Aline-3 (version 0.6)

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En ouvrant les yeux ce mercredi matin, je ne sais pas pourquoi, mais la première pensée qui me vient est la journée de merde que je vais probablement passer.

J’attrape mes lunettes pliées sur ma petite commode puis m’étends de tout mon long pour atteindre l’interrupteur. Avec mes vêtements et mes cours qui trainent n’importe où, sans la lumière de l’ampoule grésillante, je risquerais de trébucher.

Je saisis ma jupe brune de la veille (elle a une petite tache mais pas grave) et descends à la salle de bain me laver les dents. Quand je vois ma tête dans le miroir, même moi, je ne me ferais pas confiance. Mes cheveux sont un peu luisants et me disent qu’il serait temps de les savonner. Pourtant, je décide de natter deux tresses de chaque côté, cela économisera de l’eau.

Ce qu’il y a de plus emmerdant avec l’école (au-delà du fait que c’est une école de bourges et que je la déteste), c’est l’obligation de présence. Mon grand frère est parti l’année passée suivre des études d’ingé à l’univ, il m’a raconté que rien ne le contraignait à être présent. Personne pour vous contrôler, personne pour vous rappeler à l’ordre, aucun journal de classe à remplir et que des matières que vous aimez… J’ai hâte de commencer mes études d’ingécolo pour enfin goûter à la liberté.

Dans le garage, casque sur la tête, je checke une dernière fois mon vélo d’une quinzaine d’années chiné sur une brocante avant de l’enfourcher pour rejoindre l’établissement scolaire. Les freins produisent un drôle de bruit et il a fallu remplacer une roue, mais cela ne m’inquiète pas plus que cela.

Allez ! C’est parti pour trente minutes de sport et d’obstacles car la ville n’est pas un endroit vélo-friendly. Il est quasi impossible de rester en vie si on n’est pas vigilant. La maire, madame Iotah, est une idiote sans nom qui ne comprend rien aux enjeux climatiques. Elle a fait supprimer un quart des bus (en arguant des raisons budgétaires) et a laissé place au pick-up et autres quatre-quatre polluants. Je n’ai pas voté pour elle à mes premières élections, mais elle a quand même été réélue. Ville de bourges, ville de cons.

Le collège n’est pas mieux. Le parking-vélo est rempli de scooters, à tel point qu’il est quasi impossible d’y accrocher le mien ; c’est du grand n’importe quoi. On est plusieurs à militer dans le cercle d’écologie (que j’ai moi-même créé l’année passée), mais impossible de faire changer d’avis l’administration. Pourquoi du papier neuf pour les examens et pas du papier recyclé ? Il n’y a aucune poubelle recyclable et les bâtiments sont horriblement déperditifs… chaque fois, nous montons des dossiers et chaque fois, on nous dit qu’il y a des sujets plus essentiels. À croire que notre vie du futur a moins d’importance que notre vie actuelle.

Alors, je vise moins grand. J’essaie simplement de faire adopter un comportement responsable à mes camarades de classe ; mission quasi impossible quand on connait Lalye ou pire, des connards comme Sean qui prennent un malin plaisir à tout défaire.

Sean, c’est mon antagoniste. Toujours à me faire des croche-pieds et me traiter de « mocheté »… Alors que lui-même n’est pas spécialement beau, ni même musclé. En plus, depuis quelque temps, il s’est sculpté des pics dans ses cheveux pour se donner un genre. Je trouve cela horrible.

Mais ce n’est pas tout, il n’a aucune fibre écologique, pire, il pense que c’est un complot et s’amuse à ne pas trier ses déchets devant moi. C’est un pauvre type dont je me suis souvent dit qu’il finirait seul ; jusqu’à ce que j’apprenne que lui et Haha sont ensemble. Alors d’accord, c’est Haha, la « bizarre » de la classe, et OK, elle est totalement garçon manqué, mais qu’est-ce qu’elle lui trouve ? Et pourquoi il est casé et moi pas ?

Ça m’a fait mal ce jour-là, je l’aurais écrasé si je conduisais autre chose qu’un vélo. C’est à ce moment que Fred et moi sommes devenus très amis. Il m’a écoutée sans me juger et depuis, je le vois comme mon grand frère parti de la maison. D’ailleurs, je trouve qu’il en a un petit air, c’est peut-être pour cela que je l’apprécie.

En classe, tout le monde (à part moi bien sûr) l’appelle le « freak », mais c’est le seul qui m’aime au moins un peu, ou du moins n’a pas peur de moi, de ma façon de m’habiller ou de mes pensées politiques. C’est aussi l’un des rares à qui je peux me confier. Quand j’ai dit que je trouvais Max beau et intelligent, il n’a pas bronché, ni même souri. Je sais que Fred fait de temps en temps des coups tordus, mais qui n’en ferait pas dans ce milieu ?

L’un des premiers cours de la journée est donné par monsieur Gilltot, un jeune professeur de mathématiques ayant à peine quelques années d’expérience mais amoureux de son travail. Nous avons terminé hier par maths, commençons aujourd’hui par maths, à croire que la vie n’est que maths. Heureusement qu’il est super sympa et pense à nous. Hier par exemple, il nous a laissés partir plus tôt.

Depuis la remise des résultats, son cours est surtout focalisé sur les révisions en vue de l’examen. Il distribue un paquet de feuilles d’exercices à chacun d’entre nous puis nous laisse le reste du temps pour les résoudre tous. Ni une ni deux, je prends mon bic et je commence à remplir.

Au bout de quelques minutes, je zyeute la copie mon voisin Fred, il n’a encore rien fait et préfère passer son temps sur son GSM à la vue de tous. Étonnée, je regarde autour de moi. Beaucoup font pareil. Ne savent-ils pas l’importance des révisions ?

Mathilde pose une question et se fait remballer par le prof, tant mieux.

Sean débarque à l’improviste, je l’avais quasi oublié celui-là. À sa tête, il doit être un peu malade et j’espère qu’il ne me donnera pas ses microbes, ce n’est pas le moment. Mais au moins, il n’a pas eu le temps de m’embêter ce matin. Que je rêve d’être l’année prochaine et ne plus jamais devoir le supporter !

Enfin la cloche sonne, annonçant la fin du cours. J’en profite pour relire mes notes, même si c’est difficile avec le bruit de fond. Les intercours, c’est toujours la merde. Pourquoi, parce qu’un prof s’en va, les élèves se sentent-ils soudainement libres et obligés de parler fort, voire de crier, comme par exemple Mathilde qui ne peut pas s’empêcher de sortir de la classe de façon tonitruante ?

Et le mercredi, entre maths et anglais, c’est encore pire car la prof a toujours plusieurs minutes de retard. Je tourne la tête et Sean est dans ses bras, comme s’il était à bout. Le seul moment où il la relève est quand Lalye vient l’interrompre pour lui demander des informations. Elle a sous le bras un rouleau et dans sa main un sac en plastique assez lourd. Qu’est-ce qu’elle a encore amené ?

« Dis Sean, quand aurai-je des nouvelles de l’association ? » demande-t-elle.

Association ? Qu’est-ce que ce truc ? Oh, pas mes oignons.

Je continue à relire et à m’assurer que mes notes sont complètes parce que le cours de maths est un des plus difficiles. Rien que le travail de fin d’année m’a pris un temps dingue, je pensais vraiment le rater mais par chance, j’ai obtenu 10.5 sur 20. J’étais super contente, probablement le plus beau jour de ma vie.

Lalye quitte notre rangée et se dirige vers le tableau, mais c’est au tour de Fred de discuter avec Sean. Enfin discuter… c’est Fred qui parle, ou plutôt l’apostrophe. Je tourne la tête et vois monsieur « Pics dans les cheveux pour se donner un genre » se crisper.

D’habitude, quand Fred emmerde, ça passe plus ou moins bien (sauf une fois, j’ai pas tout compris), mais ici, quelque chose ne va pas chez Sean. Son visage est marqué, comme si on venait de lui tirer dessus. Il a de la rancœur, et la haine se lit dans ses yeux, une haine honnête dirigée vers soi-même qu’on a tous lorsqu’on échoue.

Tout comme Ed derrière qui a aussi vu que la bouilloire bout, je veux dire à Fred de se calmer et de laisser tomber, mais nous n’en avons tout simplement pas le temps.

Sean se rue sur Fred avec les poings fermés. Fred se défend et attrape le polo de son assaillant d’une main, tandis que de l’autre lui rend coup pour coup. Je suis repoussée, et écrasée entre Fred et le mur de la classe, espérant ne pas me prendre une balle perdue. Je retiens mes lunettes comme je peux sur mon visage, souhaitant que cela s’arrête au plus vite.

De ma vision excentrée, j’observe Mathilde horrifiée revenant du couloir, elle crie :

« Max ! Mais fais quelque chose !

— Quoi ? Hein, d’accord ! », répond-il.

Mathilde et Max… Alors, ces deux-là !

La rumeur dit qu’ils sont le couple glamour de l’école. La vérité est que Mathilde n’a aucun respect pour ce pauvre Max, alors qu’il fait tous les efforts du monde pour être un mec modèle. Miss Salope (avec un grand S) s’envoie les garçons par paquets de 12, tels des œufs non bio qu’on achète en grande surface.

Au début, je pensais : « non mais elle s’amuse » ou « elle fait semblant ». Mais un jour, je l’ai surprise derrière un arbre avec Seb, un des amis proches de Max. Il avait le froc baissé, elle était occupée ; il gloussait, elle souriait. Quelle pute ! Faire cela à Max !

J’en ai parlé à Fred car j’hésitais à le révéler au premier intéressé, mais il m’a conseillé de ne rien dire parce qu’il savait aussi pour d’autres ; mais pas pour Seb. Il m’a raconté, je l’ai écouté, écoeurée de ce que j’entendais, et c’est comme cela que j’ai appris quel est le vrai visage de Mathilde. Honteux ! Alors que ce pauvre Max se force à ne rien voir pour ne pas souffrir. Cela doit être dur pour lui. Lui qui passe tant de temps en salle à sculpter son beau corps. Qu’est-ce que Mathilde lui procure ? Je lui apporterais cent fois plus, si seulement il me regardait.

Ici par exemple, dès que Mathilde l’a prévenu, il ne lui a fallu que dix secondes pour séparer Sean et Fred avec ses biceps tout gonflés sous son t-shirt… mmmm ! Au moins, j’aurai vu cela et cela pourrait être une bonne journée si juste après, Lalye, ne criait pas d’une voix aiguë :

« ECOUTEZ-MOI ? »

On se retourne tous, même ceux qui se battent et même moi toujours coincée contre le mur. La petite riche se tient sur l’estrade en bois où se situe le bureau du prof avec dans son dos une affiche contenant son visage dans un joli cœur bleu. Il y est écrit en grand « Soirée chez moi, vous êtes tous invités » avec en dessous un événement Facebook.

Si au début je suis un peu déroutée, j’accepte l’idée avec joie. Et d’ailleurs, même certains enseignants nous ont conseillé de nous aérer avant la période de stress qui nous attend bientôt.

J’espère juste qu’elle ne me fera pas subir ce qu’elle m’a infligé à la dernière sortie, où elle avait invité toute la classe dans un resto où il y avait de la viande à tous les plats. En tant que végétarienne, ça m’a bien fait chier. Mais le pire est qu’elle a cru que si je ne mangeais pas de viande, c’était par pauvreté. Elle est venue me prendre la main devant tout le monde, me disant qu’elle m’offrait mon repas… Quelle c… ! J’ai jamais eu aussi honte. Si seulement elle faisait cela par méchanceté, mais non, elle n’en a pas conscience, elle pensait vraiment accomplir une bonne action.

C’était horrible, mais toujours moins atroce que les insultes et coups fourrés de Sean tous les matins.

La récré arrive sans prévenir tellement le cours d’anglais passe vite ; entre la soirée chez Lalye et Sean qui est devenu le centre d’intérêt de la classe, rien dans les rich tailors ne m’intéresse.

Sean est d’ailleurs le premier à sortir sans crier gare, suivi de tous les autres. Durant la pause de 11 heures, seul Fred et moi avons l’habitude de rester à l’intérieur, lui par flemme, moi par solitude. Ed fait pareil de temps en temps, comme aujourd’hui, même s’il ne dit mot excepté quand Lalye le rejoint pour le supplier de venir à sa soirée.

J’écoute d’une oreille, réfléchissant à la réponse la plus appropriée lorsqu’elle viendra me voir. Un simple « merci » devrait être OK. Elle remet un petit flyer à Ed et se retourne vers le tableau. J’attends qu’elle nous en propose aussi un (que je ne prendrai pas pour ne pas polluer) car c’est tout de même cool d’être convié, même si c’est par une illuminée.

Elle passe devant nous… et sort sans même me regarder.

Silence.

Quoi ? Oh non, mais… pourquoi ? Ça y est, ça recommence, j’ai l’impression d’être en primaire, quand les autres enfants refusaient de m’inviter en me lâchant : « Toi, je ne t’invite pas parce que je ne t’aime pas. » Putain, j’espère qu’ils sont morts ces connards. Qu’est-ce que j’en ai pleuré à l’époque, et ici pareil. Pas Lalye ! Mathilde, j’aurais compris, mais elle…

« Elle ne nous a pas invités », dis-je à Fred après qu’Ed a pris ses affaires et quitté la classe.

« Si, elle l’a fait. Elle a dit à tout le monde qu’on était tous invités.

— Oui, mais elle ne nous a pas donné de flyer.

— Je croyais que tu refusais tous les déchets.

— Oui, mais toi, non. Et t’en as pas reçu.

— J’ai pas dit que j’y allais.

— T’y vas pas ?

— Chais pas. Tu voulais ?

— Oui, si j’étais invitée.

— Si je n’avais été qu’aux soirées pour lesquelles j’avais reçu une invitation “officielle”, crois-moi, j’en aurais pas beaucoup fait. Si tu veux y aller, vas-y !

— Si Lalye ne veut pas, je ne vais pas m’imposer.

— Ce sera probablement une immense baraque. Tu ne la croiseras même pas.

— Oui, mais si elle ne veut pas…

— Justement, si elle ne veut pas, vas-y, me dit-il en se grattant la joue. Je vais prendre l’air, je reviens. »

Et je me retrouve en classe… seule.

Le soir chez moi, pas moyen de m’enlever de la tête la scène où Lalye nous snobe. Fred a peut-être raison, je me fais des idées. Et puis, même si c’est le cas comme il dit, elle va faire quoi, appeler la garde ?

Je regarde le fil d’actu sur le groupe Facebook. Lalye y a posé son affiche, Plus que cela, elle l’a mis dans tous les groupes liés à l’école. Ce n’est pas une soirée qu’elle organise, c’est un projet X. Innocemment, je like.

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