce constat, cette vérité.

— Oui… Un tueur, un effaceur, un nettoyeur… J’acquitte des dettes…

                Elle me présente un sourire compatissant avant de répondre.

— Un comptable, en sommes.

                Je me souviens de la surprise qu’a suscité sa réponse en moi, et de ce que j’ai dit après.

— Ca ne vous fait rien de plus ? Pas de peur ? De dégout ?

                Elle haussa les épaules, ce qui fit glisser ses cheveux de ses épaules à son dos et révéla son cou majestueux.

— Ce que je vais dire est très pragmatique, mais… Il en faut… Sinon, ce serait vite le chaos, n’est-ce pas ?

                J’ai ris. Un petit rire gêné, presque nerveux. Elle s’est relevée et a ajouté.

— Vous devriez aller vous laver et vous changer. Je pense que vous devriez aussi aller vous reposer. Mais comme je doute que vous parveniez à trouver le sommeil, j’ai prévu de faire des lasagnes pour mon dîner. Je mets deux couverts ?

— Euh… Je… Je…

                Oui, j’ai toujours eu beaucoup de répartie, mais une femme qui me plait, c’est ma kryptonnite.

— Je comprendrais que vous refusiez, vous savez…

— Non, non… Je viendrais avec plaisir. C’est juste… Inattendu…

                Son regard exprimait une profonde compassion à mon égard, comment aurais-je pu dire non ?

— Alors vous avez une heure devant vous. Filez.

— Merci.

                Je suis rentré chez moi, je me suis déshabillé, j’ai inondé mon treillis de liquide vaisselle puis je l’ai mis à tremper dans l’eau froide (Il n’y a rien de mieux pour retirer du sang incrusté dans le tissu), et je suis allé me laver. Une douche brulante, pour délasser mes muscles, dessaler ma peau, et essayer de vider mon esprit. Quand je suis sorti, Elle m’attendait. Sans fioritures, sans peau blanche, sans longs cheveux blondes, sans sourire amoureux, sans fine robe d’été. Juste le célèbre squelette, la bure noire avec la capuche rabattue et la faux. Même si Son crane était majoritairement caché, et bien qu’Elle n’ait pas d’yeux à proprement parler, j’ai vu deux flammes mauvaises briller dans Son regard.

— Tu as commis une terrible erreur.

                J’étends ma serviette pour qu’elle sèche puis vais prendre des vêtements, traversant mon appartement entièrement en contournant l’Intruse sans Lui prêter plus d’attention que nécessaire.

— Je t’offre une chance de faire pénitence, et tu m’ignore ?

                Je me retourne pour Lui faire face.

— Est-ce que c’est Toi qui m’a tué ? Est-ce que c’était ça, la dette de mon père ?

                Le problème, quand Elle n’a pas de peau, c’est que je ne connais pas Ses réactions. Mais Son ton est faible.

— Oui…

                Je le savais ! Je voudrais lui sauter à la gorge, mais je me contiens.

— Qui devrait s’excuser, dans ce cas ? Le minimum, ce serait que Tu me rendes ma liberté. Mais comme Tu ne le feras pas, je la reprends de force. La seule personne à qui je dois des excuses, c’est Christophe… Tu peux reprendre Tes dons, je n’en veux plus.

                Elle s’approche de moi lentement.

— Tu sais déjà que je ne le peux pas… Tout comme tu sais qu’ils s’éteindront tous seuls quand tu auras réglé ta dette ou parce que tu les auras trop utilisés. C’est le fait de tuer qui les renforce. Et avec ton trajet retour, tu as dû beaucoup consommer de ta puissance.

— Et alors ?

— Alors ? Si je lâchais sur toi mes Quatre, ils auraient tôt fait de te broyer. Où, je pourrais les lâcher sur quelqu’un qui t’est cher.

                Je rigole.

— Oui, prends la vie de ma mère !

                Elle rigole à son tour, et je me fige.

— Prends moi pour une conne. Ta voisine ? Ton absence de réponse en dit long…

                Elle se colle à moi et rabat son capuchon, révélant son visage humain, avant de me murmurer à l’oreille.

— Je t’ai appelé à moi pour tes dix-huit ans parce que je t’observe depuis ta naissance… Je voudrais faire de toi mon époux… Je t’emmènerais à un autre Primordial pour que tu le tues, que tu prennes sa place, et nous serions inséparables… Imagines tout ce qu’on a fait au lit ces dernières années, et penses à quel point je peux me dévergonder si on a l’éternité devant nous.

                Elle essaie de m’embrasser, mais je me recule. Elle s’arrête, et me lèche les lèvres, alors je La saisi délicatement par les épaules pour la repousser gentiment. Du moins, autant que mon énervement le permet.

— L’éternité ne m’intéresse pas. C’est la fin qui rend la vie passionnante. Tant de chose à faire, sans savoir quand ça touchera à sa fin. Alors que fainéant comme je suis, avec l’éternité devant moi je ne me bougerais plus le cul.

                Je me sors des vêtements, un jean et un tee-shirt qui soit sortable. Je ne vais pas mettre une chemise, ça ferait trop rancard… Pendant que je m’habille, Elle m’observe sans s’arrêter.

— Tu as un corps admirablement dessiné maintenant…

— Et couvert de cicatrices aussi.

— C’est de ma faute, ça aussi ?

— Non. J’avais qu’à être plus vigilant.

— Au combat, une erreur peut être fatale.

— Non, je pensais à notre entretien le jour de mon anniversaire. Tu m’as bien entubé ce jour-là. Bravo. Maintenant, si tu le permets, je pars.

                Je me saisis d’une bouteille de vin au passage, et quitte mon appartement pour monter d’un étage. J’étais certain qu’Elle n’apparaitrait pas, mais un bout de moi espérait qu’Elle nous observe. C’était sûrement mesquin, mais la rendre jalouse, c’était aussi la faire souffrir. Et je voulais qu’Elle souffre.

                La soirée avec ma voisine fut exquise, et se prolongea jusqu’au matin. Puis au matin suivant. Et trois mois plus tard, nous emménagions ensemble. Deux ans plus tard, nous passions devant le maire. L’année qui suivit, elle me donna un enfant. Dans les cinq années d’après, elle m’en donna deux de plus.

                De Son côté, Elle ne resta pas inactive non plus. Pestilence emporta ma mère dans un cancer fulgurant. Guerre tua mon père en Afghanistan. Famine eu raison de ma sœur, et Conquête poussa ensuite mon frère à rentrer dans une secte pour laquelle il finit par se sacrifier, littéralement. Leurs enterrements ne me provoquèrent jamais de peine. Mais une colère sourde se mit à grandir en moi, tant et si bien que quand le caveau familial fut fermé une quatrième fois après que mon frère y fut mis, je m’ouvris la main pour rependre mon sang dessus et jurer dans mon sang que ces meurtres ne resteraient pas impunis.

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