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Il y a des choses dont je n'ai jamais aimé parler. Quand je suis devenue adulte, j'ai compris au bout de quelques jours que je n'aimerais pas parler de cette partie de ma vie.

J’attends mon car depuis 10h en lisant L’étranger pour la s’conde fois.

Grand cagnard. Crève tous d’chaud ici-bas. Dix imbéciles dans un abribus. Moi au milieu. Même les pages fondent dans mes mains, papier brûlant. Faut qu’j’achète l’vinyle de James Delleck si j’y pense. Un couple échange à propos de la réforme de la sécurité sociale et j’suis d’accord avec l’un des deux. Pis faudrait songer à installer une fontaine d’eau (ou d’vodka) dans la gare routière ; j’écrirai une lettre au maire qu’il lira s’il a l’temps. Le connard à ma gauche avoue à ce qui semble être sa mère qu’il voudrait bien enfanter si la technologie le lui permettrait.

Le bus débarque mais ce n’est pas lui.

Le troupeau se lève. Au début, ils étaient dix. Là, on est plus que minoritaire, faudrait réfléchir à changer le titre même si je risque de voter blanc. Voilà, maintenant, on est six. Le type qui voudrait être une typesse continue d’expliquer sa fragilité et moi, je me retiens toujours de me gausser. Vais me faire repérer, je crois bien. Rester calme. Rester normal.

M’attrape une clémentine qui traînait sur une branche de l’arbre à clémentines. Paraît que y’a un arrêté municipal pour interdire de chaparder les fruits des plantations publiques mais eh, est-ce que j’ai la tête d’une gonzesse qui va leur demander leur avis ?

Non !

Alors bon.

Un autre bus arrive et c’est celui-là, que je sache. Bordel. Oh, non. Non. Bondé. C’est noir de monde comment disent les droitards. On va encore avoir du souci. Évidemment. Bah oui, y’a plus d’place. Les cinq qu’y gueulent. Un groupe de trois, un groupe de deux et y’a qu’une place restante. La fameuse place unique tant convoitée. Du coup, le bus risque d’repartir.

Fais suer, vraiment.

- Hé, cette fille-là, elle est toute seule !

Qui c’est qui s’fout de… ?

- Chauffeur ! Elle est seule celle-ci.

Mais qu’est-ce qu’y me veut ce con d’Axel ?

D’où est-ce qu’y sort, déjà ?

D’une plaque d’égout ?

L’est tombé du ciel ?

L’était caché sous le car ?

Il sent la lavande. ‘Fin, j’veux dire, il empeste la lavande c’con.

Le maître-cocher réplique :

- Y reste une place.

- Elle est seule que j’vous dis. (Faut… changer l’sonotone… j’sais pas…).

- Bah… qu’elle monte…

- Bah, montez mademoiselle.

L’est rien gonflé c’ui-ci. On est dans le même cours d’culture générale, faudrait tâcher de faire un effort parce que y’a d’la mauvaise volonté là. Puis qu’y s’occupe d’son derche, pas besoin de lui moi. J’étais justement en train d’imaginer quelle était la tournure de phrase la plus correcte… pour signaler… ma situation, voilà tout. M’a coupé dans mes pensées ce con. Puis maintenant, tout le monde m’zieute, c’est malin.

Oui.

Bah.

Je vais faire ce que vous, les pas chanceux, vous ne pouvez faire !

Regardez-bien, vous allez être dégoûtés.

C’est ça d’avoir une vie sociale : lorsque l’car arrive et qu’y reste plus qu’une place, vous êtes baisés.

Bon bah, j’y vais. Allez, salut.

J’monte les marches, voilà. Très bien. J’sors ma carte, parfait. Je cherche la fameuse place, tout va bien. À côté d’un ventripotent endormi, les mains jointes sur le bidou. Ça bave. L’est marrant.

Je regarde par la fenêtre : Axel s’est reculé, il est dans l’abribus, debout et il attend quelque chose en mirant le vide devant lui. Le bus démarre sous les injures et les protestations de ceux restés sur le trottoir.

J’essaie de lire.

Ce bus me pète les burnes, le bordel décalque toute la région avant d’arriver à Bormes.

Je tousse en descendant du bus. Doit être la clope.

J’me sens un peu désarmée. Sais pas pourquoi. Je sens juste ça. Bon. En route comme disent les jeunes.

Toujours un cagnard aussi imposant que Magalie. Si je m’suicide pas d’ici-là, le soleil m’trouvera. On sera tous là, par terre, sur le goudron, sur l’herbe, sur le sable, sur l’carrelage, sur les galets, allongés sur le dos, à dessécher. Nos chairs se détacheront douloureusement sous le joug de la fournaise, torturées par ses immarcescibles rayons, jusqu’à s’évaporer, juste comme ça. Des squelettes brûlants semés au gré du vent. Des bambins, des vieux, des jeunes, des entre deux âges, des qui savent pas trop, des qui pensent que c’est passé trop vite, beaucoup d’gens.

M’arrête dans la superette devant chez l’pater, juste pour m’acheter une bière fraîche que je descends en vitesse. Ce con n’aura que du café, comme d’ordinaire. Peut-être, là aussi y’a de la mauvaise volonté.

Deux arabes me sifflent. Je soupire.

M’enfin, bref. Je soupire, quoi. Je soupire.

Je sonne chez l’pater.

Le pater m’ouvre.

Gigantesque câlin du pater, j’en ai des vertiges. Veut me faire un café. Ben voyons…

On s’assoie. Y prend encore ses cachetons, l’a dû avoir la flemme de les cacher cette fois-ci. Peut-être qu’aujourd’hui, juste… voilà, ça suffisait. Même si la boite de lexomils sur la table basse devant la téloche, c’est suspect. J’dis pas il est coupable, je dis c’est curieux.

Le pater me parle de tout et de rien mais surtout de rien, comme d’ordinaire. J’sais pas bien quoi lui répondre.

- Tu devrais peut-être voir ta mère, tu sais.

Non.

- Non.

- Écoute…

- Je sais qu’elle est malade mais… ça change pas des masses.

- Non mais… je veux dire… ça empire. Et ça pourrait te concerner…

Je reste éloignée de l’appât.

- Qu’est-ce tu veux dire ?

- J’ai pas tout imprimé non plus mais les médecins m’ont appelé y’a pas longtemps.

- Pourquoi tu t’fais suer à continuer de… juste… d’être au courant de son existence ?

- Victoire…

C’est vrai, je suis pas d’accord.

Faut qu’il arrête de se plaindre lui aussi. Gars, si t’avais juste ravalé ta pitié, t’aurais pas à te sentir mal. T’aurais même pas à juste oser m’parler d’cette salope.

- Elle t’a porté pendant neuf mois.

- Et…

- Non, ne fais pas la liste. Je la connais. Je sais. J’en ai chié autant que toi.

- T’en as chié bien pire. C’est pour ça que j’te dis ça.

- C’est pas aussi simple Victoire… c’est juste… j’te le dis si jamais tu veux la voir… elle est à Sainte-Marguerite, à Marseille et forcément, les visites sont autorisées.

- Arrête. J’te l’redis encore une fois, un parent fait tout pour son gosse. Point. S’il faut aller le chercher à l’autre coin du patelin, à l’autre coin du pays, du continent, du monde, de la galaxie même s’tu veux, il le fait. Terminé. Je veux rien entendre. C’est pas au gamin de retourner chialer, c’est au parent de venir s’excuser. Et encore, s’il a assez de honte pour s’en croire légitime. C’est pas donné à tout le monde, crois-moi bien. Faut du courage pour l’assumer celle-ci.

- C’est bon, Victoire, je l’connais ton couplet.

J’me masse les yeux nerveusement. M’allume une clope.

- Seulement, c’est pas évident, voilà. J’te dis juste quelque chose de pourtant simple, t’en fais ce que tu veux… ta mère est là-bas, maintenant. Et ça pourrait te concerner parce que… enfin, ses médecins te l’expliqueront mieux que moi. Voilà. Je t’en dis pas plus pour éviter que tu renverses la table de rage.

Ce type ne se respecte pas.

Dehors, des mouettes se marrent. Le pater m’demande quand est-ce que je lui présente un garçon. J’ui dis pas d’main matin. Pas lui ramener Frédéric, quand même. Faut que j’arrête de lui parler, d’ailleurs, à c’ui-ci. Vraiment. Faut que j’le fasse. Bon. J’vais bifurquer sur mes études et ça ira très bien.

On mange un peu avec le pater mais pas beaucoup. Y met les informations. Chirac est encore descendu dans la France profonde, boire des canons avec le bas-peuple, les couilles posées sur toutes les tables de son passage. Y m’fait rire ce con. C’est un escroc mais un escroc sympathique.

Envie de boire, moi, du coup. J’quitte le pater en lui disant que je reviendrais quand je pourrais.

Vais faire un tour sur le port pour regarder les mouettes et les petits crabes sur l’sable. Dessine des conneries avec un bâton. Des trucs vraiment trop cons. Me mets en tailleur et sors mon bloc-notes et je dessine. Je dessine un peu. Ce qu’il y a devant ma tronche. Des vagues, des zozios et tout le toutim. Je voudrais vraiment me remettre à la peinture.

Me touche sous la douche mais ça m’fait trop rien. Préfère qu’un garçon me mette des doigts. Des doigts de poète, de romancier, de guitariste, de peintre ou de dessinateur plutôt que des doigts d’imbéciles en phase terminale. J’ai beau m’caresser d’partout, les seins, le cul, bien savonnée, toute trempée… non, vraiment.

Qu’un connard passionné vienne entre mes fesses, par pitié.

Que je me fasse prendre par son génie.

Que je puisse le pomper pour ses valeurs.

Qu’il me remplisse d’un sublime.

On se serre, on s’enlace, on se meurt puis, un jour, un baiser princier sur une plage ronde vous rappelle à la vie.

Me sèche frustrée puis j’crois que j’vais aller m’éteindre devant la téloche.

Y’a un feuilleton débile comme ça devrait pas être légal qui s’passe à Marseille. J’reconnais des endroits. Sans déconner… c’est quand même plus intéressant que Céline chez les danois, y’a pas chier. Dans vos gueules, Arte. L’aurez pas volé, au passage.

Après, ça cause de la constitution européenne ou une connerie dans le même style. Paraît que ce petit con de Sarkozy raconte des carabistouilles dans les coulisses d’avant ses conférences. Encore des faux attentats ; un mec a bavé sur des forums comme quoi il se préparait à dézinguer le maximum de gens dans son université, ce qui n’est pas bien sympathique, mais en fait, c’était une blague. Moi, je trouve ça rigolo.

J’prends mes anxiolytiques pour avoir envie de dormir. Fume un joint pour dénicher la motivation d’écrire un peu. J’écris. Mal à la main au bout d’un moment mais pas bien grave.

J’vais me servir un peu de vodka, tiens. Mais avant, j’dois dégueuler mon café j’crois bien.

Voilà qui est fait.

Dieu que j’aimerais le cracher dans la baie de Galway…

Hm. J’ai pas la dalle, là. Je voudrais avoir la dalle. Et ça vient pas. M’assoie dans un coin du salon et j’repense à tous les rêves dont j’me souviens et dans lesquels je meurs qui sont, sans que je puisse expliquer pourquoi, mes préférés. Et je trouve ça drôle que ce soit aussi triste.

Je reste là. Bouge pas. Ici, ça va. Ici, c’est bien. Tranquille. On s’y f’rait presque.

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