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Réveil.

Marrant comment les secrets voyagent ; je commence à me demander si je serais pas en train de me noyer.

Veux pas déjeuner.

Aujourd’hui, j’dois surtout terminer mon inscription pédagogique. Sinon, j’aurais que six matières sur huit dans mon emploi du temps. Ce serait trop con…

J’allume une clope, sur le rebord de la fenêtre du salon, contre le mur et avec la radio à mes pieds. Le vieux Juppé parle beaucoup mais de rien. Quelqu’un répond que c’est la loi du marché et un autre quelqu’un parle des avoirs fiduciaires dans la corrélation des capitaux d’urgence et que du coup, c’est la panique. « C’est cela, oui » réplique un troisième quelqu’un. Je regarde mes mains qui tremblent. Les premières notes d’Everybody’s gotta learn sometime de Moby (je crois) mais je change de station pour Je suis venu te dire que je m’en vais.

Pas de courrier hier. Pas encore aujourd’hui. Peut-être demain.

Je vais à l’arrêt de bus. Me sens affreuse. Deux minutes assise le derche sur le rebord du trottoir à enchaîner des clopes.

- La fac ne s’arrange pas !

Me dit Francis pendant qu’on descend du bus avant de m’expliquer la haine qu’il porte au corps enseignant en général et puis à nos semblables aussi. Peux pas lui donner tort, à vrai dire ; le restaurant universitaire sert du carton réchauffé, des rats baisent dans les appartements étudiants, les manifestations ont le goût du capitalisme bienveillant, deux professeurs d’économie ont été viré pour attouchements (sexuels) et l’hymne du campus s’appelle « Pour la différence ». Francis m’parle d’sa copine avec qui y cause par webcams interposées même si ça fait mal à la carte bleue. Soupir. Y s’voient souvent, après les cours, parfois lui-même y court pour la revoir, se connecter et puis lui envoyer des cœurs filaires. Même qu’elle est trop belle, surtout quand elle s’déshabille, que ses seins brillent et tout le toutim. J’regarde derrière moi mécaniquement. Y m’dit que parfois, c’est étrange car il sent son parfum. Me masse les yeux. Elle est de Rennes et passe un master en biologie marine, elle adore les jeux vidéo et même Star Trek mais surtout pas Deep Space Nine. C’est con, quand la connexion s’casse, faut rallumer tout le bordel pour revoir à quel point qu’elle est belle. Même avec ses comédons, son obésité morbide et ses cheveux gras, ça, c’est pas grave. J’m’écarte en allumant une clope. Y rajoute qu’il va en amphi pour le cours de littérature latine et demande si je le suis alors je réponds que je dois partir de mon côté. Je traverse toute l’université, depuis le parking de l’entrée sud jusqu’à l’UFR Lettres avec ses dépressifs aux roulées et ses péronnelles de compétition qui rêvent d’enseigner à des p’tits basanés qui leur cracheront dans les yeux.

- Oh non… encore…

Un étudiant avec lunettes ovales, bomber bleu et pantalon bordeaux remarque que des gens ont collé des affiches « Nabe a raison » par-dessus celles qui montraient un poulet déprimé d’aller à l’abattoir. Quoique c’était peut-être « Pour une Europe plus libre ». Ou alors le poulet tristoune. J’sais plus.

Sinon, une fille s’est suicidée pendant l’été, en tout cas, ça doit être ça vu qu’elle a le droit à une plaque commémorative dans le hall du bâtiment qui dit ça. Et aussi pour qu’elle puisse se souvenir en bas qu’elle aura traîné ici avant de se dire que ce serait pas dégueulasse de clamser comme projet. J’m’approche du mur où la plaque est placardée et lève la main pour y toucher son verre spéculaire. Mon reflet m’observe curieusement. L’auteur renifle derrière-moi, assis tout en haut de l’escalier qui monte à l’administration. J’le suis.

Je toque à la porte du bureau dit pédagogique mais personne répond. Bah v’la autre chose.

Je me dis qu’il faut que je pense à payer mon loyer. Fatche de con.

Ça fait dix minutes que j’attends, assise contre le mur, à lire L’art de la guerre mais ça s’termine vite alors j’enchaîne avec L’Âge du Christ. J’arrête rapidement. J’regarde les carreaux à terre et commence à promener mes doigts dessus. Il y a des cailloux minuscules de ciment parfois. Vraiment minuscules. Une fourmi passe et semble porter le monde à bout de bras. C’est curieux. Et la fourmi, elle ne s’arrête pas, la fourmi. La v’là qui escalade mes pompes pour rejoindre le coin de la pièce.

Je me relève pour regarder par la fenêtre, ce qu’il se passe du côté de la zone commercial.

Quelqu’un me tape dans le dos, c’est Scarlett avec son t-shirt David Bowie qui me fait la bise et puis qui s’en va. Je hausse les épaules en me demandant si je ne devrais pas juste me tirer. Après tout.

Finalement, une connasse arrive et ouvre le bureau sans dire ni merde ni bonjour ni pardon. Je baisse la tête. La porte s’ouvre, j’entre et demande à faire mon inscription pédagogique s’il vous plaît. Hein ? Encore ? Bah quoi encore ? Vous l’aviez pas déjà faite ? Beh non. Mais vous vous êtes inscrite tard ! Ah bon ? C’était pas jusqu’à fin septembre ? Oui mais ? J’avais pas l’fric pour les frais d’inscription, c’est tout. Mais vous avez manqué trois semaines ! Ah ! Vous pouvez me faire mon inscription pédagogique alors ? Victoire. Maréchal. Oui. En Lettres. Ouais, exactement. Une année de plus en moins, ouais. Oui, oui, je sais. Anglois. Ouais, anglais. Anglais ! Merci. Et… bah, ouais, cinéma. M’enfin… ouais, cinéma. Quoi ? C’est tout ? Mais pourquoi j’ai pas pu l’faire quand j’ai casqué ? Vous m’faites déplacer pour des prunes là ! Hein ? Euh… bah ouais, en littérature latine normalement. Oui. Effectivement. Ouais, bah, j’y vais, ça va. J’y vais. Et dites, quand est-ce que j’vais m’faire rembourser l’grisbi qu’j’ai aligné ? Le pognon, j’veux dire. Oui, quand mon dossier d’bourse sera validé mais… justement… quand ? Oh, vous m’emmerdez. Parfaitement. Eh bah, appelle-là ta hiérarchie…

Tsss.

En littérature latine, j’décide de sortir de l’amphi.

Le parc de l’université. J’recroise Scarlett avec son t-shirt David Bowie qui me resalue et que je resalue aussi. J’ouvre le clapet d’mon téléphone pour constater que Frédéric ne m’a pas encore répondu pour ce soir. Fume une clope même si j’en ai pas envie et vais à la bibliothèque pour me faire couler un café au distributeur.

Mes p’tits sous ne passent pas. Un mec rigole derrière-moi. Grand, beau avec un sourire brisé. Il me confie que ça arrive souvent et me refile un jeton. Me dit qu’avec ceux du Leclerc pour les caddies, ça marche même si ça paraît fou. J’essaie et oui, ça fonctionne, la machine a cru que j’avais foutu deux euros dans le bordel. Le gars m’conseille d’profiter qu’ils le crament pas avant que ça soit réparé. Je sais pas quoi dire à part merci. J’le laisse passer pour qu’il prenne un café à son tour mais je sais pas, je pense que ça n’augure rien de bon si je lui demande son prénom et ce qu’il branle dans cet enfer moderne. Il a un sweat Trainspotting et des lunettes rondes qui lui refilent un vague air de Milo Thatch. Je regardais la K7 avec mon père.

J’fais un pas en arrière puis deux puis j’dis au revoir et je sors de la bibliothèque avec mon café que je n’bois pas. Je fais semblant d’attendre. Me souviens que j’suis affreuse alors je détalle de là.

J’achète un siromino à la machine de l’UFR Lettres et un sachet de ficello, le fromage trop rigolo. Daniel ne comprend pas ceux qu’y boivent leur café froid et Damien me demande ce que je foutais pendant tout ce temps. Quelqu’un passe avec des chaussures qui respirent…

Je sors de chez Frédéric et je me rends compte que je n’ai pas fumé la cigarette qu’il m’a donnée après m’avoir joui dans le dos. Je fouille dans ma sacoche et paraît heureuse, dans la flaque d’eau croupie, de n’avoir rien oublié. Presque pas graillé de la journée, faut que je mange quelque chose. Un clochard martiniquais avec une casquette Von Dutch devant le domac. J’le rejoins et lui demande s’il veut un truc puisque je vais m’acheter du singe. J’attends peut-être vingt minutes dans la foule en pensant à des choses et puis j’ressors avec deux douiches et des frites.

- Ah mais tu sais vraiment, c’est gentil.

- Normal.

Le type pose sa bectance sur la boîte aux lettres de la pharmacie fermée, forcément, à cette heure-ci.

Quelle heure est-il ?

- Non mais vraiment, merci infiniment ! Mais comment toi-même, tu ne manges pas hé ?

- Si, si.

J’attrape d’la boustifaille au fond du sac que j’enfourne dans ma bouche. Me tend un joint. Je tire dessus et sens comme une sale brûlure dans ma gorge. Bordel, l’est chargé comme un chalutier l’bazar. Je fixe le sol. En tout cas, y r’met bien le skateur sur sa board ! Je tire encore deux fois dessus et j’le rends à mon nouveau coupaing qui me demande d’le garder. Alors je continue de fumer. L’auteur descend du toit par la gouttière, bondit au sol et me dit qu’allez, fais tourner. Après une tafe, je prends brusquement de l’altitude.

- Ah, toi, t’es tombé sur la boulette ou c’est comment ?

- J’crois, ouais…

Je préfère ça que d’m’en prendre une dans le cul, bordel.

- Ah ! C’est le meilleur moment, ça, y’a pas de doute. C’était… euh… peut-être la semaine d’avant, deux gars qui font la police, y sont venus pour me bloquer. Oula, ces gens ne blaguent pas, hé. Y m’ont dit que monsieur, vous pouvez pas rester ici, présentation des papiers d’identité. Alors là, vraiment, non, c’est exagéré, c’est exagéré. Je te dis, faut être prudent. Ouh, très prudent. J’avais un ami, un original, la face en travaux, on aurait dit un assassin, un violeur de chèvres. Mais y’avait des rumeurs, non ? Ouh, quelle histoire ça aussi. Chaque fois, il était avec le fauteuil électrique, non ? Qui avance avec la… le… le joystick, le joystick ! Et en plus, y demande aux gens, vous pouvez me pousser là et là et là, mais comment ? Le soir, y marche avec son caddie pour faire le dodo sur la plage, non, ça n’est pas sérieux. Non mais lui, il avait déconné, c’est ça le problème. On dormait dans le même garage et c’est-à-dire la police arrivée par les fissures, un film de science-fiction. C’était parce qu’il avait couru cul nu devant une voiture de la police, oui. Le sang était chaud quoi. J’ai réfléchi, j’ai dit non c’est trop. C’est-à-dire, je suis allé le voir pour lui demander d’aérer comme disait mon papa parce que… là, c’est la mauvaise volonté, c’est la mauvaise volonté… Y me faisait trop les problèmes. C’était devenu un… comment… un opposant. C’est pour ça, moi, j’ai dit, vraiment… quand tu fais la rue, faut être très prudent. Vraiment, les fréquentations, c’est ça le problème dans la rue. Après, la France me dit mais comment vous-même vous faites rien ? Je réponds non, je fais moins que ça, c’est la vérité. Faut dire la vérité. Moi, à la base, je fais le théâtre, tu comprends ?

- … Hun hun.

- Non, garde le pétard, c’est bon. C’est-à-dire, je partage normalement le pétard qu’avec ma fille elle-même, tu comprends ou pas ? Bon, elle a seize ans, ça va. C’est-à-dire, c’est parce que tu m’as aidé que moi, je t’aide aussi.

J’me sens conne d’avoir perdu cinq balles.

- Je crois que je vais essayer de rentrer…

- Tu vas y arriver ou c’est comment ?

- Oui…

- Si jamais y’a un… un gars qui vient te chicoter, tu me dis, y va dormir seulement. Non, je suis un bon bagarreur.

- Je… d’accord… merci…

- Non, non, c’est moi-même qui te remercie, toi.

Devant la télévision, je regarde, comme beaucoup de monde je crois, cette vidéo où le type décapite un autre type en direct. Un journaliste parle d’un mineur isolé et son voisin raconte qu’il disait toujours bonjour. Mais lequel ? Je décide d’éteindre la télévision.

Je repense à Gabin et je me dis qu’il me manque. Mais ça fait longtemps avec Gabin. Oui, très longtemps, oui. Forcément, ouais… on peut… pas dire le contraire. Ça fait longtemps.

Il était pas gentil mais… tellement dingue de ma pomme et moi… je sais pas… il était si brillant… c’était… c’était y’a longtemps.

Longtemps, je me suis couchée de bonheur.

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