En attente de vie
Lorsqu’il a remonté les files de carcasses, il découvre un large champ industriel où des tapis conduisaient les véhicules dans des industries. Il lève les yeux pour lire les sigles inscrits sur la devanture des grands ensembles :
I.C.A.R.
La promesse de cette entreprise était aguichante : transformer la technologie d’hier, recycler ce qui avait déjà été produit.
En avançant le long des tapis, il regarde le flux entrant qu’il connaît bien.
Mais ce qui compte, c’est ce qui ressort de l’industrie. Ils se tiennent par dizaines sous des pergolas, debout sur un tapis, à attendre que la production achève son travail et les laisse prendre vie, animés par l’énergie.
Mais là ils ne sont que des mannequins d’acier recyclé, en attente de vie.
Il n’a jamais aimé leur aspect. Les articulations caoutchouteuses ne mentent pas, ni la surface mate et claire du métal qui recouvre son armature.
 Le problème, c’est la structure du visage, qui essaye de maintenir une certaine distance entre les traits des hommes et une impression de familiarité. Ils ne seront jamais des hommes, mais ils ont été conçus pour susciter une forme de sympathie.
C’est méprisable.
Ils étaient sur le point d’envahir son monde lorsque tout s’est effondré. Ils étaient l’ultime étape de l’automatisation. Mais ils n’ont pas eu l’opportunité d’arriver dans tous les domiciles.
Ce qui aurait signé la fin du travail et des corvées humaines a été avorté par l’épuisement des ressources et les catastrophes associées.
Le Voyageur passe entre les usines. Il regarde les hauts murs qui sont couverts d’une rouille qui effeuille morceau par morceau le métal. Des lambeaux oxydés recouvrent le sol et sont portés par le vent.
Un détail retient l’attention du pénitent. Entre deux tonneaux de ferraille, il a l’impression de voir des filaments clairs bercés par les bourrasques.
L’essentiel d’entre eux se sont détachés de ce qui se révèle être une toile.
Une toile fraîche.
Il s’agenouille devant l’œuvre de la nature. Ses yeux s’écarquillent et ses iris se dilatent tandis qu’il recherche désespérément un mouvement qui ne soit pas dû au vent.
Il serait facile de confondre le bruit des sifflements de la tôle qui résiste aux bourrasques avec des cris, et il serait tout autant aisé de croire qu’une araignée encore vivante a produit cette toile.
Dans l’angle que forment deux tonneaux collés l’un à l’autre, recroquevillée sous ses huit pattes sombres, elle s’est laissée mourir.
Cette scène suffit à faire naître une boule dans sa gorge. Il l’avale et se rappelle qu’il est de son devoir de permettre qu’un jour, ce monde porte la vie.
La chaleur et les palpitations dans le creux de sa main le lui rappellent.
Pour redonner de la lumière à son regard, il entrouvre ses doigts pour observer la graine qui y siège.
Elle est toujours là, mais quelque chose a changé.
Fendue.
Plus ouverte encore qu’avant, sa robe s’est déployée pour laisser sortir un germe violacé, qui s’est glissé dans une des pliures de sa main. Il regarde le germe sillonner entre les coussins de peau, et découvre que là où se termine sa course, une perle sanguinolente se gonfle lentement.
Le germe est rentré dans sa chair.
Désormais, il sent cette chaleur comme ce qu’elle est, une douleur si infime comparée à ce que son corps a appris à encaisser, qu’elle en était devenue chaleureuse.
Il lève son visage de la graine, et regarde la montagne, ses yeux tremblent et vibrent dans leurs orbites. Le pénitent approche ses doigts de la graine, la saisit et tire dessus.
Mais lorsqu’il sent le germe s’arracher de sa peau et le libérer de la chaleur, il s’arrête.
C’est…
… la première fois depuis un an que quelque chose est en train de naître.
Que quelque chose est en train de vivre.
Il ne sait pas ce qu’il en sera de cette graine dans un an, s’il la laisse pousser.
Mais… il sait qu’elle dépérira, s’il la laisse sur le sol sec.
Il a été éduqué à considérer d’abord ses droits sur les choses, inertes comme vivantes. Si cette graine est le don de la seule entité qui a daigné lui accorder la moindre importance…
… qui est-il, pour en rejeter le don ?
Un cancéreux qui a lutté dix ans contre sa maladie, et en est libéré, peut ressentir ce vide existentiel.
Cette bataille conclue, cette trêve gagnée contre un ennemi paraissant invincible.
Mais la victoire a le goût de la fatigue qu’il ne ressentait pas, aidé par l’adrénaline pour mener le combat. La victoire a aussi ce goût d’absence, il n’y a plus d’ennemi à affronter directement, il est désormais en sommeil, là où on ne peut plus l’atteindre.
C’est à la fois l’angoisse de son retour, et l’absence de but, qui tenaillent l’ancien malade.
Si cette graine doit le prendre…
… au moins, il ne sera pas seul jusque-là.
Il serre délicatement le poing, sentant ses doigts recouvrir la graine avec la chaleur qu’elle lui octroie.
Il n’est plus seul.

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