Edward-1 (version 0.6)

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En descendant du bus, je ne peux m’empêcher de cogner mon plâtre dans la double porte du véhicule. Première fois que j’en porte un mais j’espère m’y habituer très vite, surtout que c’est le bras gauche ; pas de bol pour un gaucher. Tout cela à cause d’un skateboard de gamin de merde.

À l’hôpital, j’ai choisi un vert identique à mes cheveux car la vie est une couleur, comme disait mon oncle. Si, au début, je trouvais cela sympa, l’odeur de plâtre âcre et humide m’empêche carrément de dormir. C’est fou qu’en médecine, les docteurs emploient le même Plako que celui utilisé en construction, à croire que je suis en rénovation. Pour quatre semaines qu’ils ont dit, dont la première à la maison, sauf pour ce soir où je ne pouvais pas louper la fête de Lalye.

« Bon, c’est où qu’elle habite, la petite riche ? » 

Autour de moi, que d’immenses baraques ! Je regarde l’invitation reçue, sa maison est au numéro 28 et je me trouve au… où sont les numéros ici ? Putain ! Les riches ne possèdent même pas de numéro ?

Je sors mon GSM de la main droite et après quelques secondes, Google Maps m’indique que la résidence est en fin de rue, ce que j’aurais pu deviner par moi-même en suivant simplement les lumières au loin.

Comme je viens d’un petit milieu bourgeois, les piscines et les grands jardins ne m’impressionnent pas. Par contre, la cour d’entrée, les multiples places de stationnement privatif ainsi que les vitraux de trois mètres de haut laisseraient pantois les plus indifférents d’entre nous. Je savais que Lalye vivait dans un autre monde, mais en observant sa baraque, je comprends que son monde fait carrément partie d’un univers différent.

Debout devant la porte, un gamin dont la Rolex vaut aussi cher que la voiture de mes parents discute avec Lalye. Comme d’hab, elle s’est habillée de façon « simple et naturelle », du bleu de la tête au pied, des chaussures cirées à en devenir des miroirs et un accessoire GSM des plus kitsch que je n’aie jamais vus.

Me voyant approcher pour la saluer, elle me dit :

« Edwaaaaaard ! Ah, cool que tu aies pu venir. J’ai hésité à t’envoyer un message pour être sûr que tu sois présent. Cela te fait quand même trois jours d’absence. »

Elle remarque mon bras.

« Ow ! Mais comment tu t’es fait cela ? 

— J’ai trébuché sur un skateboard de gamin dans la rue.

— Ah, mince », grimace-t-elle d’un air très forcé.

Quelque chose me dit que je vais passer mon temps à expliquer ma chute.

« Mais tu sais quoi, on pourra tous le signer. Comme cela, cela te fera un super souvenir.

— Quoi ? Oh non, ça ira.

— Tststs… C’est obligatoire… me dit-elle, tout heureuse d’avoir trouvé une idée idiote.

— On verra ça lundi en classe. Dis-moi, Sean est là ?

— Mmmm oui, je pense. En tout cas, Haha est là, si tu veux qu’elle te prenne en photo. Allez ! Amuse-toi bien. »

Et elle me laisse en plan afin d’accueillir d’autres amis.

Comme quiconque arrivant dans une soirée, je prends la direction d’un des bars pour siroter un punch. En observant la populace, je me rends compte à quel point l’école possède un grand nombre d’élèves, mais aussi des gamins trop jeunes pour être présents ici.

Quand j’entends une voix bien commune hurler au loin.

« PAS VRAI, LES GARS… YEEAAAAHHHH ».

Il s’agit sans aucun doute de Max qui est encore en pleine forme. Il a lancé un concours de bras de fer et est en passe de le gagner. Je me déplace un peu pour aller voir, comme nombre d’autres collégiens subjugués par la rotondité de ces muscles. Si les jeunes sont impressionnés, moi j’ai un petit sourire en observant Mathilde qui râle, ce qui est une habitude quand Max la laisse en plan… et c’est drôle.

Personnellement, et si on oublie le côté idiot, je trouve Max assez laid car trop musclé. Non ! Mon goût va plutôt vers l’androgyne, comme un Brian ou un Sean que je vois passer au loin dans le jardin; et cela tombe bien, c’est tout spécialement pour discuter avec ce dernier que je suis venu ce soir. Malheureusement, à sa tête, je devine qu’il est de nouveau dans un mauvais jour. Va-t-il m’éviter de la même manière qu’il l’a fait en début de semaine ? Une seule façon de le savoir.

Je souhaite aller le rejoindre, mais suis bloqué par la foule qui est venue admirer le concours de bras de fer. Après quelques instants, il est quasiment impossible de voir dehors ou de sortir sans gêner tout le monde. Je décide de rebrousser chemin et de passer par le jardin.

Malheureusement, dans le hall, je tombe sur la seule personne que je ne voulais pas croiser avant d’avoir parlé à Sean : Haha, sa copine ; ou son ex, je suppose maintenant.

Toujours en casquette, elle a un fort côté garçon manqué, et son unique amour connu de tous est la photo. Elle a souvent un appareil sur elle, même à l’école, et mis à part son aspect un peu froid, c’est une fille très chouette. Plusieurs fois, j’ai fantasmé sur elle en me l’imaginant en garçon qui se cache pour… pour qu’importe, mais c’est peut-être pour cela aussi que Sean est sorti avec.

Je me demande comment elle a pris la nouvelle ?

Elle passe à côté de moi en me lançant juste un « salut ». Un doute me traverse l’esprit ; Sean lui a parlé, non ? Je suis étonné et m’arrête.

« Haha ? »

Elle se retourne. J’hésite… Mmmm… non… Pas ici, pas maintenant, pas à moi de lui annoncer, mais est-elle au moins au courant ?

« T’aurais pas… vu… Sean ? » Pfff, pourquoi je dis cela, je viens de l’apercevoir.

Mes mots sont difficiles et je m’attends à une réaction violente, mais c’est une Haha neutre d’émotion qui me répond.

« De loin. Il doit trainer quelque part à essayer de prendre des photos. T’as essayé près de l’aquarium au fond du jardin ? »


Quoi ? Mais cela voudrait dire que… Et la conversation de mardi soir ?

« Non. Et par contre pour… des photos, tu as dit ?

— Oui, je lui ai lancé un défi. Faire des photos de la soirée avec mon Kodak, vu qu’il veut absolument m’accompagner en Grèce. On verra s’il a du talent. »

Mais il part pour finir ? Je croyais… Sean, t’aurais pu lui parler ! C’est grave et elle doit savoir. Tu m’avais promis de le lui dire. Tu ne peux pas la laisser comme cela. Ce n’est pas Mathilde, c’est Haha, elle mérite la vérité.

« Oki merci… euh… Je vais aller voir à l’aquarium », dis-je, triste.

Haha continue son parcours comme si de rien n’était, et moi, le mien.

Dans la cour intérieure, plusieurs amis prennent de mes nouvelles. Évidemment, cela ne loupe pas, mon bras est l’attraction numéro un des conversations. Sérieux, je veux bien que cela soit un événement en soi, mais les gens n’ont-ils aucune imagination pour me demander sans cesse comment c’est arrivé ? S’attendent-ils réellement à autre chose qu’une chute ?

« Oh écoutez, c’est arrivé bêtement en me battant avec le dernier tyrannosaure vivant. »

Pfff… M’enfin, je suis quand même content d’être au centre des conversations, même s’ils sont bourrés alors que la fête ne fait que commencer.


Un peu plus loin, sous le pont reliant la maison principale au bâtiment secondaire, des groupes boivent, fument et discutent. Beaucoup ne me disent rien mais des visages comme ceux de Garry et ses amis ont une réputation qui dépasse leur collège. J’espère qu’ils resteront sages sans distribuer leur poudre blanche tous azimuts.

Enfin, deux têtes que je connais traversent la rue et se dirigent directement vers les jardins, il s’agit de Fred et d’Aline. Un peu étonnée de me voir, cette dernière me fait un signe de la main comme si elle était gênée d’être là. Fred remarquant son geste fait de même.

Si Aline est la gentille petite fille sympa avec un grand cœur exclusivement réservé pour la planète (Sean l’embête toujours avec cela, d’ailleurs), Fred est le rat de la classe. Il écoute tout, rassemble les informations et les utilise quand il en a besoin, quitte à faire souffrir les gens.

Ce type est un enfoiré. Il a été jusqu’à créer un compte fictif sur Facebook pour poster anonymement des nus de son ex, Sandra. Ironiquement, le compte s’appelle « Le Corbeau ».

Officiellement, personne ne connait l’identité de celui qui se cache derrière, mais toute la classe est au courant que lui et Sandra sortaient ensemble. Il n’a pas supporté la séparation, elle n’a pas supporté les photos et elle a changé d’école. Je ne comprends pas comment Aline accepte d’être son amie jusqu’à s’asseoir à côté de lui en classe.

Je regarde ma montre, il est maintenant 22 heures 30. En voulant rejoindre l’aquarium, je passe devant le jacuzzi extérieur qui est rempli de filles et de garçons, dont Max (il n’était pas dans l’autre bassin il y a dix minutes, lui ?) Y sont aussi présents ses deux compères, dont Brian… en caleçon. Oh mon dieu, le beau gosse !


Contrairement à Max ou à Seb, il ne prend pas de stéroïdes. En piscine athlétique, il faut être filiforme, élancé et souple, tout l’inverse des deux autres. Son caleçon lui colle à la peau et me laisse sans voix. Je suis allé une fois à la salle de sport, espérant quelque chose de plus croustillant avec lui, mais malheureusement son truc à lui, ce sont les nichons.

« Edwin, tu t’es cassé le bras ? » m’interpelle Max.

J’hésite mais me rapproche. J’ai de la chance, depuis que j’ai essayé de soulever des poids devant lui, il arrive à retenir la première lettre de mon prénom.

« C’est Edward ! Et rien ne t’échappe pour le bras », répondis-je en fixant Brian (qui lui avait les yeux rivés sur la poitrine de Marie, une fille de 5e).

La conversation est débile, ce qui est normal venant d’un idiot bodybuildé ; mais je reste courtois. Après quelques instants, je lui demande

« T’aurais pas vu Sean ?

— Qui ?

— Sean, le mec de Haha.

— Haha a un mec ? Il soulève combien à la salle ?

— Depuis quelques mois ; et il ne fait pas de sport. Il a un certificat. 

— C’est pas un mec alors… » me dit-il.

Pfff. Voyant que je n’obtiendrai rien, je m’en vais.

« Tu veux pas nous rejoindre ? » me demande une fille seule. « Non merci », et je me dirige vers l’aquarium, en espérant trouver celui que je cherche.

La cabane au fond du jardin a des allures de maison de campagne en feu. La fumée s’y échappe des interstices ou par gros paquets quand la porte s’ouvre. C’est ici qu’il y a une des plus grandes concentrations de jeunes. Tout autour, des couples s’embrassent, tous déchirés, avec les veines de leurs yeux dilatées.

Je vais pour éviter un tandem mais quelqu’un me fait signe de faire attention où je marche. Je regarde par terre et remarque une flaque de gerbe.

« Ah, déjà…

— Ouais ! Y en a une qui n’a pas tenu la longueur » me répond l’un des junkies.

À l’intérieur, pas de Sean, mais je demande à tout hasard.

« Salut les gars, vous auriez pas vu un type blond avec des spikes dans les cheveux ? »

Un des gars tire sur son joint avant de me répondre.

« Il était là y a vingt minutes. Il s’est engueulé avec une fille bien foutue et est parti. »

Pensant que je n’obtiendrai rien de plus, je m’apprête à quitter les lieux, mais l’un des gars me retient.

« Ed ! Cela fait longtemps ! Prends une place, t’as bien cinq minutes ? »

La voix me dit quelque chose, mais j’ai du mal à distinguer ses traits. Après quelques instants à plisser les yeux, je reconnais Jeffrey, mon ex. Nous sommes sortis ensemble fin d’année passée, mais notre couple n’a pas survécu à son échec scolaire. Je suis heureux de voir qu’il tient la main d’un autre étudiant, et je suis son conseil en prenant place.

Son nouveau petit ami est dans sa classe, il s’appelle Kuti et ne parle pas français. Un joint tourne pendant que j’écoute les histoires de cul de chacun, même de certains qui me sont inconnus. Au bout de quelques minutes, un des fumeurs me lâche que Sean est venu ici avec une fille qui semblait être sa copine. M’étonnerait que Haha rentre dans un aquarium, elle n’en a ni le caractère, ni l’immaturité. Alors je demande des précisions : la fille avait un piercing au nombril et était très dénudée. Jeffrey et moi répondons en même temps : « Mathilde !! »

À ce que je comprends, elle a essayé une approche avec Sean mais il l’a repoussée. Putain, Math…

Pour le reste, rien de bien important, mis à part que je dois réexpliquer la raison de mon plâtre au bras. Sur la fin, avant que je ne décide de partir, Jeffrey me demande comment je vais.

Je réponds que cela peut aller.

Puis il me demande si je suis en couple.

Je lui réponds que j’en sais rien.

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