"T'es comme un chien qui pue pas..."

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« Loin au-dessus des nuages, tu y trouveras une cloche. Fais-la sonner. »

Voici les dernières instructions que l’automate de la société I.C.A.R a reçues avant que son propriétaire ne rende l’âme.

La machine n’était pas coutumière du processus d’obsolescence des humains. Elle avait attendu un long, très long moment devant le corps refroidissant de son maître.

Ce n’est que parce qu’elle était programmée pour exécuter les ordres – même ambigus – au bout de dix minutes sans précisions de contexte qu’elle s’était mise à gravir la montagne.

Durant l’ascension, elle repassa le fil des événements récents, et notamment du comportement de son dernier propriétaire.

Il ne s’était jamais présenté quand il l’avait activé. Elle était juste heureuse qu’il ait eu besoin d’elle. Elle l’avait d’abord aidé à marcher – maigre comme il l’était – le long d’un chemin qui ne posait pas de problèmes pour des pieds de fer, mais écorchait ceux de chairs.

Elle ne comprenait pas tout ce qu’il avait pu maugréer. Elle entendait bien les mots, des choses comme « La lumière ne passe pas les nuages opaques… » mais ce n’était jamais des instructions claires. C’était comme ce qu’on appelait des « mots blancs ». Peut-être que ça signifiait quelque chose, mais ça ne permettait pas de faire de lien entre la volonté de son maître et l’exécution quelconque d’une tâche.

Alors elle s’était tue tout le long du voyage. Et l’homme ne s’en plaignait pas, il l’en avait même félicité :

« Les autres boîtes mouftent trop, toi, tu as la décence de la boucler. T’es comme un chien qui pue pas. »

Elle l’avait alors remercié.

Et il lui avait dit de ne pas gâcher le silence.

Alors elle avait obéi.

Après cela, elle demeura silencieuse. Même lorsqu’il s’était effondré au sol, et qu’il avait eu de la peine à se redresser. Elle s’était contentée de l’aider, parce que c’était ce que devait faire une machine quand elle voyait un humain en difficulté.

Il dysfonctionnait. Pas assez de calories pour nourrir ses circuits. Ses articulations rouillées, la surface de sa chair aussi, comme oxydait. Mais on ne peut pas entretenir la peau comme on entretient le métal.

Le robot espérait trouver un site de maintenance organique – un hôpital, comme le lui indiquait sa base de données – mais il n’y avait autour d’eux que des ruines et une terre sèche.

Quand il se posa sur le plateau au versant de la montagne, il demanda de monter la tente, elle s’éxecuta. Une fois la tâche finit, il était rentré dans la tente en se tortillant de douleur, tremblant de tout son long.

Il l’avait regardée puis avait ri.

« Regarde-toi, ruine parmi les ruines, mais c’est moi le plus ruiné, eh eh... »

Le robot s’était regardé du mieux qu’il pouvait, mais l’articulation de son cou ne lui permettait pas de voir autre chose que ses pieds. La machine avait levé ses bras, et découvert de nombreuses traces de soudures maladroites et de réparations malavisées.

Elle ressemblait à un prototype, et en fouillant sa base de données, elle récupéra l’information : elle en était un, capable de fonctionner hors connexion contrairement aux modèles de commerce.

La seule capable d’être en état de marche dans ce nouveau monde.

Le vieil homme se recroquevillait à mesure qu’il souffrait. Elle avait tendu son bras, mais il l’avait refusé d’un geste dédaigneux.

« C’est terminé. Tu vas devoir y aller seule. Désolé. »

Désolé. Quel tort lui avait-il fait ? Elle l’ignorait. Il aurait pu ne jamais l’activer, ne jamais lui donner l’occasion de servir.

Elle aurait pu ne jamais mettre à l’épreuve ses modèles de langage et de comportement qui avaient coûté tant d'eau à ce monde.

Elle voulait juste servir, et il se sentait « Désolé. »

C’était une logique qui était bien trop humaine pour qu’elle comprenne. Ce comportement ne reposait que sur les émotions dont la compréhension lui faisait intrinsèquement défaut.

Il s’était tourné vers elle une nouvelle fois. Ses dents serrées, il avait ordonné :

« Loin au-dessus des nuages, tu y trouveras une cloche. Fais-la sonner. »

Elle se rappelait de tout cela, alors qu’en train de gravir la montagne son programme lui indiquait une fuite d’énergie dans son système.

Il aurait fallu qu’elle parte en maintenance, mais elle n’en avait pas reçu l’ordre.

Elle irait une fois qu’elle aurait accompli sa tâche.

Elle s'arrêta entre deux rochers, son niveau d’énergie au plus bas. Pour accomplir sa mission et se réparer, il lui faudrait d’abord se mettre en mode veille et économie d’énergie.

Elle comptait sur un réparateur itinérant pour la réparer. Une fois opérationnelle, elle irait faire sonner cette cloche qui comptait tant.

Même si cela devait prendre des jours entiers.

Elle ne savait pas que sa réparatrice logeait en elle.

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